La France réorganise sa réflexion stratégique avec la création du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique (CSFRS). Parmi les militaires, les idées avancent, comme en témoigne un article volontiers provocateur du capitaine de corvette Luc Savoyant paru dans la Revue de Défense nationale de juillet 2009 : Renoncer à la dissuasion nucléaire ?
Il fallait oser. L'auteur, stagiaire au CJD, manifeste une bonne connaissance des traités et des organisations internationales qui se soucient de la prolifération nucléaire. Sa thèse, bien écrite, peut être résumée de la façon suivante : la dissuasion nucléaire française est actuellement l'objet d'un large consensus en France, elle est prise en considération dans le monde et lui donne accès à des instances internationales comme le Conseil de sécurité de l'Onu. Mais il faut reconnaître qu'elle est inefficace face aux terrorismes, aux menaces non étatiques et au risque de prolifération nucléaire. Cette prolifération étant le plus grand danger que court le monde, la France pourrait faire école en prenant l'initiative de renoncer à sa dissuasion nucléaire en échange de garanties sur son maintien dans les instances internationales.
C'est l'argument prophétique , qui a été souvent exposé par certains milieux intellectuels généralement classés à gauche, l'exemple de la France étant censé avoir un effet multiplicatif parmi les nations non encore dotées de l'arme nucléaire. Mais l'auteur de l'article, qui se défend d'un angélisme dénoncé par Hubert Védrine, ne manque pas d'y tomber lui même. Car qui peut croire aujourd'hui que la voix de la France est assez écoutée pour échanger des positions aussi importantes que son siège dans des organismes internationaux contre l'abandon d'une force de frappe discutable à bien des égards.
Cet article, accepté par le ministère de la Défense pour avoir été publié dans la Revue de Défense nationale, est-il un ballon d'essai en vue d'un infléchissement de la doctrine de la dissuasion nucléaire française ? Si c'était le cas, il serait intéressant de proposer quelques aménagements conduisant à des économies substantielles.
Après la dissuasion
Il faut rappeler quelques étapes de cette doctrine, qui n'a jamais été sérieusement discutée en France. La dotation de l'arme nucléaire – bombe et lanceur – a été voulue par tous les gouvernements de la IVe et de la Ve République pour affirmer la capacité militaire de la France. À l'époque de l'affrontement des deux blocs américain et soviétique, la difficulté était de trouver une justification pour l'armement très secondaire d'un pays ne disposant ni de la richesse ni de l'espace comme les États continents . La notion de dissuasion proportionnelle fut inventée. Elle consiste à prétendre qu'un État serait dissuadé d'attaquer un État plus faible si ce dernier est capable d'infliger au premier des dégâts de l'importance de sa propre valeur. La justesse de cette théorie n'a jamais pu être démontrée, et heureusement, car elle repose sur une appréciation de la valeur d'un pays dont il bien difficile d'établir qu'elle relève d'une démarche unique et rationnelle. La dissuasion française a-t-elle jamais eu son effet sur l'Union soviétique ?
Cette doctrine a été corrigée en introduisant des étapes dites préstratégiques , c'est-à-dire la préconisation de l'emploi tactique en cas d'invasion par des forces terrestres. Encore fallait-il veiller à la susceptibilité des alliés (l'Allemagne en l'occurrence), qui n'appréciaient guère d'être considérés comme des terrains possibles pour l'utilisation d'armes tactiques nucléaires.
En réalité, la dissuasion française n'a pris de la valeur et de l'importance que dans le monde actuel, caractérisé par la fin de l'opposition bloc à bloc et la possession de quelques armes par des pays secondaires du Golfe persique (Israël, demain l'Iran) ou de l'Asie (Inde, Pakistan). On peut toutefois s'interroger sur la nécessité de maintenir une composante marine prête à intervenir à tout moment sur ordre direct du président de la République. Cette disposition, qui pouvait avoir sa justification quand on craignait une attaque surprise sur notre propre sol, devient superfétatoire quand on peut raisonnablement prévoir des délais devant la montée d'une tension internationale.
La justification d'un article tel que celui du capitaine de corvette Savoyant pourrait apparaître comme préparatoire des esprits au renoncement des deux SNLE en permanence à la mer, ce qui coûte fort cher à la défense nationale. Il devrait largement suffire de demander à la Marine de prévoir un sous-marin prêt à prendre la mer dans un délai très bref (à la Marine de déterminer le meilleur temps possible) à partir d'un port de l'Atlantique ou de la Méditerranée. La France devrait en tirer des économies substantielles.
*Marc de Lacoste Lareymondie est ancien officier de l'armée de terre, physicien, docteur en philosophie des sciences, a été l'un des principaux responsables des travaux ayant conduit au premier essai nucléaire français en 1960. A publié Mirages et réalités : l'arme nucléaire française (SERP).
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