Ah les braves gens ! Ils s'embrassaient le 24 janvier 2003 en buvant une coupe de champagne, après avoir palabré durant neuf jours à Linas Marcoussis : pour les journalistes, la paix est désormais assurée en Côte d'Ivoire et on peut maintenant s'occuper des choses sérieuses, l'Irak et les États-Unis d'abord.

Mais le président Chirac et son ministre des Affaires étrangères sont-ils dupes de la duplicité de leurs interlocuteurs ? En tous cas, le sac de notre ambassade et de nombreux bâtiments d'Abidjan appartenant à des Français devraient nous inciter tous à la prudence. De même que trop de nos compatriotes accusent les Américains d'être la cause de tous les maux de la terre, pour les Ivoiriens, que nous agissions ou que nous nous abstenions, la France a toujours tort !

Ce n'est pas d'aujourd'hui, et ce n'est pas par hasard que la Côte d'Ivoire, longtemps considérée comme l'exemple d'une décolonisation à la française particulièrement réussie, se débat dans de graves difficultés. La Côte d'Ivoire fut une des plus anciennes colonies française de l'Ouest Africain. Elle est entourée de voisins misérables vivant sous des dictatures dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne sont pas très éclairées. Comme ces dictateurs se prétendent socialistes, cela n'émeut plus personne. Au Libéria, Charles Taylor déclencha en 1989 une guerre civile qui fit au minimum 150 000 morts et qui contraignit à l'exil 2 millions de personnes, dont la moitié au moins en Côte d'Ivoire.

La Haute-Volta, devenue Burkina Fasso, naquit en 1921, par découpage du Soudan français. Dissoute en 1932 pour des raisons d'économie, elle fut recréée en 1947 à partir de morceaux de la Côte d'Ivoire, du Soudan et du Niger. C'est un des pays les plus pauvres du monde, qui a lui aussi fourni une abondante émigration vers la Côte d'Ivoire. Depuis 1960, les coups d'état militaires se sont succédés au Burkina. Si le dictateur Blaise Compaoré est toujours en place, avec le mélange de propos gauchistes et de totalitarisme implacable dont l'Afrique a le secret, ce pays a toujours entretenu des revendications territoriales envers ses voisins. Notons que Charles Taylor, Blaise Compaoré et Laurent Gbagbo furent les enfants chéris des socialistes français, prompts à pardonner leur " peccadilles ", pourvu qu'ils tiennent un langage socialistement et tiers-mondialistement correct...

La Côte d'Ivoire est un territoire africain peuplé d'environ 16 millions d'habitants, partagés entre 80 ethnies, pour une superficie de 323.000 kilomètres carrés. Au nord sahélien et musulman, s'oppose un sud forestier, de tradition païenne, aujourd'hui chrétien. Depuis l'indépendance, en 1960, la Côte d'Ivoire a essentiellement misé sur l'agriculture et les exportations de cacao et de café, une industrie légère, une économie administrée qui laissait place à un important secteur privé. Félix Houphouët-Boigny menait une politique prudente. Pour éviter les coups d'État qui n'épargnaient pas ses voisins, il fit de son armée une sorte de gendarmerie peu efficace, destinée au maintien de l'ordre public.

Aussi longtemps que les produits agricoles se vendaient bien, tout allait pour le mieux. Après 1978, et surtout depuis 1990, les crises se sont succédées : dès que les cours du cacao ou du café s'effondrent, c'est le marasme économique et politique assuré en Côte d'Ivoire. Dès 1990, le Fonds Monétaire International (FMI) exigea de sérieuses réformes : austérité budgétaire, limitation du nombre de fonctionnaires et de leurs salaires, privatisations des filières du cacao et du café.

Houphouët-Boigny accepta le multipartisme dès cette époque.

Malheureusement, comme partout en Afrique, c'est sur des bases tribales que s'organisèrent les principaux partis : le PDCI rassemble les sudistes ; le FPI, les chrétiens de l'ouest, et le RDR les musulmans du nord. Pour tout aggraver, les successeurs d'Houphouët-Boigny crurent astucieux d'adopter des mesures discriminatoires envers les étrangers, ou prétendus tels : remise en cause du droit de propriété, de la nationalité d'anciens fonctionnaires et élus etc. Le droit de vote, et donc d'être élu, fut refusé à Alassane Ouattara, ancien premier ministre, et à une partie des musulmans du nord, soupçonnés d'être des Burkinabés.

En 1999, ce fut le coup d'État du général Gueï, la suspension de l'aide internationale : depuis la violence n'a pas cessé. Elle a explosé depuis septembre 2002. Des déserteurs soutenus par le Burkina Fasso ont envahi la partie nord du pays : avec l'aide de quelques politiciens, ils ont formé un Mouvement Patriotique de Côte d'Ivoire, des bandes soutenues par Blaise Compaoré et Charles Taylor ont envahi l'ouest (Mouvement Populaire Ivoirien du Grand Ouest-MPIGO, et Mouvement pour la Justice et la Paix-MJP). L'armée ivoirienne a fait preuve de son incompétence et de son manque de combativité. Les trois camps ont allègrement massacré des civils et commis de multiples exactions. Près de 2500 militaires français tentent d'arrêter la progression des rebelles, et de protéger la population, dont 25.000 civils français.

Dès le 26 janvier au matin, des manifestations antifrançaises étaient organisées par les partisans du président Gbagbo : il est difficile de croire à des mouvements spontanés, tant la police et la gendarmerie locale regardaient les casseurs d'un oeil complaisant.

Les Ivoiriens du sud n'acceptent pas de devoir partager le pouvoir avec les gens du nord ou de l'ouest. Le gouvernement d'union nationale prévu par les accords limite considérablement les pouvoirs de Laurent Gbagbo. Le regroupement des forces en présence, le désarmement des belligérants et la création d'une armée intègre et attachée aux valeurs républicaines n'ira pas de soi. La traduction des responsables d'atteintes graves aux droits de l'homme devant la justice pénale internationale sera difficile.

Il ne faut pas se faire d'illusions : les coopérants et l'armée française sont en Côte d'Ivoire pour longtemps, et leur tâche ne sera pas aisée.

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