*[Document] - Discours de clôture de Christine Boutin, ministre du Logement, au colloque du Forum des Républicains sociaux et du Cercle Lamartine, collège des Bernardins 10 octobre 2008.

 

Monseigneur,
Monsieur le Président du Parlement européen,
Monsieur le ministre,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs, chers amis,
C'est une profonde joie pour moi de clôturer cette journée dans ce cadre.
Il y a peu, Sa Sainteté le pape Benoît XVI marquait de sa présence et de son verbe, la vocation du collège des Bernardins comme espace de recherche et de débat pour l'Église et la société, autour de la question de l'Homme et de son avenir . Ce discours au monde de la culture marquera profondément la France, comme le passage à Paris de Jean-Paul II en 1981 avait marqué une génération par son interpellation : France, fille aînée de l'Église, qu'as-tu fait des promesses de ton baptême ?
Au terme d'une journée riche d'échanges et de propositions, alors que les comparaisons européennes nous ont permis de souligner la force et la cohérence de notre vision de l'homme et du monde, je souhaite lancer un appel aux chrétiens pour qu'ils reprennent la parole.
J'ai la conviction que nous vivons actuellement la vraie fin du XXe siècle. Après la chute de Berlin, c'est la chute d'un second mur qui nous précipite dans un monde fragilisé.
En effet, l'actuelle crise financière, nous le savons tous, cache une crise plus profonde. Penser que l'on peut en sortir uniquement par des plans économiques, c'est ignorer la profondeur de cette crise. On traite alors le symptôme, mais on laisse le mal s'aggraver. On oublie que la relation financière se fonde sur une relation entre des personnes concrètes. On oublie que le crédit repose sur un rapport de confiance, non seulement confiance entre le créancier et le débiteur, mais aussi une confiance en l'avenir. La spéculation sur les subprimes a fait comme si ces réalités humaines n'existaient pas, comme si nous étions en face d'une immense machine à sous qui par sa propre mécanique avait le pouvoir de faire gagner à tout le monde le jackpot. Derrière cela, pourtant, il y a souvent un homme qui a cru au paradis de la consommation, et un autre homme qui, s'appuyant sur cette croyance, a cru à la capacité du premier, malgré son indigence, à lui rembourser sa dette avec des intérêts copieux. Si je vous rappelle cela, c'est pour insister sur le fait que derrière ces problèmes financiers, il y a une question de crédit, c'est-à-dire de croyance, de confiance, et que derrière les problèmes politiques, désormais, dans ce domaine aussi bien que dans le domaine bioéthique, il y a des questions anthropologiques majeures.
La crise financière, à vrai dire, est une crise de l'espérance. Le progressisme est moribond. L'utopie d'une société parfaite a montré son pouvoir de planifier des ravages au nom de la bonne cause. Mais la perte de toute visée audacieuse induit à son tour un laisser-aller devant d'autres ravages. Face aux horreurs du totalitarisme au XXe siècle, la politique voulut à raison se faire plus modeste et plus humaine. Mais elle s'est trop souvent crue quitte en ne gérant que les affaires courantes. De l'orgueil totalitaire, elle est tombée dans la frilosité gestionnaire. Elle n'a plus eu d'autre but que de fournir des articles de divertissement, pour tromper notre angoisse devant la perte de sens. Mais la croissance économique sans autre but qu'elle-même a elle aussi fait long feu. L'aggravation des inégalités, la menace d'un désastre écologique, la possibilité de détruire ou de faire muter l'espèce humaine, nous placent dans une situation unique et nouvelle : Y aura-t-il encore un avenir ? À quoi bon encore œuvrer pour le long terme et pour le bien commun ?
C'est là que se dresse un autre danger visant à combler faussement le vide actuel : celui du fondamentalisme religieux. Le désespoir quant à l'avenir laisse la place à des propositions irrationnelles, fanatiques, qui accusent la laïcité et rêve de théocratie. Le Ciel de ce fanatisme s'oppose au Supermarché du consumérisme, mais c'est un Super-Ciel à trop bon marché, précisément. C'est un Ciel qui méprise la terre, l'histoire et la liberté concrète des individus.
Et c'est ici que, pour les chrétiens, l'audace en politique devient aujourd'hui une urgence. Parce qu'ils croient à l'accord profond de la foi et de la raison, ils sont ennemis aussi bien du fidéisme des fondamentalistes que du rationalisme étroit des antireligieux. Les chrétiens sont capables de faire une proposition qui ne tombe ni dans un fanatisme violent ni dans un consumérisme insensé. Les chrétiens peuvent témoigner d'un sens qui en dépassant ce monde permet d'œuvrer dans ce monde non pas comme un prédateur mais comme un intendant attentif et fidèle. Les chrétiens peuvent, ils doivent même, sauver la laïcité aujourd'hui menacée de toute part.
On oublie trop souvent que le terme laïc est issu du droit canon de l'Église, et qu'il s'oppose au terme clerc . Le pouvoir laïc se distingue du pouvoir clérical, et l'Église a toujours reconnu par là l'autonomie du pouvoir laïc pour gérer la Cité temporelle, dans la mesure où ce pouvoir ne nie pas les droits fondamentaux, et notamment l'ouverture foncière de l'homme à la transcendance. Que se passe-t-il avec le laïcisme, c'est-à-dire avec cette laïcité négative, qui s'oppose à toute religion comme obscurantiste ? Ce laïcisme ne permet plus qu'on réponde de manière raisonnable au besoin humain de transcendance. Et c'est pourquoi il se condamne lui-même. Ou bien il est détruit de l'extérieur, parce que des formes fanatiques et pour le coup vraiment obscurantistes prennent en charge ce besoin de transcendance et s'efforcent dès lors de renverser la République. Ou bien il est détruit de l'intérieur, en se contredisant lui-même : puisqu'il n'est plus capable de se penser par distinction d'avec un pouvoir clérical légitime, il se cléricalise lui-même, et l'on tombe dans la religion de la laïcité, dans le fanatisme d'un laïcisme qui possède ses propres chapelles, son propre clergé, et prononce ses terribles excommunications. Voilà pourquoi lors de son passage à l'Elysée Benoît XVI nous invitait non pas à renoncer à la laïcité, mais à la repenser, à la refonder sur ses bases historiques, c'est-à-dire sur ces racines chrétiennes de la France et de l'Europe tout entière, qui plongent dans la distinction évangélique entre ce qui appartient à César et ce qui appartient à Dieu. Voilà pourquoi l'engagement politique des chrétiens reste plus que jamais d'actualité.
Bien sûr, le chrétien en politique a peur qu'on lui colle une étiquette, que son discours s'en trouve disqualifié : parce qu'il est chrétien, il porterait des valeurs moins universelles que le non-chrétien ; parce qu'il est chrétien, il chercherait l'évangélisation plus que le bien commun temporel. On l'accuse ainsi d'être à la fois étroit et double, partial et hypocrite. Or, qui pourrait nier que certains ont mérité cette accusation, et que nous la mériterions encore si nous ne savions pas assez distinguer l'ordre du politique de l'ordre du religieux ?
Cependant, si distinguer n'est pas confondre, c'est aussi ne pas séparer. Nous pouvons reprendre ici une terminologie chère à Jacques Maritain : par rapport aux finalités propres de la Cité temporelle, il ne faut sans doute pas agir en tant que chrétien, mais il faut toujours agir en chrétien, c'est-à-dire laisser la bonté évangélique, l'espérance du royaume et l'amour du prochain imprégner tous nos actes, de manière vivante, et non par des harangues, et en ne rognant pas sur la compétence scientifique et technique. Agir en chrétien, c'est en parole et en acte mettre partout en avant des réalités essentielles et non-négociables, qui donnent sens à la vie de tout homme.
La défense de ces réalités est pour nous d'abord motivée par la foi. Mais, en politique, cette défense s'opère à travers la raison et le dialogue. Le chrétien sait que l'Etat est par nature laïc. Il sait aussi que la raison a été créée par Dieu, et qu'elle est donc pour lui, avec lui. C'est pourquoi il doit toujours être un passionné de la raison et ne jamais se lasser du dialogue véritable.
Ces réalités essentielles et non-négociables dont nous parlons sont déjà au fondement de la civilisation européenne. Si elles sont contestées aujourd'hui, c'est en raison d'une conception dualiste, disent les philosophes, qui posent la liberté et la nature comme deux puissances contraires. En s'opposant à la nature, que ce soit la nature extérieure ou la nature humaine, la liberté finit par les traiter comme des matériaux, et par couper la branche sur laquelle elle fleurit. Cette conception dualiste aboutit donc à une conception technocratique du pouvoir individuel ou collectif. De là la perte du sens des destinées humaines qui se jouent derrière l'économie ; de là cette vie humaine/inhumaine qui, derrière l'exaltation de la liberté individuelle, se trouve livrée à toutes les manipulations. Contre cette tendance négatrice, le chrétien en politique ne peut qu'insister sur ces exigences qui ont irrigué la culture de l'Europe. Ces exigences peuvent se résumer à cinq valeurs communes :

  1. La dignité de la personne humaine, laquelle ne peut être réduite à un moyen de profit ni être le rouage d'une quelconque planification.
  2. L'amour du prochain, c'est-à-dire l'attention spéciale aux plus pauvres, mais aussi la vocation des riches, et de ceux qui ont le talent de s'enrichir, de veiller à la redistribution équitable des richesses ainsi acquises.
  3. Le sens de l'histoire, c'est-à-dire la reconnaissance de l'épaisseur charnelle de l'homme, de ses appartenances historiques, contre l'idéologie d'un individu abstrait et auto-constitué.
  4. Le sens de la laïcité, contre toute tentation théocratique aussi bien que laïciste.
  5. Le sens de la création, à savoir que la terre nous a été confiée, et que nous avons à voir en elle, non pas un simple matériau manipulable à notre guise, mais un don qui possède son ordre propre et que nous devons respecter pour être à notre tour véritablement créatif.

C'est enfin ce sens du don qui est essentiel et qui se fonde sur l'espérance chrétienne. Car pour sortir de la logique désespérée du profit immédiat, il faut entrer dans la logique de l'espérance. Celui qui espère prend patience, accueille l'autre, respecte le réel, ne veut pas le plier à ses étroites catégories. Mais surtout celui qui espère ne craint pas de donner sa vie pour ceux qu'il aime. C'est à partir de l'espérance, je le crois fermement, que peut renaître dans toute sa vigueur le sens politique du bien commun.
Comme responsable politique, connue pour ses convictions chrétiennes au sein d'un pays comme la France, je lance un appel à l'engagement des chrétiens en politique.
Qu'une pensée universelle comme celle de Marcel Gauchet nous appelle au civisme chrétien doit nous alerter. Je ne résiste pas à vous remémorer ses propos : à partir du moment où les chrétiens sont entrés dans la démocratie, où ils n'ont plus la prétention de détenir le dernier mot sur l'ordre de la vie collective, une influence considérable leur est ouverte dans la manifestation des valeurs et des options qui leur paraissent bonnes pour la vie dans la cité.
Il y a en France des chrétiens qui ont perdu l'habitude de faire part de leurs attentes et de leurs expériences, alors qu'elles sont riches et fécondes. Il y a des responsables politiques qui ne sont pas bloqués dans une idéologie, qui sont en recherche de solutions pour faire naître le monde nouveau que l'on voit poindre. Je serai celle qui permet la rencontre, qui provoque l'échange, tant il est vrai que la créativité ne découle ni des statistiques ni de tel ou tel ratio économique.
La réussite de cette première réunion du Cercle Lamartine est un moment fondateur pour le renouveau de la pensée politique chrétienne en Europe... Dorénavant, ce rendez-vous de créativité politique sera bi-annuel, en mobilisant et visitant les différents pays européens. Pour être plus précis, notre ami Cyril Svoboda, ministre tchèque ici présent, m'a confirmé que notre prochain rendez-vous aura lieu dès le mois d'avril prochain à Prague.
Il nous reste simplement à départager nos amis irlandais, néerlandais et slovaques qui ont déjà postulé pour organiser la troisième édition, dès l'automne 2009.
Notre époque connaît sans aucun doute, un moment particulier de bascule d'un monde à l'autre. Nous savons que les crises profondes sont aussi l'occasion de finaliser des mutations délicates mais nécessaires. Un monde ancien s'écroule. Un monde nouveau est à construire. Nous devons y prendre toute notre part. Nous devons faire de cette mutation une renaissance. Nous devons construire cette politique de civilisation qui rendra nos sociétés modernes, équilibrées et humaines !
Avec vous, je sais que nous en serons les artisans !
Christine Boutin
[Seul le prononcé fait foi.]