À Rennes, saint Jean Paul II écrasé et recoté : comment se fabriquent les idoles financières

Comment se lance, se finance et s'enrichit une oeuvre d'art contemporain ? Tout un art, que le collectionneur avisé François Pinault maîtrise à la perfection. Avec le concours des acteurs indispensables à la provocation. Décryptage d'un cas d'école : "Jean-Paul II écrasé par une météorite", relancé à Rennes.

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JEAN-PAUL II, superstar unanime à Rennes ! Avec l’arrivée dans la cathédrale St-Pierre des reliques du pape canonisé le 27 avril, l’archevêché, la municipalité, les institutions culturelles de la capitale bretonne, communient dans la même ferveur au souvenir du pontife polonais. Tous font cause et com’ commune à travers l’exposition « Libre ! » [1], en hommage à la vie et l’œuvre du nouveau saint. Le collectionneur français François Pinault y expose un de ses chefs d’œuvre du Financial Art : « Le Pape écrasé par une météorite » ou Nona Hora, inaugurée ce 10 juin par les notables de la ville.

 L'archevêque a parlé de « provocation… salutaire » ! Salutaire pour les âmes ? Ou pour la cote ? L’œuvre fait date en effet dans l’histoire financière de l’art. En 1999, le galeriste Emmanuel Perrotin se rend dans l’atelier d’un sculpteur de grand métier, Daniel Druet. Il est accompagné de l’auteur contemporain Maurizio Cattelan qui ne réalise jamais d’œuvres lui-même. « Pas d’atelier, juste un téléphone ! » Telle est sa devise ! Ils viennent passer commande. Ils veulent le pape Jean Paul II grandeur nature, façon musée Grévin. Ni maquette ni projet écrit ou dessiné : au praticien d’aviser.

Quelques mois plus tard, le premier exemplaire de l’œuvre est exposé et acheté à la Foire de Bâle par un collectionneur discret. Un deuxième exemplaire appartenant à François Pinault fait son apparition à Londres en l’Académie Royale, pour l’exposition « Apocalypse ». En mai 2001, le premier exemplaire vendu à Bâle cote chez Christie’s à New York 800 000 dollars.

François Pinault veut faire mieux avec son exemplaire, le numéro deux. Les londoniens ne sont pas papistes et le malheur du pape n’a pas attiré l’attention des médias et l’émotion du peuple. Une nouvelle stratégie est conçue par notre Clausewitz de la cote artistique ! Il fait la cour à la directrice du musée Zacheta de Varsovie, qui succombe à ses charmes : la dame expose l’œuvre.

Mais les Polonais vénèrent leur pape qui est alors bien en vie. C’est le scandale, la révolte, l’insurrection des dévots. L’œuvre apparaît sur tous les écrans du monde. Anna Rottemberg démissionne du musée. En 2004, l’œuvre atteint 3 millions de dollars chez Christie’s.

Le réveil d’une cote endormie

Dix ans plus tard, la cote du pape écrasé par une météorite s’est endormie. L’occasion se présente : Jean Paul II prend du galon, il est canonisé. François Pinault conçoit un nouveau plan de bataille. Quelle stratégie mettre en œuvre ? Après tout Him, un Hitler en prières, signé Maurizio Cattelan, également de la main de Druet, a fait 14 millions de dollars en 2013 (quand le pape écrasé n’a atteint que 3 millions). Exposé dans différents ghettos, notamment à Prague et à Varsovie, il a causé émotion populaire et vif scandale [2].

Alors pourquoi ne pas réanimer le pape ? Il faut un contexte propice. Pourquoi pas la France ? Les foules sont en effervescence, la fronde est sur l’Internet… voilà un potentiel ! Pourquoi pas la Bretagne ? Les Bonnets rouges ont repris le bocage.

L’histoire dira si François Pinault a été en l’occurrence un bon stratège. Rien n’est sûr : les curés bretons sont shootés à l’Art contemporain (AC [3]) depuis l’opération « L’Art dans les chapelles » en 1996. Le FRAC de Bretagne a établi solidement le nouveau culte célébrant « l’Art contemporain ». La pratique religieuse traditionnelle s’est effondrée disent les experts, sociologues et statisticiens. Pinault est une autorité qui concurrence celle de l’évêque en matière de culte. La révolte populaire n’est pas certaine.

Or, pas de scandale — pas de cote !

Où est l’art ? Qui est l’artiste ?

La fabrication de la cote par diverses manipulations est un « grand art financier » qui mérite reconnaissance. La question se pose : qui est le véritable créateur d’une œuvre d’AC ? Sa production demande la collaboration de trois protagonistes indissociables :

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- le collectionneur « producteur » de l’œuvre s’occupe de marketing et de stratégie financière,
- « l’artiste contemporain » signe le concept,
- l’artiste (tout court) conçoit la forme et la réalise.

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Ce qui produit un imbroglio juridique : lequel des trois acteurs de l’œuvre est l’artiste ? Qui a la propriété artistique et intellectuelle ?

Une bataille sémantique et juridique est en cours : « l’artiste contemporain » se dit seul créateur de l’œuvre et ravale au rang « d’artisan » celui qui en conçoit la forme et la réalise, même s’il ne lui a livré aucun programme écrit et détaillé, aucun dessin[4]. Ainsi « l’artiste contemporain » joue de fait le rôle du commanditaire de la Renaissance qui impose le « programme » de l’œuvre à l’artiste, à une exception près… c’est qu’il n’est rien sans le « collectionneur financier et stratège » créateur de sa valeur et sa reconnaissance. Ils forment aujourd’hui un binôme inséparable.

La situation est inédite pour le droit français de la propriété intellectuelle et artistique élaboré à la fin du xviiie siècle. Celui-ci diffère totalement du droit de copyright pratiqué dans les pays anglo-saxons, beaucoup mieux adapté au commerce et au Financial art. L’œuvre d’art y est considérée comme une marchandise parmi d’autres. À l’international, il y a donc aujourd’hui un violent conflit de légalité.

Conflits de légitimités

Il existe un troisième exemplaire du « Pape martyr de la divine colère», celui du praticien Daniel Druet. Il est exposé à titre documentaire et anecdotique au château de Vascoeuil en Normandie. Il fait partie d’une rétrospective de l’œuvre de cet excellent sculpteur, un des meilleurs portraitistes actuels.

Celui-ci s’est amusé à illustrer la situation ubuesque de « l’artiste » face à « l’auteur d’AC » dans une installation représentant Maurizio Cattelan en coucou squattant un nid. Cette œuvre pleine d’humour et de réalisme illustre la situation ubuesque actuelle de « l’artiste » face à « l’artiste d’AC ». Il soulève l’épineux problème des conflits de lois entre le droit français très élaboré en matière de propriété intellectuelle et artistique et la législation anglo-saxonne du copyright.

La loi en France protège non seulement les droits de l’artiste mais aussi ceux du praticien, elle prévoit que les deux signatures doivent figurer sur l’œuvre. Ainsi le Baiser de Rodin porte les signatures de Rodin et de Pompon. La peau lisse des amants enlacés ressemble davantage aux ours de Pompon qu’aux œuvres tourmentées et rugueuses de Rodin. Bourdelle fut aussi son praticien. Rodin, Pompon et Bourdelle ont été praticiens et artistes… et quels artistes !

On voit sur les gravures de Gustave Doré sa signature en bas à gauche et celle du praticien en bas à droite. Ce droit est bien vivant puisqu’un procès récent a été gagné par la famille du praticien de Renoir, Richard Guino, pour que soit mentionné son nom sur les tableaux du maître.

Qu’est-ce que l’art ? Qui est artiste ? Cela se règle aujourd’hui au tribunal.

La méthode de fabrication d’une idole financière

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Si les querelles au tribunal contribuent à l’histoire mouvementée et donc à la visibilité des œuvres de Financial art, le ressort essentiel de leur valeur reste leur accès à la sacralité.

Elles sont sacrées ou n’existent pas. Leur monstration dans les sanctuaires et les lieux tragiques de l’histoire sont absolument nécessaires. Les bénédictions et sermons épiscopaux sont indispensables à leur mode opérateur. Elles n’existent pas sans les discours des quatre clergés [5]. Ils prêchent la haute moralité et spiritualité des œuvres d’AC : elles contribuent au bien de l’humanité, elles « donnent à penser », « interpellent dans le vécu », « dérangent le confort spirituel et bourgeois », etc.

Mais la méthode est de type terroriste. Les œuvres d’AC fonctionnent comme des explosifs. Elles atteignent leur but quand elles ont détruit le contexte, reprogrammé le sens, semé l’effroi, la confusion, la panique.

La seule défense contre ce terrorisme intellectuel est d’en révéler la machinerie. Connaître la mécanique qui anime les mâchoires du dieu Bâal, provoque sa désacralisation et la peur s’évanouit. Dès lors, « le regardeur » comprend qu’il ne faut pas faire partie de l’œuvre en criant au scandale ou en participant au culte.

La méthode terroriste est très répandue chez les stratèges de la finance et du marketing. Transgression et scandale sont les voies d’accès majeures à la visibilité internationale des produits artistiques financiarisés. Deux critères fondent la valeur de la cote :

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- L’hyper-visibilité.
- L’identité prestigieuse, mais pas toujours révélée au grand public, des collectionneurs possesseurs de l’œuvre en voie de financiarisation. Ceux-ci collectionnent en réseau fermé des œuvres qui existent en plusieurs exemplaires. Les cas évoqués ici sont des cas d’école.

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Le rôle des quatre clergés

En ce mois de juin 2014, au Musée des Beaux-Arts de Rennes le soir du vernissage, la cour de François Pinault, « grand collectionneur producteur et stratège » est là.

Pour son plus grand bonheur et amusement, les agents de production de l’œuvre sont tous présents : évêques, intellectuels, universitaires, journalistes, inspecteurs et commissaires. Les divers ordres du clergé procèdent aux discours de légitimation de l’œuvre qui précèdent les libations.

Ils sont l’œuvre conceptuelle même, son incarnation.

Une œuvre d’AC n’est pas seulement un « objet artistique », c’est tout le contexte : les lieux et les participants, les dames du monde, les magistrats, les journalistes, les scandalisés, les « populistes » et les « intégristes ». Tous font partie de l’histoire de l’œuvre, de son ADN. L’évêque en est le transgresseur le plus éminent. C’est un détonateur puissant qui pourrait mettre le feu aux poudres.

Mais le coup de Gap [6] peut-il se reproduire à Rennes ?

 

Aude de Kerros est graveur, essayiste, auteur notamment d’une histoire de l’art sacré en France de 1975 à nos jours, Sacré Art contemporain – Evêques, Inspecteurs et Commissaires aux Éditions Jean-Cyrille Godeffroy.

 

En savoir plus :
La présentation de l'exposition sur le site du diocèse de Rennes

Photos : Rennes.catholique.fr

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[1]«  Libre » : Exposition sur Jean Paul II à la Basilique Saint-Aubin et au Musée des « Beaux-Arts » de Rennes, du 8 juin au 8 juillet 2014
[2] Le sacré lié au judaïsme fonctionne mieux financièrement car la transgression est plus grande. L’inconvénient du sacré chrétien, c’est que le scandale n’est pas où l’on croit pour des raisons théologiques. Le Christ, Dieu incarné est lui-même la transgression suprême. Il a été en raison de cette transgression victime d’outrages. La dérision et l’humiliation pratiquées à son égard n’opèrent pas.de la même façon. De plus, tout chrétien a comme voie spirituelle de s’identifier au Christ et à participer au sacrifice. Il fait partie de son corps mystique qui est l’Eglise.
[3] AC, acronyme d'« Art contemporain ». Il permet au lecteur de distinguer ainsi le courant conceptuel, financiarisé dans le monde et officiel en France, des multiples courants de l’art d’aujourd’hui.
[4] Ce qui est le cas pour les nombreuses œuvres dites de Maurizio Cattelan, conçues et réalisées par Daniel Druet.
[5] Clergé d’Église, clergé de la presse, clergé de l’Université, clergé de l’administration culturelle.
[6] François Pinault a instrumentalisé Mgr Di Falco, évêque de Gap, pour lancer la cote d’un Christ assis sur une chaise électrique. Le prélat a installé cette œuvre intitulée Pieta près de l’autel lors de la célébration de la messe de Pâques 2009. Le scandale a eu lieu, la presse a suivi, la cote de l’artiste Peter Fryer, jusque-là obscur, est vite montée : le Christ électrocuté a été ensuite un des fleurons de l’exposition de Vannes organisée par François Pinault : « Qui a peur des artistes ? »,  pour inaugurer son grand tour des expositions de prestige et des foires.