Démocratie et totalitarisme selon Jean Paul II

Apôtre de la liberté et de la solidarité, Jean Paul II encouragea la démocratie politique, mais dénonça le démocratisme, ou la dérive totalitaire de la démocratie transformée en principe moral absolu.

Au cœur du message politique de Jean Paul II, se trouve le respect de la dignité de la personne humaine, et de la personne humaine reliée à Dieu. C’est ce qui a donné lieu, à l’occasion de sa mort, aux innombrables commentaires sur son opposition aux totalitarismes national-socialiste et marxiste-léniniste. Commentaires parfaitement fondés, puisque, nous l’avons vu, Jean Paul II fut un des grands témoins du « malheur du siècle », selon le mot d’Alain Besançon[1].

Mais ces commentaires ont, consciemment ou non, presque tous omis un troisième totalitarisme, contre lequel s’est élevé à maintes reprises le souverain pontife : la démocratie totalitaire ou le démocratisme. C’est sur la dénonciation de ce troisième totalitarisme qu’on s’arrêtera dans cet article.

La formulation la plus claire que le pape ait proposée de ce danger d’un nouveau genre se trouve dans l’encyclique Veritatis splendor :

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Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde — la première d’entre elles étant le marxisme —, un risque non moins grave apparaît aujourd’hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l’absorption dans le cadre politique de l’aspiration religieuse qui réside dans le cœur de tout être humain : c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l’acceptation de la vérité. En effet, « s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire » [2].

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On remarquera, en particulier, la surprenante clausule : « un risque non moins grave ». La démocratie alliée au relativisme éthique fait courir à l’homme un risque aussi grave que le communisme. La déclaration est d’une force extraordinaire, surtout de la part d’un homme qui fut tout de même évêque de l’autre côté du Rideau de fer ! Au demeurant, cette déclaration remet également en perspective la condamnation du communisme.

Car les pays de l’Est se réclamaient, eux aussi, de la démocratie mais, contrairement aux pays occidentaux, ils ne craignaient pas d’afficher publiquement leur démoniaque ambition d’inverser les valeurs morales – ce qui signifie qu’ils considéraient, selon le mot célèbre de Jacques Chirac[3], qu’aucune loi morale ne pouvait s’opposer à la loi civile et qu’il n’existait pas de nature humaine en laquelle fonder la réflexion éthique.

Ce n’est donc pas essentiellement parce que le communisme est athée qu’il est incompatible avec la doctrine catholique – en sorte que sa doctrine politique serait admissible pour un fidèle —, c’est parce que, niant toute transcendance et toute normale morale extérieure (ou supérieure) à l’homme, il réduit l’homme à n’être rien de plus qu’un animal.

Démocratie et démocratisme

Le mot de Jean Paul II sonne donc comme une redoutable censure de la démocratie. Comment cette censure peut-elle être prononcée par un pape qui par ailleurs honore hautement la démocratie ? Voilà ce qu’il faut saisir, pour apprécier à sa juste valeur l’enseignement pontifical sur cet aspect central de la vie politique contemporaine.

Pour comprendre Jean Paul II, il semble opportun de plonger jusqu’aux sources de sa pensée sur la démocratie et précisément chez le philosophe néothomiste français Jacques Maritain (1882-1973). C’est à ce dernier, en effet, que la pensée catholique doit ce surprenant mélange d’apologie et de censure de la démocratie.

Très classiquement, Maritain reprend une distinction scolastique, déjà remise au goût du jour par Léon XIII, l’un des « pères fondateurs » de la doctrine sociale contemporaine[4]. Le terme démocratie peut, en effet, désigner trois réalités, inégalement appréciées par l’Église catholique. Tout d’abord, au début du xxe siècle, on parlait souvent de « démocratie sociale » pour évoquer l’amour du peuple. Cette première acception de la démocratie, l’Église l’encourage de tout son pouvoir et chacun de ses fils est invité à la mettre en pratique.

Dans un deuxième sens, la démocratie peut être envisagée comme l’un des régimes possibles, avec l’aristocratie et la monarchie. L’adhésion à ce type de démocratie est parfaitement libre ; on peut préférer tel ou tel mode de désignation des dirigeants. À ce sujet, la doctrine catholique ne délivre rien d’autre qu’un message de prudence et de charité politiques. D’une part, les catholiques n’ont pas vocation à se déchirer mutuellement sur la base de ces préférences politiques ; et d’autre part, il convient d’envisager tout changement de régime avec la plus extrême prudence.

Si la sanior pars de la nation considère que tel régime ne correspond plus au génie du peuple, aux circonstances présentes…, il faut envisager un changement institutionnel, mais il faut alors que les avantages soient substantiellement supérieurs aux inconvénients qui ne manqueront pas de surgir du désordre consécutif à ce changement. En tout cas, dans ce registre, jamais la doctrine catholique n’a tranché de façon universelle et intemporelle en faveur d’un régime[5].

La démocratie totalitaire

Enfin, un troisième sens du mot « démocratie », désigne la démocratie selon Jean-Jacques Rousseau. Cette démocratie-là se considère comme universellement supérieure à toute autre forme de régime. Et surtout, elle considère que la loi morale elle-même est soumise à la loi démocratique, c’est-à-dire au principe selon lequel le peuple ou sa plus ou moins mythique représentation dit universellement le vrai, fait universellement le bien. Cette forme de démocratie est ce que Maritain appelle le « démocratisme » et que Jean Paul II désigne comme « démocratie totalitaire ».

Sur la base d’une telle conception, des groupes de personnes ayant acquis, parfois légalement, parfois frauduleusement, la possibilité de se revendiquer comme légitimes représentants du peuple souverain ont pu décréter que telle version de l’histoire était la seule juste ou que tel groupe humain était retranché arbitrairement de l’humanité. Ce troisième sens de la démocratie a toujours été rejeté par la doctrine catholique, à la fois comme attentatoire à l’honneur de Dieu qui se trouve mécaniquement rejeté de ce « contrat social » entre pairs, censé être à la base de toute société humaine, et comme particulièrement dangereux pour la personne humaine. Il convient d’insister sur la différence profonde entre ce démocratisme et la démocratie classique[6]

Dans cette dernière, le peuple a le pouvoir de désigner ses dirigeants, mais nullement de décider du bien et du mal ou du vrai et du faux, qui préexistent à toute décision politique. Dans cette critique très ferme du démocratisme, on discerne sans peine les germes de la critique de Jean Paul II : « Si l’homme peut décider lui-même, sans Dieu, de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, il peut ainsi disposer qu’un groupe d’hommes soit anéanti. » Et le pape montre les conséquences désastreuses de cette attitude relativiste dans le totalitarisme national-socialiste, dans le totalitarisme communiste et dans « l’extermination légale des êtres humains conçus et non encore nés […] décidée par des parlements démocratiquement élus[7] » — c’est-à-dire dans le totalitarisme démocratiste.

Démocratie et responsabilité

Il reste cependant une difficulté. En effet, quand Jean Paul II affirme qu’il est « difficile de ne pas reconnaître que, si la société est composée d’hommes, […] on doit attribuer à chacun une participation au pouvoir », il semble affirmer que la démocratie est un régime universellement supérieur à tout autre. En d’autres termes, son apologie de la démocratie, qui n’est manifestement pas une apologie de la « démophilie » (au premier sens du mot « démocratie »), ni une prise de position sur la question prudentielle de la démocratie politique (au deuxième sens), ne rejoint-elle pas la démocratie de Rousseau (c’est-à-dire le troisième sens du mot) ?

Chacun voit pourtant combien le pape est clair dans sa condamnation de la démocratie totalitaire. Il serait donc absurde de lire une quelconque complaisance pour cette dernière dans ces mots. L’apologie de la « démocratie » par Jean Paul II est bien plutôt un encouragement pour chaque homme à assumer sa part de responsabilité politique et pour chaque gouvernement à appliquer le principe de subsidiarité, laissant aux hommes, aux familles et aux corps intermédiaires toutes les responsabilités qu’ils peuvent assumer. Le terme de « démocratie » est ici un peu ambigu car, même si nos contemporains ont effectivement pris l’habitude de considérer la démocratie contemporaine par cette prise en compte des responsabilités de chacun, elle se caractérise surtout, pour Jean Paul II, par les risques qu’elle fait courir à la personne humaine du fait de son alliance avec le relativisme éthique[8].

Au vu de cette critique serrée et pertinente du relativisme et de ses implications politiques, nous ne pouvons qu’éprouver une grande reconnaissance pour ce pontife et pour la clairvoyance et l’admirable courage avec lesquels il dénonça, à temps et à contre-temps, les totalitarismes, ces idéologies qui insultent la souveraineté de Dieu, nient la supériorité de la loi morale sur la loi civile et mettent ainsi gravement en danger la personne humaine.

 

 

Guillaume de Thieulloy est docteur en philosophie. Dernier ouvrage paru : Le chevalier de l'absolu : Jacques Maritain entre mystique et politique (Gallimard, 2005).

 

 

 

Extrait de Liberté politique n. 30, « Hommage à Jean Paul II, un maître pour l’histoire ».

 

 

[1]. Alain Besançon, Le Malheur du siècle. Communisme, nazisme, shoah, Paris, Perrin, 2005.

[2]. Jean-Paul II, Veritatis splendor, encyclique du 6 août 1993, n. 101. Le passage entre guillemets provient de l’encyclique Centesimus annus.

[3]. Jacques Chirac, alors candidat à l’élection présidentielle, déclara, en effet : « Non à une loi morale qui primerait la loi civile et justifierait que l’on se place hors la loi. Cela ne peut se concevoir dans une démocratie laïque » (La Croix, 4 avril 1995).

[4]. Voir Jacques Maritain, Une opinion sur Charles Maurras et de le devoir des catholiques, in Œuvres complètes, Paris, St-Paul, 16 vol. parus depuis 1986, t. III, p. 753-754.

[5]. Cela ne veut pas dire qu’on ne pourrait pas trouver de textes de docteurs de l’Église ou de papes en faveur d’un régime, mais seulement que ces préférences, même sérieusement argumentées, ne peuvent l’emporter sur une coutume incontestée. La préférence pour la monarchie exprimée par les pontifes du xixe siècle, par exemple, ne les a jamais poussés à suggérer aux catholiques suisses de rejeter la république dans laquelle ils vivaient.

[6]. Pour approfondir cette distinction essentielle, voir Jean Madiran, Les Deux Démocraties, Paris, NEL, 1977.

[7]. J.-P. II, Mémoire et Identité, op. cit., p. 23-24.

[8]. Notons bien qu’il ne s’agit pas ici de la démocratie contemporaine comme régime politique, puisque l’immense majorité des régimes politiques (y compris les monarchies subsistantes) ont aujourd’hui cédé à l’influence dominante de la démocratie totalitaire, comme le disait déjà Maritain en 1926 : « Ce qui rend tragique la condition des peuples dans les temps modernes, c’est qu’en fait, dans la réalité concrète, le mythe religieux de la Démocratie a envahi et contaminé partout la démocratie politique, et même toutes les formes actuelles de gouvernement » (Une opinion sur Charles Maurras, op. cit., p. 755).

 

 

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