Article rédigé par Guillaume de Lacoste Lareymondie*, le 16 septembre 2005
D'année en année, la surproduction éditoriale s'exaspère et inquiète davantage les libraires. Rien ne semble pouvoir arrêter la cavalerie qui s'est engagée et qui risque de ruiner non seulement la majorité des librairies mais aussi les éditeurs qui en dépendent.
Pourquoi en est-on arrivé là ? La vraie réponse à cette question est quelquefois évoquée dans les réunions professionnelles, mais à demi-mot ; elle est ignorée du grand public ; et nul n'envisage les solutions pour y remédier.
La principale raison à cette surproduction généralisée est financière. Elle tient au double mécanisme de l'"office" et du "retour".
Ce mécanisme est particulier à l'édition, et il semble qu'il soit rendu à ses limites. Par l'"office", l'éditeur, via son diffuseur, envoie systématiquement l'essentiel de ses nouveautés aux librairies, selon des quantités prédéterminées par genre. Là où le libraire n'a pas de grille d'office, le rapport de force avec les principaux diffuseurs conduit au même résultat. De surcroît, les diffuseurs les plus puissants se donnent la liberté de faire des "offices forcés", c'est-à-dire d'envoyer leurs ouvrages sans accord préalable des libraires. L'office forcé se fait en général pour les "coups" publiés trop rapidement pour permettre un travail commercial normal, dont les éditeurs attendent un grand succès, mais qui sont assez souvent des "fours" ; il se pratique aussi pour compléter les "mises en place" (mise en vente des livres) jugées insuffisantes. En face de ce pouvoir du diffuseur, le libraire dispose d'un pouvoir de retour : il a le droit de retourner à l'éditeur ses invendus et de se les faire rembourser au prix d'achat. Malgré quelques limites théoriques, le droit de retour est tout aussi absolu que celui de l'office — unilatéral et discrétionnaire.
C'est ici que le système se vicie. Le libraire paye l'office à environ deux mois et n'a le droit de retourner les livres qu'au bout de trois mois (pour des raisons pratiques, les retours se font entre le quatrième et le huitième mois qui suivent la mise en place). Il en résulte que, pendant deux à six mois, les librairies financent les invendus des éditeurs. Ce point délicat est laissé dans l'ombre : chaque éditeur connaît son taux moyen de retour, qu'il garde jalousement. En fait, selon la maison d'édition, ce taux oscille entre 10 et 40 %, et le taux moyen de retour de l'édition française, qui augmente chaque année, vient d'atteindre les 25 %. Ces ordres de grandeur suffisent pour comprendre que les sommes en jeu sont considérables.
Rapport de force
Les conséquences de ce rapport de force commercial et de ce déséquilibre financier ne sont pas difficiles à prévoir et s'observent partout. Les éditeurs n'ont de cesse d'accélérer leur production et de passer en force pour obtenir des mises en place importantes, faisant ainsi porter leur trésorerie par les libraires — et les libraires n'ont de cesse de retourner plus vite les invendus.
Au final, et c'est la situation actuelle, les librairies moyennes n'ont plus la place d'accueillir l'ensemble des nouveautés ni de conserver un fonds digne de ce nom ; elles prennent un peu de tout, le plus souvent à l'unité, et ne gardent rien après six mois ; leurs rayons sont saturés de livres disparates, aucun ouvrage n'y est mis en valeur, et le lecteur est toujours en peine de trouver ce qu'il cherche ; le libraire est incapable de suivre la rotation des rayons et ne les réassortit pas quand les livres se vendent ; les ventes en pâtissent ; un nombre croissant d'ouvrages meurt, non faute d'intérêt du public, mais faute d'avoir été disponibles dans les librairies. La vingtaine de grandes librairies à travers la France qui maintiennent une offre riche et visible est une exception qui ne doit pas cacher la réalité du marché du livre.
Tout le monde souffre de cette situation absurde et personne ne sait comment en sortir. Les librairies n'ont guère de poids face aux grands diffuseurs, et tous les éditeurs craignent justement, s'ils réduisent leur production, de laisser plus de place à leurs concurrents sans gagner eux-mêmes en visibilité. Il faut donc reconsidérer la manière dont le problème est posé.
Qui porte le risque financier des stocks de livres ? Aujourd'hui, ce risque est devenu une patate chaude qu'éditeurs et libraires cherchent à se repasser dans une course effrénée. La seule issue est que ce risque soit partagé équitablement ou attribué unilatéralement à un des deux protagonistes. Il existe deux solutions : soit le stock appartient au libraire pour ce qu'il a acheté, et à l'éditeur pour le reste ; soit le stock appartient à l'éditeur uniquement.
Cela revient à deux situations classiques : soit le libraire achète ce qu'il veut, sans office mais sans faculté de retour non plus, et il assume sa sélection ; soit l'éditeur fait des "dépôts" chez les libraires, c'est-à-dire que le libraire alloue à chaque éditeur un certain espace de vente, que l'éditeur approvisionne et auquel le libraire reverse l'argent qu'il a collecté pour son compte, moins une marge. Dans le premier cas, le libraire cessera de prendre les livres à l'unité "pour voir" ; il préférera attendre les commandes clients pour les titres dont il doute et ne constituera un stock que de ce en quoi il croit ; par voie de conséquence, l'éditeur ne pourra plus placer tout ce qu'il produit et devra mieux soigner ses choix et sa promotion. Dans le second, l'éditeur ne pourra pas générer des stocks à l'infini et il devra réduire sa production pour sauvegarder sa trésorerie.
Peut-on imaginer un mix des deux solutions ? Il est à craindre, dans ce cas, que seuls les diffuseurs les plus puissants obtiennent des achats fermes et que les petits éditeurs soient contraints au dépôt.
Un tel système remet-il en cause le prix unique du livre ? Dans les deux cas, il faudra sans doute faciliter le soldage des invendus. Mise à part cette réserve, le prix unique pourra être maintenu sans difficulté.
Dans ces solutions, ma préférence va à l'achat ferme, pour ne pas que les librairies soient instrumentalisées par les éditeurs. Mais une chose est certaine : il est temps d'en finir avec le système pervers de l'office et du retour, avec ce cancer qui dévore la profession de l'intérieur.
*Guillaume de Lacoste Lareymondie est éditeur au sein d'un groupe d'édition parisien.
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