Réforme des retraites : dangereuse prudence
Article rédigé par Jacques Bichot*, le 09 juin 2010

Pour ne pas brusquer les syndicats, le gouvernement s'oriente vers une réforme à petits pas qui modifie le moins possible le système français de retraites par répartition, comme si son architecture donnait globalement satisfaction. Ce manque d'ambition ne serait-il pas la pire des imprudences ? Après avoir crié sur les toits que tout serait mis sur la table, est-il raisonnable d'écarter d'un revers de main toutes les solutions novatrices ?

Le 10 juin 2003, au moment où le projet de loi qui est devenu la loi retraites du 21 août 2003 commençait à être examiné par le Parlement, le Premier ministre expédia une lettre à chacun de ses concitoyens, où l'on pouvait lire : C'est une réforme sage car elle est progressive. Elle sera mise en œuvre sur de nombreuses années d'ici 2020. Le Document d'orientation sur la réforme des retraites rendu public le 16 mai dernier s'inspire de la même philosophie : un des engagements pris par le gouvernement est de changer les règles de manière très progressive .
Cette prudence est-elle, comme dans le dicton, mère de sûreté ? L'expérience de 2003 permet d'en douter : cette réforme destinée à résoudre les problèmes jusqu'en 2020 n'a pas empêché l'apparition dès 2008 — année de progression, quoique légère, du PIB, à la différence de 2009 — d'un déficit de 11 milliards d'euros. Quant aux projections du Conseil d'orientation des retraites pour 2015, elles situent le déficit, en l'absence de nouvelle réforme, entre 38 et 40 milliards d'euros. Autant dire que la prudence de 2003 s'est révélée à l'usage être une véritable catastrophe. Alors, pourquoi s'obstiner à s'interdire tout mouvement autre qu'à petits pas ? Est-ce à petits pas que les pompiers doivent rejoindre le lieu de l'incendie ? Est-ce avec une sage lenteur que l'obstétricien doit laisser se dérouler l'accouchement quand le monitoring montre une souffrance fœtale aiguë ?
I- COUPABLE IMPREPARATION
Gouverner, c'est prévoir. Or, en matière de retraites, les pouvoirs publics ne préparent pas les réformes systémiques qui s'imposent : unification du système, mise en place de variables de commande utilisables sans vote d'une loi, introduction de la retraite à la carte avec neutralité actuarielle, liquidation fractionnable et réversible, prise en compte correcte de la contribution effectuée en élevant des enfants, passage aux points.
L'unité dans un siècle ?
On sait depuis longtemps que la division du système de retraites en 35 régimes obligatoires (c'est le chiffre fourni par le Document d'orientation ; d'autres décomptes dépassent la centaine) rend ce système :

  • très difficile à piloter (les études d'impact des mesures sont extraordinairement délicates à réaliser ; la compensation démographique est au bout du rouleau ) ;
  • fort pénible pour les personnes qui relèvent simultanément ou successivement de plusieurs régimes (c'est le cas de 80 % des Français) ;
  • et très gourmand en frais de gestion (un régime unique économiserait environ 3 milliards d'euros chaque année).

Les partenaires sociaux ont préparé dans les années 1990, puis mis en œuvre en 1999, la fusion des quelque 40 régimes ARRCO qui existaient jadis. L'État, lui, se contente de vouloir poursuivre la convergence entre les régimes de retraite du public et du privé (engagement n° 13). Sachant que cette poursuite dure depuis plusieurs décennies, et que n'avons pas parcouru le tiers du chemin, à ce rythme la France ne sera pas encore dotée en 2050 d'un régime unique comparable à celui des pays où la retraite par répartition pose moins de problèmes, comme la Suède et les États-Unis !
Gérer sans légiférer
On dirait que les pouvoirs publics français prennent un malin plaisir à transformer des réglages paramétriques de routine en événements législatifs propres à susciter grèves et manifestations. La gestion des régimes complémentaires, basée sur des modifications annuelles de la valeur de service du point et de son prix d'achat, ne pose pas semblable problème : les actuaires font des préconisations, le Conseil d'administration prend les décisions, et les trains continuent à circuler.
Le bon sens voudrait que l'on n'ait recours à la loi que pour fixer durablement les règles dans le cadre desquelles s'opère une gestion au jour le jour, dédramatisée. Le Code de la sécurité sociale (et particulièrement ses articles relatifs aux retraites), fournit un exemple parfait de la transformation de la loi en instrument de gestion, transformation dont Hayek a montré la nocivité. Un État bien avisé entreprendrait les travaux (considérables) permettant de remplacer ce gigantesque édifice bâti de bric et de broc par un ensemble modeste et cohérent de règles permettant aux gestionnaires de faire leur travail sans plus déranger le législateur.
Miser sur la liberté responsable
Le petit épicier tunisien et l'expert comptable qui monte son cabinet ont une chose en commun : ils savent que leur bien-être et celui de leur famille passe par leur réussite professionnelle, laquelle dépend essentiellement de leur ardeur au travail. Résultat : ils retroussent leurs manches et font de bon cœur les efforts nécessaires.
C'est ainsi que se mobilise l'énergie humaine : si rien n'est octroyé, mais qu'il peut améliorer son sort en travaillant intelligemment et suffisamment, un homme prend librement les décisions courageuses qui lui paraissent nécessaires. C'est ce que l'on peut appeler la liberté responsable : personne ne vous intime l'ordre de faire votre lit, mais il est entendu que personne ne le fera à votre place, et comme on fait son lit on se couche . Si l'État providence est là pour sauver vos retraites , pourquoi se fatiguer ? La solution rationnelle est de défendre becs et ongles ses avantages . Si inversement la pension de Jean et de Pauline dépend entièrement de ce qu'ils décident, à de rares exceptions près ils choisiront de reculer suffisamment les liquidations de leurs pensions pour avoir ce qu'ils jugent nécessaire.
Une liquidation réversible et fractionnable
Bien entendu, il arrivera à Jean de se tromper, de liquider trop tôt. Le législateur pourrait sans difficulté lui donner un droit à l'erreur : il suffirait de rendre la liquidation réversible. Les orientations gouvernementales qui veulent obliger tous les Français à liquider plus tard sous prétexte que un choix fait à 60 ans ne doit pas être regretté pendant toute la retraite procède d'une étroitesse d'esprit typiquement bureaucratique. Le Suédois qui s'aperçoit qu'il a liquidé sa pension trop tôt, et qui retrouve un emploi, peut revenir, en tout ou en partie, sur la liquidation effectuée. Il peut par exemple conserver simplement la moitié de sa pension, en complément de son nouveau job à mi-temps : quand il s'arrêtera définitivement, les points acquis grâce à ce travail s'ajouteront à ceux dont il a provisoirement suspendu la transformation en rente.
Et si à 63 ans Jean veut lever le pied en passant à trois cinquièmes de temps, il n'existe aucune raison valable pour lui refuser de liquider sa pension à 40 % pour compenser la diminution de son revenu professionnel. Simplement, cela est bien plus facile à organiser dans un système par points que dans un système par annuités : c'est une des raisons pour lesquelles le passage aux points doit être préparé.
Une juste prise en compte de l'éducation des enfants
Les pensions futures ne sont nullement préparées par les cotisations vieillesse, mais par la mise au monde et l'éducation des enfants. On peut appeler cette vérité théorème de Sauvy , en hommage à ce grand démographe qui l'a maintes fois rappelée. Malheureusement, le législateur n'en a jamais tenu compte : les maigres droits à pension attribués du fait d'enfants à charge sont catalogués non contributifs dans le Code de la sécurité sociale ! En revanche, ce code fait comme si s'acquitter de nos dettes envers nos aînés était un investissement nous donnant la possibilité d'être ultérieurement entretenus par nos cadets. On est en plein délire !
La charge des enfants pèse pour une grosse moitié sur leurs parents, et pour un peu moins de la moitié sur l'ensemble des contribuables et cotisants : impôts qui financent l'enseignement, cotisations et CSG qui financent les prestations familiales et l'assurance maladie des mineurs. Il serait donc juste que 50 % environ des droits à pension soient attribués au titre des enfants élevés – au lieu de 8 % actuellement. Il se pourrait que le passage de 8 % à 50 % doive être effectué progressivement, la question est à étudier, sachant que ne pas être un intégriste de la progressivité ne signifie nullement la récuser en toute circonstance ! Mais une chose est sûre : l'attribution de X points pour chaque enfant de tel âge élevé durant un mois serait infiniment plus simple et plus juste que les dispositions actuelles, qui font compter les gosses de riches beaucoup plus que les gosses de pauvres . Une raison de plus pour passer aux points !
Le passage des annuités aux points
Le Conseil d'orientation des retraites a étudié la faisabilité d'un tel passage dans son 7e rapport, remis en janvier 2010. Il en ressort que l'opération est réalisable, mais requiert une préparation minutieuse qui prendra assez longtemps. En outre, le COR a montré qu'une transition progressive serait plus délicate à gérer et plus onéreuse qu'une conversion instantanée en points des droits acquis sous forme d'annuités. Le gouvernement et l'Elysée ont fait comme si ce rapport n'existait pas ; il faudrait bien plutôt le considérer comme le tout début des études requises pour préparer une vraie réforme.
Outre les avantages déjà mentionnés relatifs à la souplesse et à la prise en compte des enfants, les points (dans un système unique) permettent de réaliser plus facilement une gestion à cotisations définies , c'est-à-dire de ne distribuer que ce qui rentre dans les caisses sans augmenter indéfiniment les cotisations. Ceci est indispensable pour mettre un frein à la montée de l'endettement et/ou des prélèvements sur les actifs, qui est déjà appelée à progresser du fait de la dépendance et de la maladie.
Des points tels que ceux en vigueur à l'ARRCO et à l'AGIRC ont le gros avantage de bien montrer qu'on ne saurait promettre aujourd'hui avec trop de précision ce que seront les retraites dans plusieurs décennies. En revanche les points suédois, qui portent le nom de l'unité monétaire (la couronne) ont l'inconvénient de prêter à confusion et d'être achetés à prix fixe, ce qui supprime une variable de commande très pratique, le prix d'achat du point.
II- QUE FAIRE DANS L'IMMEDIAT ?
Rien n'a été préparé depuis 2003 ; c'est dommage, mais on ne peut pas attendre d'avoir effectué les études requises pour une grande réforme systémique, il faut prendre des mesures dès maintenant. Des mesures qui s'inspirent autant que possible des principes évoqués dans la première partie, exception faite de l'unification du système et du passage des annuités aux points, qui requièrent une longue préparation.
Instaurer la retraite à la carte avec neutralité actuarielle ...
L'intérêt de la retraite à la carte avec neutralité actuarielle est à la fois l'efficacité de la liberté responsable relativement au relèvement de l'âge moyen de départ en retraite, et la possibilité qu'elle donne aux régimes de réaliser leur équilibre financier quel que soit le comportement de leurs ressortissants. En effet, celui qui part tôt ne coûte rien de plus au régime (il touche sa pension plus longtemps, mais elle est plus modeste) et celui qui part tard ne perd rien (il touche sa pension moins longtemps, mais elle est plus élevée).
Il importe de prendre des mesures générales applicables aussi bien aux régimes de base (qui, sauf celui des professions libérales, fonctionnent par annuités) qu'aux régimes complémentaires (qui sont déjà par points). Il s'agit de :

  • Fixer une plage à l'intérieur de laquelle chacun est libre de liquider sa ou ses pensions, par exemple 55 – 75 ans.
  • Choisir un âge pivot, par exemple 65 ans, pour lequel le coefficient actuariel sera par définition l'unité.
  • Déléguer à un collège d'actuaires agissant en toute indépendance le soin de fixer les coefficients actuariels applicables lorsque la liquidation a lieu à un âge différent de l'âge pivot. S'il le juge nécessaire du fait que les tables de mortalité se modifient d'une cohorte (ensemble des personnes nées une année donnée) à l'autre, ce collège établira une batterie de coefficients pour chaque cohorte.

... dans les régimes par points ...
Nos régimes complémentaires fonctionnent déjà par points ; ils peuvent donc facilement être convertis à la retraite à la carte avec neutralité actuarielle. Il suffit pour cela de supprimer les dispositions qui permettent actuellement d'obtenir un départ sans abattement sur la valeur du point dès lors que sont remplies les conditions de départ à taux plein dans le régime de base correspondant. Cela posera d'autant moins de problèmes que la notion de taux plein disparaîtra purement et simplement. Les personnes envisageant de prolonger leur activité professionnelle au delà du moment où elles remplissent pour la première fois les conditions de départ à taux plein dans le régime de base cesseront enfin d'être pénalisées. Et les départs précoces cesseront enfin d'être favorisés.
La valeur de service du point servira comme aujourd'hui, mais plus officiellement, de variable de commande permettant d'ajuster les dépenses aux recettes. Pour permettre de traiter le cas échéant plus généreusement les retraités âgés, qui n'ont pas les mêmes possibilités d'adaptation que les jeunes retraités et les actifs, la création d'une seconde valeur de service du point, réservée aux retraités âgés ou invalides, sera autorisée par la loi.
... et dans les régimes par annuités
Le régime général, les régimes alignés, le régime des fonctionnaires et les régimes spéciaux doivent d'abord être débarrassés de la notion de taux plein égal à 50 % ou 75 %. Le taux de la pension à l'âge pivot servira de variable de commande au même titre que la valeur de service du point dans les régimes complémentaires. Les personnes liquidant leur pension à un âge autre que l'âge pivot se verront appliquer les coefficients actuariels prévus pour tous les régimes. Décote et surcote, dispositifs qui mélangent durée d'assurance et âge à la liquidation d'une façon qui complique épouvantablement le fonctionnement de ces régimes, disparaîtront purement et simplement, remplacés par la neutralité actuarielle.
En revanche, la prise en compte de la durée d'assurance, très imparfaitement réalisée aujourd'hui par le coefficient de proratisation , sera améliorée. Premièrement, ce coefficient sera débridé , c'est-à-dire qu'il restera égal au quotient du nombre de trimestres validés par la durée de référence (162 trimestres pour la cohorte 1950) même si ce nombre dépasse la valeur 1. Ainsi seront valorisées les carrières longues , pour lesquelles il ne sera plus nécessaire de maintenir un dispositif particulier. En outre, aucune différence ne sera plus faite entre les trimestres, selon qu'ils ont été validés par cotisation ou autrement. Justice sera ainsi rendue aux femmes qui obtiennent actuellement en guise de droits familiaux à pension des trimestres de seconde catégorie par rapport aux trimestres cotisés.
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L'Europe vit des circonstances exceptionnelles. En augmentant dramatiquement les déficits et les dettes, la crise et les tentatives faites pour en limiter l'ampleur ont amené les Français, comme beaucoup d'Européens, à zoomer sur le délabrement de leurs institutions, à commencer par celles qui composent l'État providence. Majoritairement, ils ont pris conscience de la nécessité de vraies réformes. En choisissant une fois de plus de coller une simple rustine sur une chambre à air devenue complètement poreuse, nos dirigeants ne laissent-ils pas passer une occasion unique de pratiquer les ruptures qui s'imposent et sur l'annonce desquelles ils ont été élus ?

*Jacques Bichot est économiste, vice-président de l'association des économistes catholiques. Dernier ouvrage paru : Retraites – Le dictionnaire de la réforme (L'Harmattan). Une version synthétisée de cet article sera adressé sous forme de Note bleue aux parlementaires.

Jacques Bichot donnera une conférence dans le cadre de nos rencontres à l'Espace-Bernanos (Paris IXe) le mercredi 16 juin de 19h à 21h sur le thème :

Réforme des retraites :

la voie de la justice et de l'audace.

 

Entrée libre. Renseignements sur Libertepolitique.com
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