Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 20 octobre 2006
Le ministre de l'Intérieur a de la suite dans les idées.
On se souvient qu'il s'était exprimé sur les rapports entre les religions et les pouvoirs publics dans un livre étonnant où il faisait part de son expérience de ministre chargé des cultes [1].
À rebours d'une conception strictement formelle de la laïcité, Nicolas Sarkozy en revendiquait une interprétation positive et active. L'État, en effet, ne peut ignorer les affaires religieuses : c'est tous les jours qu'il est confronté à la question des édifices du culte, des aumôneries, des prescriptions alimentaires ou des rites funéraires, et qu'il doit collaborer avec les diverses autorités religieuses pour y apporter des réponses. À l'instar des autres libertés, celle du culte ne prend un sens que si elle peut s'exercer concrètement ; et Nicolas Sarkozy d'ajouter : au besoin avec l'assistance des pouvoirs publics. Position qui dérange lorsqu'on l'applique à l'islam. Mais comment aujourd'hui refuser à une religion quelque chose que l'on aurait accordé amplement aux autres dans le passé ? C'est en parvenant à cette première conclusion qu'il bousculait les idées reçues, ajoutant qu'un islam clandestin est plus dangereux qu'un islam intégré.
Cette façon iconoclaste d'aborder la laïcité avait suscité de nombreux remous. Il lui fallait donc creuser davantage le sujet pour déboucher sur le terrain politique et opérationnel. Passant outre l'interdit posé par le président de la République, le ministre de l'Intérieur a, l'an dernier, créé deux commissions avec des objets d'étude complémentaires : l'une, à dominante juridique, chargée de traiter des ajustements éventuels à apporter à la législation relative aux cultes ; l'autre, plus politique et administrative, devant se pencher sur les questions auxquelles sont confrontées les administrations de terrain. Toutes deux devaient focaliser leur attention sur les questions que pose l'émergence de l'islam. Le résultat n'est peut-être pas celui qu'il en attendait : ces deux commissions se sont d'elles-mêmes placées dans des perspectives très différentes, avec des conclusions qui ne le sont pas moins, mettant à nu la crise de la laïcité à la française.
Un principe constitutionnel de portée plus réduite qu'on ne le croit
La première commission, dite de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics, était présidée par M. Jean-Pierre Machelon, professeur à l'université Paris V et composée de quinze experts reconnus sur la question, avocats, universitaires, magistrats et hauts fonctionnaires ; elle a procédé à quarante-cinq auditions de représentants de tous les cultes, reconnus ou non, de praticiens, mais aussi de personnalités politiques. Son rapport, daté du 20 septembre, vient d'être publié par la Documentation française. Malgré sa grande technicité juridique, il est aisé à lire et remarquablement documenté.
Sa mission était circonscrite au cadre législatif et réglementaire des cultes, en vue de proposer les amendements propres à résoudre les difficultés juridiques auxquelles les différents acteurs sont confrontés dans plusieurs domaines : la construction et l'aménagement des lieux de culte et des cimetières, l'articulation entre les associations cultuelles régies par la loi de 1905 et les associations constituées sous l'empire de la loi de 1901, le régime fiscal des cultes.
Le point le plus controversé concerne la construction des lieux de cultes. Si l'interdiction de financement direct par l'État et les collectivités publiques, posée par l'article 2 de la loi d 9 décembre 1905 [2], a toujours été formellement respectée, en revanche les pratiques de financement indirect sont nombreuses, anciennes et juridiquement bien établies. La plus classique, dont les catholiques ont largement bénéficié pour répondre au besoin d'églises dans les nouvelles zones urbaines, passe par la conclusion d'un bail emphytéotique en vertu duquel une collectivité publique loue un terrain à une association, cultuelle ou non, pour une longue durée (jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf ans), terrain sur lequel est édifié un bâtiment qui est la propriété de cette association jusqu'à l'échéance du bail (ce qui se passe ensuite est incertain). Le loyer versé étant en général assez modeste, l'aide (indirecte) est importante, surtout quand le coût du foncier devient rédhibitoire. Mais une collectivité locale peut aussi garantir légalement un emprunt dans certaines conditions ; voire subventionner la construction de locaux accessoires qui ne sont pas spécifiques au culte (ce que l'État a fait pour la cathédrale d'Évry). Ces procédés continuent d'être régulièrement utilisés et bénéficient à la religion musulmane avec, par exemple, la construction, en cours, de plusieurs mosquées, à Marseille, à Créteil, ou ailleurs.
La période récente a néanmoins vu se lever des difficultés, principalement à l'encontre de projets portés par les religions nouvellement implantées en France : mosquées musulmanes, temples bouddhistes, temples d'Églises évangéliques, etc. L'interdiction de financer les cultes est invoquée par les adversaires de tels projets qui auparavant eussent été acceptés sans discussion, soit pour empêcher la décision, soit pour la contester devant les tribunaux ; et les tribunaux rendent des décisions contradictoires. On voit même des maires utiliser les règles d'urbanisme, voire détourner le droit de préemption. D'où le recours à des montages plus ou moins clandestins ou hypocrites, mais qui sont fragiles et donc de mauvaise méthode.
Avant toute chose, la commission Machelon devait répondre à une question essentielle : quelle est la portée précise, en droit français, du principe constitutionnel de laïcité de l'État ?
Au terme d'une analyse juridique serrée de la loi de 1905, des textes qui l'ont ensuite modifiée, du statut concordataire maintenu en Alsace-Moselle, et de la Constitution de 1946 où, pour la première fois, le concept de laïcité a été érigé à ce niveau [3], leur conclusion est claire : ni le constituant ni le législateur n'ont entendu donner à la loi de 1905 en tant que telle, ni à aucune de ses dispositions particulières, un caractère de principe constitutionnel. L'interdiction de financer directement les cultes n'est pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République [4] ; pas plus que la non-reconnaissance d'un culte. Ce sont des dispositions de nature législative qu'une loi a pu édicter et qu'une autre peut modifier. Dire le contraire aurait abouti à démolir soixante-dix ans de législation et de rapports institutionnalisés, reconnus par tous les protagonistes comme raisonnables. En revanche, ce qui serait contraire au principe constitutionnel de laïcité, ce serait pour l'État d'une part de s'immiscer dans le fonctionnement interne des cultes, et d'autre part de se départir d'un principe général de neutralité et d'indétermination religieuse, c'est-à-dire d'opérer des discriminations entre les religions sauf pour des motifs d'ordre public.
Des propositions d'aménagement mal reçues
Sur ces prémisses pouvaient ensuite être élaborées des propositions précises et opératoires de perfectionnements à apporter à la législation existante, parmi lesquelles :
donner aux collectivités locales la faculté d'aider directement à la construction de nouveaux lieux de cultes, dans une perspective d'investissement et de maillage des nouveaux quartiers ;
leur donner également la faculté de garantir les emprunts contractés à cette même fin par des associations cultuelles sur tout le territoire alors qu'elle est aujourd'hui réservée aux agglomérations nouvelles ;
aménager le régime des baux emphytéotiques pour garantir la continuité de l'affectation des édifices au culte à l'issue du contrat ;
assouplir le statut des associations cultuelles de la loi de 1905, auxquelles sont assimilées les associations diocésaines, pour leur permettre d'exercer des activités accessoires et de financer les actions caritatives ou culturelles qu'elles promeuvent ;
faciliter la création de carrés confessionnels et l'exercice des rites funéraires propres à chaque religion dans les cimetières publics, tout en évitant les manifestations communautaristes. Sur le fond et en toute objectivité, rien à redire : les propositions sont pertinentes au regard des problèmes posés. Alors pourquoi cette gêne ressentie un peu partout, y compris dans certaines instances catholiques ?
Une première réponse est évidente : la société française, majoritairement, ne semble pas prête à accorder à l'islam, aux religions asiatiques ou aux nouvelles Églises évangéliques, parfois assimilées abusivement à des sectes, les mêmes avantages qu'aux religions traditionnelles ; et moins encore à leur en concéder de nouveaux. Et ce, pour quelques bonnes raisons (leur intégration reste à faire et s'avère problématique), mais aussi de mauvaises.
On y voit également la manifestation du divorce entre un cadre juridique hérité de notre histoire dont la commission Machelon a déroulé la logique impeccablement mais dont les présupposés socio-politiques se sont évanouis, et une société post-moderne dont la sensibilité au fait religieux est devenue tout autre, au-delà de l'indifférence, empreinte de méfiance quand ce n'est pas d'hostilité. Cette hostilité ambiante n'est ni générale ni toujours explicite : elle cohabite avec des pratiques plus ou moins détendues d'accueil et de coopération, qui vont de la création du CFCM [5] à la ré-affectation de haut-lieux abandonnés à des communautés monastiques. Mais la carte de France qui se dessine est contrastée, révélant des évolutions et des comportements contradictoires, notamment là où l'islam militant exerce une forte influence.
Pas de vision homogène de la laïcité
C'est sous cet éclairage qu'il faut lire le rapport de la seconde commission.
Différente, cette commission l'était d'abord par sa composition. Le président en était un élu, M. André Rossinot, député-maire de Nancy, également président du Centre national de la fonction publique territoriale, dont on ne peut cependant ignorer le positionnement politique en tant que président du Parti radical et par conséquent la filiation de pensée dans laquelle il s'inscrit. Deux fois moins nombreuse (huit membres), elle comportait moitié de parlementaires, tous élus locaux, et quelques hauts fonctionnaires ; et sur l'ensemble, deux anciens membres de la commission Stasi. Une commission très politique par conséquent.
Sa mission aussi était différente : chargé d'examiner les questions relatives à la laïcité dans les services publics, elle devait s'atteler à une autre série de questions d'actualité, non moins difficiles, relatives au fonctionnement quotidien des administrations. On ne connaît pas la liste de ses auditions ; mais la tonalité de son rapport, sensiblement plus court et qui vient également d'être publié, contraste singulièrement avec celle du rapport Machelon.
Ses idées directrices sont au nombre de deux. D'abord, la loi de 2004 sur le port de signes ostentatoires est insuffisante dans la mesure où elle n'a réglé qu'un problème particulier. Les auteurs estiment en effet que les revendications identitaires, antérieurement concentrées sur la question des signes d'appartenance, tendent à se diversifier et à se généraliser. Ensuite ils considèrent (et l'écart avec le rapport précédent saute aux yeux) qu'il n'existe pas en France une vision homogène de la laïcité : ils entendent y remédier ! Voilà pour quoi ils s'efforcent de prolonger l'intention qui a animé les rédacteurs de la loi de 2004 et le type de solution alors privilégié, en fournissant aux responsables des établissements scolaires et hospitaliers, et plus généralement aux gestionnaires des services publics locaux (cantines, piscines, équipements sportifs, etc.) un cadre uniforme et systématique de comportement face aux revendications des militants islamistes.
Certaines propositions ne posent pas de problèmes et recoupent parfois celles de la commission Machelon : la création de carrés confessionnels dans les cimetières,
les choix de menus dans les cantines publiques,
un complément à apporter à la Charte hospitalière des droits du malade qui en édicterait aussi les devoirs, par exemple l'interdiction de récuser un praticien en raison de son sexe,
un engagement ajouté au contrat d'accueil et d'intégration prévu par la loi du 24 juillet 2006, aux termes duquel l'immigrant s'engagerait à respecter les règles françaises en matière de laïcité, de scolarisation des enfants et d'usage des services publics.
Encadrer la société française ?
Mais le cœur du rapport est ailleurs, dans des propositions qui, sans sortir complètement du sujet, n'en revêtent pas moins une portée beaucoup plus large et symbolique, portée qui dans le meilleur des cas est ambiguë, mais souvent inquiétante : renforcer l'enseignement du fait religieux, notamment en histoire, non seulement à l'école, mais surtout et de façon obligatoire dans les IUFM (idée reprise de Régis Debray, sous forme d'une approche raisonnée et objective des religions comme faits de civilisations ; mais les exemples donnés sont trop orientés pour ne pas laisser percevoir une déformation due au prisme idéologique actuel : affaire Dreyfus, Shoah, histoire de l'esclavage et de la colonisation) ;
encadrer la possibilité d'interposition entre les patients et le personnel soignant dont bénéficient les familles et accompagnants bénévoles en milieu hospitalier, en leur imposant un engagement de neutralité, de respect de la laïcité et de non-prosélytisme, le tout assorti de la soumission des aumôniers et des associations de bénévoles à un agrément préfectoral ;
introduire par voie législative deux nouvelles obligations expresses : l'une, dans le statut de la fonction publique, de stricte neutralité des agents publics, à étendre aux agents contractuels et aux salariés des entreprises privées chargées d'un service public ; l'autre de mixité de tous les lieux publics ;
rédiger et diffuser dans les services publics une charte de la laïcité et de la citoyenneté ;
créer au niveau de la Présidence de la République une Chancellerie de la laïcité et de la citoyenneté, avec une mission de veille et de dialogue entre toutes les parties prenantes de la laïcité en France.C'est ici que le loup montre le bout de sa queue, et que l'on peut s'étonner du concert d'approbations entendu de tout côté, y compris, ici, dans les milieux catholiques. Jusqu'où ira-t-on, par exemple, dans les obligations imposées aux écoles catholiques qui participent incontestablement au service public et qui, on s'en souvient, ont échappé de peu à la loi sur les signes religieux ? Dans quel engrenage entre-t-on avec l'agrément préfectoral des aumôniers des hôpitaux, qui pourrait être transposée ultérieurement aux aumôniers des prisons, ou à ceux des lycées et collèges ? De la veille à la surveillance, puis de la surveillance à la police des croyances, comment éviter les glissements subreptices ? On pourrait multiplier les questions sans réponse que suscitent pareilles propositions. Quoi qu'il en soit, considérées dans leur ensemble, elles soulèvent deux difficultés sérieuses d'ordre général et de nature politique.
La première provient de l'idée qu'il faut réglementer tous les comportements, édicter partout et sur tous les sujets des normes au lieu de laisser chaque décideur régler les problèmes qu'il rencontre au cas par cas et de façon pragmatique en fonction des circonstances locales : elle témoigne d'une méfiance générale, avalise une fuite devant les responsabilités dont la tentation n'est déjà que trop grande, tout en favorisant finalement une approche idéologique des problèmes concrets. La seconde tient à l'amalgame délibérément figé entre citoyenneté et laïcité, comme le fait d'ailleurs une bonne part de la littérature récente sur ce sujet ; amalgame d'autant plus pernicieux que la laïcité tend aujourd'hui à être prise dans son acception la plus fermée de cantonnement du religieux à la sphère privée. Comme si l'homme religieux ne pouvait pas être un bon citoyen dès lors qu'il entend donner à sa foi une dimension qui influe sur son agir public !
A la croisée des chemins
De fait, s'il fallait démontrer qu'il n'y pas, ou mieux qu'il n'y a plus de consensus en France sur ce qu'est la laïcité, on ne pouvait mieux s'y prendre.
L'an dernier, dans le dossier publié par
Liberté politique à l'occasion du centenaire de la loi du 9 décembre 1905, avec nombre d'illustrations, nous constations déjà le divorce croissant entre le cadre juridique hérité de notre histoire et les tentations d'une société qui se méfie du religieux, et nous étions alors parvenus à la conclusion que la laïcité à la française était morte, qu'il fallait faire émerger une nouvelle laïcité dont les termes restent à inventer. C'est pourquoi nous considérions que la question de la révision de la loi de 1905 était dépassée, en observant d'ailleurs que toute tentative rouvrirait la boîte de Pandore. Ces deux rapports divergents n'en apportent-ils pas une preuve supplémentaire ?
Oui, la laïcité française se trouve à la croisée des chemins. Soit l'on s'inscrit dans la continuité d'une laïcité raisonnée, issue d'une loi qui fut une loi de combat mais dont le temps et les exigences de la vie commune ont raboté les aspérités dans une pratique apaisée et ouverte ; et il n'y a pas de raison d'en refuser le bénéfice aux musulmans, y compris celui de mesures positives qui donnent un sens et un contenu concret à la liberté religieuse, moyennant quelques précautions. Soit la peur de l'islam sert de levier à une montée de la méfiance anti-religieuse qui, aujourd'hui, se focalise sur les militants et les imams les plus radicaux, mais qui ne s'arrêtera pas en chemin : la façon dont les adversaires de la religion s'emparent de ces questions le laisse craindre.
C'est pourquoi le traitement qui sera réservé aux deux séries de propositions sera révélateur. S'il s'avérait possible de mettre en œuvre tout ou partie du rapport Machelon, pourquoi pas ? Il ne faudrait pas mépriser cette chance, bien au contraire. Mais j'ai le sentiment que le moment opportun est dépassé, à cause des déséquilibres sociaux induits par l'immigration, à cause du 11 septembre 2001 (pour faire simple) et du terrorisme d'origine islamiste, à cause surtout de la perte de ses repères et de ses racines par notre société. Le faux balancement introduit par le rapport Rossinot devrait inciter à la prudence. Entrer dans la voie qu'il suggère reviendrait à donner des armes à ceux qui veulent écarter les religions de toute la sphère publique et à enclencher un engrenage redoutable.
Ces propositions en effet ne doivent pas être considérées en dehors du contexte global de fonctionnement de la démocratie moderne où la loi positive se dissocie de plus en plus du droit naturel. Ayons présents à l'esprit les graves dilemmes qui se posent déjà aux chrétiens, mais pas à eux seulement, lorsque la loi les contraint à poser des actes qui sont directement contraires à la morale...
Pour en savoir plus :
? Le rapport Machelon
? Le rapport Rossinot
Notes[1] Cf. son ouvrage La République, les Religions, l'Espérance (Cerf, 2004), et notre commentaire Quand un tabou tombe", Liberté politique n. 28, hiver 2005.
[2] La République ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte.
[3] La Constitution de 1958 n'a pas innové sur ce point, ce contentant de reprendre la même formulation à l'article 1er : La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
[4] Pour reprendre la terminologie consacrée par le Conseil constitutionnel.
[5] Conseil français du culte musulman.
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