Article rédigé par Henri Hude*, le 12 novembre 2010
Lire ce qu'écrit la grande presse nationale française depuis les USA sur le mouvement Tea-Party vous donne l'impression de dormir debout : l'impression d'être en présence d'une Idée philosophique, et non face à une réalité politique complexe ; l'impression, aussi, que ce mouvement serait une frange, extrémiste et marginale, du Parti républicain. Voici une contribution à cette réduction du déficit d'analyse et de quantification de ce phénomène.
1/ Analyse d'une réalité politique complexe
Ce qu'on appelle Tea-Party movement est un ensemble qui comporte deux sous-ensembles.
Le premier, c'est le mouvement Tea Party Express. Le second sous-ensemble, c'est le mouvement Freedom works.
L'ensemble formé par ces deux sous-ensembles porte dans le langage courant le nom d'un des deux sous-ensembles. Il faut donc distinguer le Tea-Party au sens large, et le Tea-Party Express au sens strict. Le vocabulaire ne facilite pas une claire analyse du phénomène. N'importe qui peut aller sur leurs sites et se faire personnellement une idée de ce qu'ils sont. Il existe de bons articles, notamment au sujet de Freedom Works (comme celui sur ce site de notre ami Damien Theillier), surtout sur les blogs. L'essentiel peut se résumer en peu de mots.
Réseaux sociaux, renouveau de la démocratie et puissance d'Internet
Ces deux organisations sont deux réseaux sociaux, qui semblent être nés à peu près ensemble, indépendamment, mais sous la pression des mêmes besoins impérieux, dans une situation devenue intolérable, inspirés par les mêmes idéaux, réglés par les mêmes principes.
Ils ont des structures voisines, très décentralisées, et néanmoins une doctrine commune, renfermée en particulier dans un livre intitulé Give Us Liberty. A Tea-Party Manifesto.
Ces organisations aux structures légères sont animées par un élan puissant, qui s'est révélé irrésistible dans le dernier affrontement électoral. Ce sont des soulèvements populaires, enracinés dans la classe moyenne, composés de gens très remontés mais pacifiques et sûrs de leur bon droit, extraordinairement sûrs d'aller au succès et de remettre leur pays sur les rails. Si l'on veut avoir une idée précise de ce qu'est une révolution, il faut prêter attention à ce phénomène. Ce n'est pas un mouvement politique. C'est une révolution.
Non pas un mouvement, mais une révolution
Ce mouvement est une vraie révolution, en ce sens qu'il est né, à l'évidence, spontanément, au sens où il est un élan qui se dote d'une organisation et non une organisation qui fabrique un mouvement. Son ampleur phénoménale s'explique par la rencontre entre
1/ la mentalité traditionnelle fondatrice de l'Amérique, qui s'y réaffirme avec puissance,
2/ une situation jugée absolument intolérable et
3/ l'innovation technologique de l'Internet.
L'Internet et les blogs ont peu à peu réduit à néant dans le peuple l'autorité intellectuelle et morale des médias libéraux (au sens américain du mot). La culture authentique, recouverte par l'idéologie, a resurgi. Le réel, dissimulé par l'apparence infosphérique, s'est réimposé. Le sens commun est revenu. La crise a joué le rôle de déclencheur. Et maintenant, rien ne va plus et ça ne fait que commencer et je suis prêt à parier que rien ne sera plus comme avant. Ce qui est la vraie définition d'une révolution.
Sans leur action, pensent les militants Tea-Party, les USA vont à la perte de leur identité, à la faillite et au déclassement. Les citoyens ont pris conscience avec effarement de l'énormité de l'endettement du pays, au moment même où le président Obama portait les déficits à des niveaux sans précédent.
L'élection d'Obama ne paraît plus, rétrospectivement, que l'effet d'un malentendu et une erreur de casting.
Les militants forment des communautés de base autonomes. Ils restent en lien et agissent grâce à une activité Internet extraordinairement efficace, qui contourne la pression médiatique progressiste et l'annule.
Leur activité, leur percée Internet et les effets qu'elle produit, en particulier les manifestations de rue, les liaisons entre forces jusqu'alors isolées et étouffées, envoi de messages et de mots d'ordre d'une extraordinaire réactivité, qui deviennent les données fondamentales de l'actualité politique. Ils forcent ainsi les médias liberals à leur accorder une couverture étendue, dont ils les auraient sans doute privés en grande partie, avant l'existence d'Internet.
Pour les militants de base, les grassroot activists, il s'agit de couper la dépense publique, de se libérer de l'endettement, de bloquer la monstrueuse croissance de l'Etat fédéral et son envahissement de la vie privée. La question de la loi sur l'assurance maladie, qui a mis le feu aux poudres, demanderait des explications précises.
La culture populaire fait sauter la chape de plomb de l'idéologie
Plus profondément, il s'agit aussi d'un combat culturel profond, mais qui, le plus souvent, reste comme incarné dans des sujets économiques concrets. On a pu avoir l'impression que, dans la campagne électorale, il n'était question que d'économie, mais c'est là l'occasion de réaliser à quel point la culture conditionne et structure l'économie.
Pour beaucoup, il s'agit aussi de mettre fin à l'avortement. Les sondages montrent que la majorité du peuple américain (entre 54% et 58%) est désormais stablement contre la décision Roe versus Wade (SC, 22 janvier 1973).
Ce mouvement populaire trouve des leaders de haut niveau, qui ne sont pas des inconnus, tels Dick Armey, qui fut le n° 2 de la Chambre basse il y a une quinzaine d'années, lors de la première révolution conservatrice. Il était alors le second de Newt Gingrich. Ce dernier pourrait être le compétiteur du Président Obama en 2012.
Rediscovering God in America
Newt Gingrich, dont chacun peut visiter le site www.newt.org a produit récemment une intéressante vidéo d'une heure environ, vendue dans le commerce, et qui s'intitule Redécouvrir Dieu en Amérique , Rediscovering God in America . Après diverses péripéties personnelles, Gingrich s'est converti au catholicisme. Dans son film, il raconte l'histoire de la religion et de la liberté religieuse aux Etats-Unis, qui en ont fait One People Under God, et une société où Dieu et la Liberté travaillent ensemble. C'est tellement différent de nos traditions françaises, que nous avons beaucoup de mal à comprendre.
Les Américains semblent désormais conscients d'être un peuple de croyants (à au moins 95% avec au moins 85% de monothéistes) dominés par une classe dirigeante athée ou matérialiste, qui veut détruire leur foi et leur morale, par un dévoiement complet de l'idéal démocratique.
Ce 8 nobvembre, sur C-Span, une dame disait au téléphone qu'elle avait voté démocrate pendant plus de 40 ans et que maintenant elle avait voté républicain pour la première fois, parce qu'elle était tellement outrée ("so upset"), parce que non seulement le Président n'avait pas de religion, mais encore c'était un hypocrite qui faisait semblant d'en avoir une. C'est le genre d'intervention qui fait mourir de rire le liberal américain de base. Mais c'est cette totale liberté d'expression, retrouvée par les 85%, qui a cloué mardi le cercueil des démocrates — et, bien que nul ne puisse prévoir l'avenir avec certitude, en tant que philosophe, ma conjecture est qu'ils ne sont pas près d'en sortir.
Et je me demande même si quelque chose de tel ne pourrait pas, d'une autre façon, se produire aussi en Europe, et, peut-être même, en France.
II- Quantification du phénomène
Une question sans réponse pour la plupart des lecteurs de la grande presse nationale française, c'est celle de la mesure quantitative du phénomène Tea-Party. Quelle est la grandeur, la mesure de ce mouvement ? Cette importante question est susceptible d'une réponse empirique sans équivoque.
C'est cette réponse empirique qui fournit le seul moyen de répondre sérieusement à d'autres questions plus difficiles, sur lesquelles on a trop tendance à se précipiter.
Par exemple : s'agit-il d'un frange extrémiste du parti républicain, en voie de marginalisation ? L'étiquette Tea-Party est-elle attractive ou fait-elle fuir les candidats Républicains ? Attire-t-elle ou fait-elle fuir les électeurs américains ?
Ce ne sont pas des questions auxquelles on trouve une réponse valable simplement en manipulant un concept vide, ni en consultant des sympathies ou antipathies.
Nous trouvons les éléments d'une réponse à ces questions, en prenant la mesure précise du phénomène, qu'on trouve dans l'excellent numéro du Washington Post, (second cahier du 4 novembre 2010, pages 21 A – 34 A). Les faits quantifiés permettent d'établir au delà de tout doute raisonnable qu'il s'agit d'un mouvement de masse, représentant une importante proportion du parti républicain institutionnel et solidement enraciné dans la tradition de la démocratie américaine et la doctrine traditionnelle du parti républicain. Voici ces faits quantifiés.
Les faits quantifiés
Sur 424 candidats républicains à la députation à la House (la chambre basse), 187 ont été endossés par le Tea-Party, soit 44%. Cela suppose et veut dire qu'ils ont accepté d'une manière ou d'une autre cet endossement.
Sur 37 candidats républicains ou indépendants au Sénat, 26 ont été endossés, soit 70%.
Il est donc certain que l'endossement et l'étiquette Tea-Party, surtout qu'ils ne sont pas exclusifs, ne font pas peur à la masse des candidats républicains.
Qu'en est-il des électeurs ? Sur l'ensemble des 239 candidats Républicains élus à la House (chambre basse), 120 avaient été endossés par le Tea-Party, soit 50%. Ces 50% d'élus se trouvent sur les 44% d'endossés et les autres 50% d'élus se trouvent sur les 56% de non endossés. Le taux de succès à la House des candidats endossés par le Tea-Party est supérieur d'environ 25% à celui des candidats non endossés.
Au Sénat, le taux de succès est au contraire légèrement inférieur, de 60% pour un taux d'endossement de 70%.
D'après le Washington Post, 60 des 83 nouveaux élus à la House sont des Tea-Party.
Les républicains qui ont battu un député démocrate sortant étaient à 85% des endossés par le Tea-Party. Les deux sénateurs-élus (Kirk et Toomey) qui ont battu des sénateurs démocrates sortants étaient des endossés Tea-Party.
Ainsi, 45% des candidats républicains, 50% de ses élus et surtout 72% de ses nouveaux élus (60/83) sont des endossés ou des proches du Tea-Party. Voilà l'ordre de grandeur du phénomène. Parler de frange marginale est donc une erreur grossière.
C'est aussi un fait que l'étiquette Tea-Party ne fait pas plus fuir la masse des électeurs américains qu'elle ne fait fuir ni les républicains, ni les indépendant, ni beaucoup de Démocrates. Bref, elle fait frémir les liberals, mais elle ne fait pas fuir le peuple américain.
Ceci n'est qu'un fait général, qui souffre des exceptions. C'est sans doute ici qu'intervient le phénomène Sarah Palin. Je me place ici dans un état de doute méthodique, face aux médias, et j'avoue aussi que je ne connais pas encore assez. Par contre, je peux fournir une simple analyse quantitative.
La mesure du facteur Palin
Sarah Palin a pris des initiatives personnelles. Elle a pris le risque d'endosser seule des candidats. Nous savons maintenant ce que cela a donné.
À la Chambre, le taux de succès des candidats qu'elle a endossés seule est de 16,6% (1/6). Le taux de succès des candidats à la House endossés à la fois par le mouvement Tea-Party ET par Sarah Palin est de 50%, soit la moyenne du taux de succès de cette catégorie.
L'effet Palin est donc imperceptible à la Chambre basse en cas de succès et il est très fort en cas d'échec.
Le résultat est meilleur au Sénat ; l'effet Palin n'y est ni nul, ni négatif, mais modéré.
Sarah Palin a un vrai pouvoir de nuisance au cours des primaires. Elle peut faire écarter des républicains candidats à l'investiture républicaine, et qui ne seraient pas assez favorables aux thèses du Tea-Party. Mais au-delà de ce pouvoir de veto, elle ne semble pas en mesure d'influer sur l'ensemble de l'électorat, ou du parti républicain, ou même du Tea Party. L'électorat dans son ensemble réagirait plutôt négativement à ses recommandations, si ce sont les seules, et il n'en tient pas grand compte, dans le cas contraire.
Sarah Palin n'a donc pas tant d'influence, pour le moment, et comme l'opinion en a conscience, les démocrates ne peuvent guère espérer non plus s'en servir comme d'un épouvantail qui symboliserait l'ensemble des Républicains ou du Tea-Party, et permettrait de les stigmatiser en bloc.
L'échec de Christine O'Donnell dans le Delaware est celui d'une candidate Tea-Party typique, qui aurait peut-être pu faire mieux, mais qui s'est identifiée trop fortement à la personnalité de Sarah Palin.
Il y a deux options
1/ L'ambition de Sarah Palin est déraisonnable, mais avec le concours des médias (elle attire le téléspectateur et gonflant l'audimat améliore la rentabilité), et sauf si elle parvient à retourner l'opinion, elle est la plus grande chance des démocrates dans les deux années à venir.
2/ Sarah Palin est une sorte de Reagan féminin, un extraordinaire caractère politique, qui, comme lui, après avoir été la bête noire des médias et la terreur d'une majorité, finira par séduire et s'imposer.
Le facteur Palin est ce qui accroît la difficulté de l'analyse du Tea-Party. Aux deux grandes organisations s'ajoute sa forte personnalité. Elle a des partisans inconditionnels, elle est extrêmement impopulaire au dehors du Tea-Party et assez populaire au-dedans (mais pas du tout la plus populaire des conservatrices).
Il n'est pas exclu que ses défauts puissent être utiles au mouvement et au parti, dans la mesure où elle n'en est ni le centre, ni le leader, mais seulement une star et une militante acharnée. Elle maintient une cohérence en terrifiant les républicains tièdes, qui la craignent aux primaires et pensent à leurs jobs. Mais elle ne parvient pas pour l'instant à s'imposer à la tête du mouvement, qui trouve actuellement dans ses tout nouveaux élus de nouvelles têtes très convaincantes.
Sarah Palin et Nancy Pelosi
Si nous lisons la presse ou regardons la télévision, il s'en faut de beaucoup que Sarah Palin soit omniprésente. Elle l'est surtout dans le discours de ses adversaires. Elle voudrait jouer un rôle majeur, mais mon sentiment est que, malgré son talent, le rôle très important qu'elle semble avoir dans le développement des événements politiques est surévalué et a quelque chose de fantasmatique.
Elle est la bête noire des démocrates, la Nancy Pelosi républicaine, à la fois symbole du Mal, Folle du Logis, grande Tentatrice, etc.
La promotion médiatique de ces deux femmes est due au désir qu'ont la presse et les médias (conservateurs ou libéraux, au sens américain de progressistes) de mettre en vedette une personnalité à fort pouvoir polarisateur au premier rang des adversaires, d'en faire leur vivant symbole et de pouvoir ainsi procéder à des amalgames aussi injustes qu'électoralement fructueux.
Les républicains ont utilisé l'image de Pelosi pendant les dernières élections avec un indiscutable succès. Le nom d'Obama était très souvent couplé à celui de Pelosi. Il s'en faut que les démocrates, dans ces dernières élections, aient tiré autant de profit de Sarah Palin.
*Henri Hude, normalien, philosophe, dirige le pôle d'éthique au centre de recherche des Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Dernier ouvrage paru : Démocratie durable, penser la guerre pour faire l'Europe (Éd. Monceau, 2010).
Lire ses précédentes Lettres d'Amérique : cliquez ici
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