N'oublions pas les Hongrois !
Article rédigé par Philippe Pouzoulet*, le 29 août 2009

L'automne 2009 sera marqué par les commémorations du vingtième anniversaire de la réunification allemande. Le sanctuaire de La Salette, avec l'aide de l'association Rencontres européennes de La Salette qui s'est donné pour but de promouvoir, par la rencontre et le dialogue, notamment avec les jeunes de l'Europe, la réconciliation et la paix entre les peuples du continent, ont en quelque sorte devancé l'appel en organisant dans les derniers jours de juillet un colloque consacré aux Hongrois dans leur relation de voisinage avec les pays qui les entourent [1].

Pourquoi la Hongrie ? Parce que ce pays est la clé d'une question européenne que nous aurions grand tort de tenir pour négligeable à présent que le continent a retrouvé son unité géopolitique. Rappelons tout d'abord qu'au cours de l'été 1989, alors que le pays est en pleine transition vers la sortie du communisme et les premières élections libres depuis 1947 qui se tiendront au printemps 1990, le gouvernement de Miklós Németh laisse passer des touristes allemands de l'Est en Autriche, ouvrant ainsi la première brèche dans le rideau de fer et la première sape qui sera fatale à la défunte république démocratique allemande. Un fait de plus concernant la Hongrie et tombé dans l'oubli de nos mémoires françaises...

Qui, dans notre pays, se souvient encore que la Hongrie fut l'un des plus anciens royaumes d'Europe, réunissant les terres délimitées par l'arc montagneux des Carpathes et consacré en l'an 1001 par le couronnement de Saint-Etienne (István) ? Une couronne envoyée par le pape français Sylvestre II (Gerbert d'Aurillac)...

Qui se souvient que la Hongrie, pendant près de 500 ans, fut une puissance de l'Europe centrale ? Que son avenir fut durablement affecté par la défaite de Mohács (1526) face aux Turcs, entraînant l'occupation d'une bonne partie du pays jusqu'à la fin du XVIIe siècle et l'incorporation du reste du royaume à l'empire des Habsbourg, tandis que la Transylvanie demeurait une principauté autonome ? Ce que Pierre Kende, dans une remarquable synthèse (Le Défi hongrois de Trianon à Bruxelles, Buchet-Chastel 2004) a si justement appelé une longue expérience de discontinuité , qui n'est pas sans expliquer la sympathie réciproque entre Hongrie et Pologne.

Sous la couronne de saint Étienne
Qui se souvient que ce pays, depuis lors ignoré du reste de l'Europe et traité comme une province autrichienne, n'a cessé d'aspirer à retrouver son indépendance sous la couronne de saint Étienne en résistant aux empires qui l'ont dominé, et pas seulement à l'empire turc ? Les Hongrois quant à eux n'ont oublié ni l'insurrection du prince Rákóczi, au début du XVIIIe siècle, qui proclame la première déchéance des Habsbourg, ni la guerre d'indépendance conduite par Lajos Kossuth, héros national par excellence (1848-1849). Les Hongrois ne rendirent les armes que devant l'armée russe du tsar Nicolas Ier qui avait été appelé à la rescousse par l'empereur d'Autriche incapable de réduire la rébellion magyare par ses propres moyens.

Et surtout, qui se souvient en France que le mot de Trianon évoque pour les Hongrois le diktat traumatisant d'un traité imposé par les pays vainqueurs après la Première Guerre mondiale ? Au mépris du principe des nationalités, ce traité les priva, au nord, au sud et à l'est, de territoires habités majoritairement ou exclusivement par des populations hongroises. À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, ce découpage ne devait pas être remis en cause par le traité de Paris. Ainsi, à une situation d'injustice, celles des minorités allogènes de la Hongrie d'avant 1914 dont les droits politiques étaient pratiquement inexistants, a succédé une nouvelle situation d'injustice, celle faite aux Magyars vivant dans les nouveaux États européens.

On peut d'ailleurs se demander si la mémoire hongroise n'a pas tendance à sous-estimer la première pour ne plus s'intéresser qu'à la seconde. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, deux des États multinationaux créés après la Première Guerre mondiale comme une contre-assurance voulue par la France afin de parer à toute résurgence d'impérialisme allemande, ont eux-mêmes éclatés (Tchécoslovaquie et Yougoslavie). Il en résulte qu'une partie de la population magyare, se regardant toujours comme de nationalité hongroise , réside hors des frontières de la nation mère et a la citoyenneté de la Roumanie, de la Serbie, de la Croatie, de la Slovénie ou encore de l'Ukraine (après 1945 la Ruthénie subcarpathique, incluse dans la Tchécoslovaquie de l'entre-deux-guerres, a en effet été annexée par l'URSS). La Roumanie est ainsi devenue l'État le plus étendu de la région, mais un État multinational en dépit de la volonté des Roumains, inscrite dans leur constitution, de se définir comme un Etat-nation unitaire.

On voit que la situation des Hongrois est sans aucun rapport avec celle des Allemands qui ont été expulsés après 1945 des territoires qu'ils occupaient au centre (Sudètes de Tchécoslovaquie) et à l'est de l'Europe (Silésie devenue polonaise, Poméranie, pays baltes...). Une situation particulièrement inconfortable et, il faut bien le dire, une situation d'autant plus incompréhensible pour les Français que l'identité hongroise associe conscience d'une histoire douloureuse, langue et culture, mais aussi religion. Les Hongrois sont catholiques ou protestants (notamment en Transylvanie aujourd'hui roumaine), tandis que, notamment, les Roumains sont orthodoxes... Bien plus, les uns et les autres font de leur religion un élément déterminant de leur identité nationale, comme nous avons pu le constater grâce à un reportage sur le grand rassemblement catholique hongrois de Csiksomlyó en Transylvanie (aujourd'hui partie de la Roumanie).

Les clés d'une réconciliation durable
L'objet du colloque de La Salette, placé sous la présidence de Mgr Philippe Brizard, directeur général de l'Œuvre d'Orient, était donc de se pencher sur cette question hongroise complexe et douloureuse qui, près d'un siècle après la fin du premier conflit mondial, subsiste au cœur de l'Europe centrale. Les participants y ont été aidés par des universitaires de différentes confessions chrétiennes venus principalement d'universités hongroises et roumaines ; ils ont réfléchi aux chemins d'une réconciliation dans une perspective œcuménique. Le colloque a encore bénéficié de l'expertise d'intervenants venus de Pologne (Université d'Opole) et d'Ukraine (en la personne du président de l'Association Rencontres européennes de La Salette , Antoine Arjakovsky, directeur de l'institut d'études œcuméniques de Lviv).

Il en est résulté une première conclusion claire : une réconciliation durable en Europe centrale, et donc une paix solide ne pourront être établies, à frontières inchangées (car c'est évidemment la condition sine qua non de la confiance entre les pays concernés), que si justice est faite à ces populations de langue et de cultures hongroises restées en dehors des frontières de la Hongrie moderne. Le défi n'est pas mince pour des pays comme la Slovaquie ou la Roumanie, d'autant plus que les sociétés politiques post-communistes ont leurs propres fragilités et que leurs capacités d'intégration sont limitées.

En outre, on ne peut méconnaître que, dans les franges les plus nationalistes de la population hongroise, subsistent des courants irrédentistes rêvant toujours de la reconstitution d'une Grande Hongrie . Mais, à refuser aux Hongrois les droits légitimes à l'enseignement en langue hongroise et à l'organisation de leurs communautés (ce qui ne va pas sans poser de redoutables questions quant au degré possible de liberté dans l'administration locale des zones à forte majorité hungarophone), à réprimer l'usage même du hongrois dans les lieux publics comme une récente proposition de loi slovaque l'envisage, au grand dam des Hongrois, Bucarest et Bratislava ne risquent-ils pas de faire le jeu de ces courants en traitant leurs hongrois comme des étrangers ?

Bruxelles et les Églises
Deuxième enseignement qu'il faut bien exprimer en dépit de la modération de nos interlocuteurs hongrois : l'Europe de Bruxelles a déçu en raison du peu de prise qu'elle semble avoir sur la question des minorités hongroises. Alors que nous nous apprêtons à célébrer le soixantième anniversaire de la déclaration Schuman, l'Union européenne semble impuissante à concrétiser sa raison d'être (justice et paix) dans le bassin des Carpates en jouant de son influence sur les acteurs locaux. Cette conclusion est sans doute injuste compte tenu des moyens financiers consacrés par l'Europe à l'intégration de ses nouveaux membres. Mais on sent bien que ce qui se joue ici, c'est la légitimité du projet européen aux yeux des peuples d'Europe centrale. Il est regrettable que cela ne retienne pas davantage l'attention dans nos pays d'Europe occidentale, comme si nous oubliions le cadavre de la conférence de Munich qui est toujours dans notre placard...

Troisième enseignement : les Églises jouent un rôle important, sous-estimé dans notre pays de laïcité, notamment en raison de la mission d'enseignement qu'elles ont recouvré après la fin des régimes communistes. De plus, l'impératif œcuménique s'impose comme une évidence en Europe centrale. Ce n'est d'ailleurs pas sans raison que le troisième rassemblement œcuménique européen s'est tenu à Sibiu en septembre 2007, c'est-à-dire dans un pays, la Roumanie, où la majorité des croyants est orthodoxe, et dans une ville longtemps habitée par une population d'origine saxonne et protestante. Malheureusement, cet événement important pour les Églises d'Europe, qui fut aussi un événement politique européen, n'a pas fait beaucoup parler de lui en France.

Vingt ans après la réunification allemande et européenne, on voit qu'il reste énormément à faire, et pas seulement en Allemagne. N'oublions pas les attentes de l'Europe centrale et tout spécialement celles des Hongrois. Et n'oublions pas que la paix et la réconciliation sont œuvre trop importante pour laisser les gouvernements s'en occuper tout seuls...

* Philippe Pouzoulet est ancien élève de l'ENA, secrétaire de l'association Rencontres européennes de La Salette, 25 rue Sala 69002 Lyon.

[1] Le programme complet du colloque peut être consulté sur le site du sanctuaire de La Salette : http:/lasalette.cef.fr

 

 

 

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