LOFT STORY, OU LA FORTERESSE DU VIDE
Article rédigé par Nicolas Bonnal, le 06 mai 2002

PARIS,[DECRYPTAGE/analyse] - Loft Story est devenue une affaire nationale, qui nourrit les conversations de bistrot et mobilise dix millions d'intelligences par jour. Le succès de l'émission, dont le concept est consacré partout ailleurs en Europe, ne fait que confirmer, il est vrai, les abjectes prédictions orwelliennes ou debordiennes : les hommes réifiés de l'ère marchande se comportent compulsivement comme des rats de laboratoire.

Et le spectacle réunit ce qu'il avait dispersé, mais il le réunit en tant que séparé.

La catastrophe a bien lieu, et elle gêne aux entournures les hommes d'affaires et les politiques qui nous gouvernent. Le catéchisme politiquement correct a créé une situation où l'homme réifié n'est plus un loup, mais une bête à concours. Comme Rantanplan, ils sentent confusément quelque chose : est-ce que notre modèle qui a saboté le climat, la terre, les paysages, les cultures, n'est pas non plus en train d'anéantir l'homme ?

Or le programme humaniste, le programme des Lumières ne devait-il pas créer un individu libre et autonome, cultivé et autonome ? La zoomécanisation de l'homme post-moderne est en marche, et elle progresse comme l'avait prédit Orwell, en toute conscience : personne n'est plus libre et adulte qu'Aziz quand il décide d'être traité comme un rat de laboratoire avec une caméra sous sa douche et un micro sous l'oreiller. Il est même choqué que l'on conteste sa liberté. Et il n'a pas tort, notre atome médiatique ; qui est plus libre, du producteur de l'émission, du patron de la chaîne ou de la foule de voyeurs qui se rincent l'œil ?

Le régime de Loft Story est dur. Les livres y sont interdits, on n'a pas le droit de parler de politique (ni de religion ?) et le CSA qui ne plaisante pas surveille le débit du tabac. A l'entrée de cet enfer de Dante, la liberté est sous contrôle : " Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate ". On se croirait dans " la Divine Comédie " ou dans " l'Enfer " de Milton. Sauf que là, on n'est plus dans la fiction, mais dans une réalité aussi illusoire qu'un fantasme. La théologie du Voir, issue de la Renaissance, débouche sur l'apologie du mateur, de l'homme vidé de lui-même par ses yeux (conformément aux prédictions des prédicateurs du XVIIe siècle).

L'émission Loft Story est dure : on s'y moque cruellement des acteurs et des spectateurs, on ne leur fait pas de cadeau. On ne les avilit pas, on mesure leur degré d'avilissement, et on défie les rares intellectuels qui voudraient passer pour des ringards en dénonçant ce pensum, filmé dans un décor glacial.

"Ma paroisse meurt d'ennui, écrivait déjà Bernanos dans " le Journal du Curé de campagne ". Nous avons affaire à de drôles de paroissiens. Il ne reste plus qu'à investir cette forteresse du vide, et d'y substituer le petit château de l'âme @[Décryptage/ChristiCity].

Nicolas Bonnal.