Article rédigé par Fr. Edouard Divry, op*, le 09 février 2007
Le procès dit des "caricatures de Mahomet" s'est achevé le 8 février dernier devant le tribunal correctionnel de Paris. Le journal Charlie Hebdo qui avait reproduit les fameux dessins danois était poursuivi pour injure à caractère racial par plusieurs organisations islamiques, dont la Grande Mosquée de Paris.
Le ministère public a requis la relaxe. Nous revenons sur cette affaire avec l'analyse du Fr. Edouard Divry, déjà parue le 24 février 2006. Comment articuler liberté religieuse et liberté d'expression ?
P:first-letter {font-size: 300%;font-weight: bold;color :#CC3300; float: left}La Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) comporte une source de confusion comme l'a montré l'affaire des "caricatures de Mahomet" publiées dans le journal danois Jyllands-Poten (30 sept. 2005). Qui doit l'emporter, le droit au respect des religions ou le droit de la liberté de la presse ? Les droits fondamentaux n'apparaissent jamais clairement hiérarchisés dans la DUDH. En toute justice, ne faudrait-il pas distinguer deux ordres de droit, ou sinon l'ambiguïté risque-t-elle de générer de nouveaux conflits ?
1/ Il y a d'abord un ordre génétique individuel des droits qui relève du bon sens : en premier le droit à la vie "premier des droits" comme Jean-Paul II, promoteur international des droits de l'homme, l'a montré (cf. Evangelium vitae, n. 20), puis le droit d'expression, puis les autres droits individuels dont fait partie le droit à la liberté de religion.
Cet ordre suit le développement du vivant : on est conçu à une certaine date comme le notent les Chinois sur leur passeport en soustrayant neuf mois à leur date de naissance, puis on naît, ensuite on reçoit une éducation assortie des droits des parents en la matière. Puis on s'exprime, par exemple, par le droit de vote à l'âge de la majorité. Enfin on adhère formellement à la religion de son enfance ou à une autre (cf. Jean-Paul II, Message pour la journée mondiale de la paix, 1999), selon un droit seulement subjectif.
Cette croissance dans l'acquisition des droits se développe avec toutes les variations de la vie qui accompagnent celle-ci : droit à la liberté d'éducation pour ses propres enfants, droits du travail, etc. Dans ce premier type d'ordre, le droit à la liberté d'opinion précède le droit à la liberté religieuse. Pour théologique que soit le droit canon catholique, c'est bien cet ordre génétique qui a été adopté dans le Code de 1983. En effet, le droit d'annoncer l'Évangile précède de manière vitale le droit à la liberté religieuse (CIC canon 747, §2 situé avant le canon 748 sur la liberté religieuse).
Remarquons qu'à la suite de cette liste hiérarchisée, il peut exister à ce niveau d'ordre génétique, des droits non fondamentaux, des droits permissifs dus à l'évolution morale positive ou négative du pays : dans un sens positif, la suppression de la peine de mort (cf. Evangelium vitae, n. 56). Mais bien plus nombreux sont hélas les droits de "l'anti-culture de mort" (Benoît XVI, DCE, n. 30), droits négatifs bien connus : droit à l'avortement de plus en plus libéralisé (usage permis de la pilule RU 487 à domicile pour les mineures en France), droit à l'euthanasie (Belgique, Angleterre, etc.), droit de manipuler des embryons "sur-numéraires" (France, 6 février 2006), etc.
2/ Cependant il existe un autre ordre des droits, celui philosophique de l'homme "animal raisonnable" vivant en société. C'est l'ordre de perfection. Cet ordre est envisageable même dans le cadre philosophique d'un "grand Tout ordonné" (Albert Einstein), sans atteindre nécessairement l'existence de Dieu. Au plus haut degré, existe le droit à la liberté religieuse — premier de tous les droits — et même, ajoute Jean-Paul II — test de tous les droits — (cf. "Message pour la journée mondiale de la paix", 1988).
Ce droit de liberté de religion ressortit de manière éminente au droit de tout un chacun à la vérité, que celle-ci soit théorique ou pratique. Puis en deuxième lieu, se situe le droit d'objection de conscience, individuel et communautaire. Le droit de la liberté de la presse est seulement la conséquence directe du droit communautaire à être informé en vérité. Après ces trois droits hiérarchisés, vient le droit individuel ou communautaire de se défendre en diffamation à cause des excès du droit précédent. Ce deuxième ordre se déploie au-delà des circonstances purement temporelles, dans un regard surtout trans-temporel, où l'on reconnaît un ordre achevé de valeurs sur l'homme, notamment un Bien commun peu évolutif transmis de génération en génération, auquel l'homme adhère à divers degrés de par la société civile où il vit.
Comment dès lors dirimer entre les droits en cas de conflit de deux d'entre eux ?
Absolument, c'est l'ordre de perfection qui doit être examiné en premier lieu et qui l'emporte s'il est prouvé que le droit mis en question relève de cet ordre. C'est à ce niveau que doit se situer la Déclaration du Bureau de presse du Vatican suite aux caricatures hostiles à l'islam : "Le droit à la liberté de pensée et d'expression, ancré dans la Déclaration des droits de l'homme, ne peut impliquer le droit d'offenser le sentiment religieux des croyants. Ce principe vaut pour toutes les religions." Mais c'est l'ordre génétique qui doit l'emporter s'il est établi que le droit mis en cause, dans les circonstances d'exercice du droit, ressortit à l'ordre génétique, c'est-à-dire que le simple droit vital a pu être lésé, comme le droit d'expression auquel est très sensible la même église universelle au nom de la Libertas Ecclesiæ.
Au Danemark, à propos des "caricatures de Mahomet", des journalistes ont avoué qu'il existait une volonté de provocation, ce qu'il faudrait encore prouver par un procès. Dans cette hypothèse qui semble avérée, c'est le sentiment religieux musulman qui a voulu être atteint par la moquerie encore qu'il soit interdit très tardivement de représenter Mohamed dans l'islam (IXe siècle de notre ère et après). Mais le droit à la liberté religieuse n'a pas été directement bafoué : nul n'a été empêché ou contraint de vivre et de pratiquer la religion musulmane au Danemark. Il y a seulement des retombées négatives probables pour qui aspire ou vit dans cette religion en Europe.
L'offense est donc de l'ordre de la diffamation communautaire, dans le cadre où tout État a le devoir positif, sans ingérence, de favoriser la paix religieuse et que ne soit pas offensé le sentiment religieux. Par ailleurs, les caricatures paraissent objectivement tout à fait bénignes en elles-mêmes pour la majorité des Danois et des Européens. Bien au contraire, les agissements violents de ceux qui ont utilisé a posteriori la publication de ces caricatures sembleraient vérifier le contenu conceptuel du message des caricatures. La notion de Bien commun national devrait servir localement de critère pour établir les vraies servitudes du droit. Va-t-on devoir censurer, dans de nouvelles éditions, le Dictionnaire de Philosophie (article tolérance) de Voltaire ou sa tragédie, Le Fanatisme ou Mahomet le prophète, ou pire encore les Pensées de Pascal (n. 595-99, Brunschvicg) pour faire plaisir à un groupe de pression locale ou internationale ?
En France, d'après les circonstances, c'est le droit à la liberté d'information qui a peut-être été en partie outragé : licenciement prématuré du président de France Soir. En partie, car il peut exister une volonté d'information à effets pervers en jouant sur le double effet de l'information (communiqué de presse et diffamation auxiliaire). Le procès sur l'affaire France Soir, s'il a lieu, aura à trancher.
Ainsi à deux maux, des remèdes différents. Les autorités et la presse danoises avaient très probablement des excuses rapides à offrir à la gent danoise musulmane dont la présence au Danemark a insensiblement fait évoluer le Bien commun sur une ou deux générations. En France, la direction générale du journal France Soir pourrait bien devoir beaucoup plus que des excuses circonstanciées à la direction éditoriale. Quoique la réaction de solidarité de beaucoup de journaux avec celle-ci semble louable, rechercher la paix sans envenimer apparaît relever de la sagesse politique, de ce minimum de prudence internationale. Il faut donc saluer les voix nombreuses qui ont abondé en ce sens.
Mais attention, le non-discernement de l'ordre des droits pourrait conduire à de nouvelles occasions de conflit entre Occident et monde musulman, ce dernier étant de plus en plus marqué par l'irrationalité de groupes islamiques. Or justement un troisième mal est né du premier. Il y a eu des morts en Afghanistan. Les retombées violentes contre les intérêts des pays européens, mais surtout les agressions contre les chrétiens en Orient, sont totalement intolérables, et mériteraient le plus rapidement possible des réparations évaluées en droit international.
À cause de la faute initiale commise en diffamation, c'est un enjeu pour la dignité de l'Europe politique actuelle de réparer sans se cacher derrière la situation lâche de certains pays de l'Union qui n'admettent pas de reconnaître les racines chrétiennes de l'Europe. Au Liban, le droit à la liberté religieuse a été lésé (églises incendiées), et ailleurs, il est constamment offusqué comme en Arabie Saoudite. S'il y a donc une urgence politique à régler, en plus d'une révision équitable de l'agencement interne à la DUDH, c'est bien la question d'accords internationaux concernant la réciprocité religieuse à mettre sur pied, alors que depuis des années le Saint-Siège a demandé que soit établi le droit à la liberté religieuse contenant une clause de réciprocité (cf. Jean-Paul II, Au corps diplomatique, n. 3, 12 janvier 1985), clausule qui par ailleurs doit tenir compte des majorités et minorités religieuses dans des accords bilatéraux impartiaux.
*Le Père Edouard Divry, op, dominicain du couvent de Nice, a publié dans Liberté politique : "La Liberté religieuse à l'épreuve – Quel dialogue entre christianisme, judaïsme et islam", n. 32, hiver 2006. Vient de faire paraître : Aux fondements de la liberté religieuse : Eglise, judaïsme et islam, Parole et Silence, 380 p., 23,75 €
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