Le plus dur reste à faire
Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie*, le 02 juin 2005

Pour avoir été annoncé, le choc n'en a pas moins été violent. Le niveau de participation et l'avance majoritaire du non témoignent d'une décision claire et sans ambiguïté. Et maintenant ? Quoi qu'on dise, le projet de traité constitutionnel est mort et enterré.

Les Néerlandais ont suivi l'exemple français, et nettement. Les référendums suivants se présentent mal pour leurs promoteurs. Dans les pays qui ne l'ont pas prévu, la pression monte en faveur d'une consultation populaire, et d'un vote négatif. Quant aux Britanniques, leur Premier ministre considère que le référendum de ratification promis pour l'an prochain n'est plus d'actualité.

Cependant, le plus dur reste à faire. Le vote du 29 mai révèle une fracture qui comporte de nombreux risques, en France et dans l'ensemble de l'Europe.

UNE FRACTURE POLITIQUE

La première fracture est politique. La majorité des électeurs a rejeté la proposition que lui présentait l'ensemble de ses dirigeants politiques, économiques, syndicaux, et tout ce que la France compte ou presque d'intellectuels et d'autorités morales. Ce rejet en dit long sur l'abîme qui sépare un peuple de ses élites.

Les lignes de partage se dessinent de façon très nette : ont approuvé majoritairement le projet de Constitution les plus de soixante ans, les habitants des centres urbains anciens, bourgeois et résidentiels, qu'ils soient conservateurs/traditionnels ou libéraux/libertaires, ainsi qu'une demi-douzaine de départements de l'Ouest. À l'inverse, le non domine chez les actifs, toutes catégories sociales confondues (à l'exception des cadres supérieurs), chez les jeunes, et dans presque toutes les régions, notamment les plus rurales, les plus marquées par les phénomènes péri-urbains et les zones frontalières.

Jamais notre pays n'avait enregistré un clivage aussi tranché entre deux mondes. Les partis politiques traversés par ces nouvelles lignes de fracture peinent à les assumer. Et les élites contestées ne semblent pas prêtes à une autocritique de fond. Imputer la défaite au chômage les dédouane d'une plus ample réflexion. Ce contexte a sans doute contribué au résultat mais il n'en a pas été le facteur décisif. Après une longue campagne de neuf mois, durant laquelle les Français se sont plongés dans les questions européennes comme ils ne l'avaient jamais fait, ce serait leur faire injure de prétendre qu'ils ont répondu à côté de la question.

D'où l'importance d'une analyse précise des niveaux du "non".

Un "non" social. Au travers de la défense d'un ensemble de protections sociales, d'avantages acquis, le "non" social met le modèle français en balance avec le mouvement général de modernisation engagé en Europe. C'est le choix d'une économie et d'une société libérales fait par la majorité de nos partenaires, et notamment les nouveaux adhérents qui a été refusé par une majorité de Français. Ce modèle issu du pacte conclu à la Libération, mélange d'idéologie socialisante, de redistribution collective à grande échelle, d'interventionnisme étatique et de bureaucratie inquisitoriale, s'alimente encore abondamment au discours ressassé des dirigeants français. Beaucoup d'entre eux continuent de le tenir pour un idéal indépassable... et de rejeter lâchement sur Bruxelles la responsabilité de tout ce qui le remet en cause.

Un "non"anti-technocratique. Venant d'autres horizons, le "non" anti-technocratique trouve sa force dans le rejet du mode de fonctionnement communautaire. Les réglementations multiples et foisonnantes, acquises au terme de processus obscurs et rigides, tendent à l'uniformisation systématique. Elles ont pour effet de gommer la diversité d'une Europe difficilement gouvernable à 25 et sont de plus en plus mal supportées.

L'épisode de la directive Bolkestein en est une illustration plus que symbolique, celui du " plombier polonais " une incarnation parlante. Les réactions du gouvernement français en ont apporté la preuve de trop : celui-ci ne maîtrise plus le fonctionnement des mécanismes européens. Aux grands principes sur lesquels on demandait aux électeurs de se prononcer, ceux-ci ont opposé leur vécu quotidien.

Un "non" identitaire. La question de l'identité européenne, quoi qu'on en dise, n'a jamais été absente de la campagne, ni par conséquent du vote. Comment expliquer le rejet du projet de traité constitutionnel par une génération de jeunes et de catholiques engagés ? Sans doute peu nombreuse, elle n'a pas été, pour autant, sans influence sur les termes du débat. Elle s'est structurée sur le refus français de mentionner les "racines chrétiennes" de l'Europe, et plus encore sur la question turque qui s'est invitée dans le débat, moins par un hasard de calendrier que par l'obstination de nos dirigeants politiques. Parallèlement mais opérant dans le même sens, les interrogations sur le contenu et la portée de la Charte des droits fondamentaux ont mis en lumière une conception sous-jacente de l'homme, qui s'écartait des intentions des "Pères fondateurs".

Des courants contradictoires se sont ainsi renforcés. Mais le vote de dimanche a été fondamentalement politique et contrairement à ce qui a été dit, il n'est pas sorti du sujet européen. Trouvera-t-il une réponse à la hauteur de ses interrogations ?

MAITRISER LES RISQUES

Le bouleversement de la donne ouvre largement le jeu. En provoquant des risques que nul n'est sûr de pouvoir maîtriser, il offre aussi une chance historique.

Premier risque, le dépit guette le monde de l'entreprise. Déçus des Français et de la politique, de nombreux responsables d'entreprises se comportent intellectuellement et moralement en apatrides, au gré de leurs intérêts. Il est facile de se laisser accaparer par le Léviathan professionnel. De nombreux chrétiens ne sont pas exempts de cette tentation : pris entre une vie active stressante, et des obligations familiales légitimes, ils renvoient les implications de leur foi à la seule sphère privée. Ainsi une vaste partie de l'élite intellectuelle et morale française se détourne des affaires publiques et se forge, à bon compte, un solide alibi.

Second risque, le repli sur soi, qui menace davantage la sphère politique. Le discours est entendu : "Cet accident est malheureux ; mais nous n'allons pas nous mettre en travers de la route et restons-en là ! Après tout, que sert de se tourmenter si l'on ne détient pas la capacité de changer les choses ? Priorité donc aux prochaines échéances électorales dont dépend le pouvoir, lequel demeure le principal objectif ! Allons dans le sens de la pente, rassurons avec des "je vous ai compris", assortis d'une bonne mise en scène. Il sera toujours temps d'aviser ensuite." Cette fâcheuse habitude post-électorale a toujours pour résultat l'aggravation de la fracture.

Enfin, le risque de récupération. D'ores et déjà certaines organisations politiques et syndicales, appuyées par d'efficaces relais d'opinion prodigues en démagogie, sont à la manœuvre. On connaît leurs moyens, et leurs buts. Faut-il les laisser faire, avec nos beaux yeux pour pleurer quand il sera trop tard ?

PROFITER DU DEBLOCAGE

Sans attendre, le président de la République a réagi. Surpris par l'ampleur de son désaveu, il a justifié un changement de gouvernement par un discours unanimiste sur l'intangibilité du pacte social français. Tout laisse craindre un repli sur les enjeux de politique intérieure et une gestion purement tactique des deux années à venir. En ce cas, les graves questions posées sur l'Europe pourraient être éludées. Les Français auront alors le sentiment fondé, et dangereux, que leur vote aura été escamoté. Il nous faut donc revenir vers eux sans délai sur ce sujet.

Nous ne pouvons laisser le champ libre ni aux égoïsmes, qu'ils soient personnels ou corporatifs, ni aux idéologies, qu'elles soient socialistes, mondialistes ou libertaires. Pas seulement par devoir envers nos concitoyens.

Au delà du séisme immédiat et de ses répliques inévitables et au terme de la période de latence et de doute qui s'ensuivra, la machine européenne redémarrera. L'Europe ne peut demeurer sur un échec. Le dossier sera rouvert, mais pas forcément dans la forme où nous l'avons laissé.

Or quelque chose s'est débloqué : l'idée que la construction européenne passe obligatoirement par des voies économiques, financières et des mécanismes réglementaires abstraits, ne s'impose plus comme une évidence. N'y a-t-il pas dans ces rejets populaires un appel à promouvoir une autre dimension de l'Europe, moins technique, plus culturelle, et politique ?

Le pays par qui le non est arrivé dispose, au moins pendant un temps, d'une capacité d'initiative et de l'avantage du terrain, puisqu'il faut bien que les autres viennent à lui pour parvenir à un accord. À condition de s'en servir. S'il s'en abstient, les choses se feront sans lui. Après avoir brûlé leurs vaisseaux et saccagé leur cause, nos dirigeants actuels ont largement perdu leurs repères et leur crédibilité. Comme nos partenaires connaissent également le calendrier, on peut considérer que nous avons jusqu'en 2007 pour transformer le "non" français en un levier de négociation efficace entre les mains de ceux qui voudront alors s'en servir.

Mais cette préoccupation ne doit pas être seulement la leur. Elle doit être partagée par tous ceux qui se sont engagés dans le débat. En particulier ceux qui ont à cœur de faire émerger une problématique en phase avec les questions posées et les aspirations exprimées.

Or s'il est un domaine où les catholiques sont porteurs d'une valeur ajoutée, c'est bien celui de la construction européenne. Ne sont-ils pas investis d'une responsabilité particulière en raison de l'espérance dont ils doivent rendre compte ? Il leur appartient désormais d'investir un champ d'action qu'ils ne peuvent délaisser à d'autres sans démissionner.

À la mesure de ses moyens, la Fondation de service politique entend y participer activement.

*François de Lacoste Lareymondie est vice-président de la Fondation de service politique.

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