Article rédigé par Patrick Louis, le 14 novembre 2002
Moins de quinze ans après l'implosion de l'empire soviétique, de la dislocation de la fédération yougoslave et alors que l'impossible cohabitation des Juifs et des Palestiniens semble se confirmer d'année en année, on plaide en Europe pour l'intégration des héritiers de l'empire Ottoman ! Paradoxalement, quand l'opinion dominante proclame " le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ", l'Union sécrète doucement une doctrine qui ressemble de plus en plus à celle qui gouverna l'empire d'Autriche-Hongrie à l'époque où les partisans français de la laïcité systématique surnommait ce même empire " la prison des peuples ".
Aujourd'hui, l'Union se trouve à la croisée des chemins. Elle doit choisir. Non pas choisir entre l'approfondissement et l'élargissement tant la question est réglée — il est bon et normal que l'Europe économique et politique respire de ses deux poumons : l'occidental et l'oriental. L'Europe doit choisir et définir ses frontières. C'est un des signes caractéristiques des empires avant leur déclin de ne plus savoir où sont ses limites. Historiquement la soif de puissance propre aux empires n'est arrêtée que par une autre puissance. Alors quelles frontières donner à l'Union européenne ? Quel critère doit être pris en considération pour justifier l'espace politique ou l'Union aura autorité ?
La caractère linguistique ne sera pas envisagé et nous retiendrons essentiellement quatre points d'ancrages possibles : la géographie, l'économie, le droit et enfin, l'unité de civilisation.
1/ La base géologique et géographique peut elle fournir un élément de réponse ? Géologiquement, à l'exception de la Thrace, la Turquie et spécialement le plateau anatolien ne font pas partie de la plaque tectonique européenne. Déjà Mustapha Kemal, le père de la Turquie moderne affirmait cette identité spécifique en déplaçant symboliquement sa capitale d'Istanbul — frontière des deux continents — à Ankara. Aujourd'hui, les Turcs utilisent encore cet argument pour revendiquer une partie des îles grecques et ainsi donner un autre fondement au droit de la mer qui — du fait des Zones économiques exclusives —, transforme la mer Égée en lac exclusivement grec. Il est vrai, a contrario, que la revendication des Grecs sur une partie de Chypre et la démarche de l'Union européenne se préparant à intégrer cette dernière dans ses rangs, créent une jurisprudence qui détruit l'argument d'une nécessaire continuité géologique pour faire partie de l'espace politique de l'UE.
2/ L'argument économique est le plus souvent cité. Depuis Jean Monnet, le mariage des peuples se ferait principalement par et pour des raisons économiques. Certes, l'échange marchand a ses bienfaits : il interdit l'ignorance réciproque, il crée des liens de dépendance et permet à chacun de s'enrichir des innovations et richesses d'autrui. C'est d'ailleurs pour cela que l'échange international — ouvert, loyal et bien nommé — est si riche et si nécessaire. Mais il n'explique pas pourquoi les États et les peuples doivent être soumis à une même autorité politique !
Les faits montrent depuis longtemps les avantages d'un échange équitable qui profite à chacun des partenaires... Mais doit-on intégrer nos partenaires parce que nos flux d'échanges sont abondants ? Si l'argument est juste, seul un gouvernement mondial s'impose et l'Union ne serait qu'une étape transitoire vers une autre utopie. Utopie destructrice de la sagesse des peuples, lente acquisition coagulée dans le droit international régissant les accords entre peuples souverains.
Dans le cas contraire, il faut évidement commercer, échanger des biens, des services, des connaissances et des technologies avec tous les pays et notamment la Turquie. C'est une condition pour l'aider à sortir de son sous-développement relatif et il faut profiter de la dynamique sociale inhérente aux progrès économiques pour casser une économie parallèle ou la drogue trouve une large place. Pour cela des accords commerciaux privilégiés avec la Turquie suffisent. Accords privilégiés que nous devons établir également avec le Maroc, l'Algérie, la Tunisie....
En bons voisins échangeons, coopérons mais ne " couchons " pas obligatoirement dans le même lit ! Tout n'est pas économique. Si l'économique est omniprésent dans le monde présent, l'économique reste un outil pour fabriquer des moyens de vivre ! Jamais l'économique ne donnera les raisons de vivre qui se " lisent " dans une culture. Dans l'abondance et la prospérité, l'économique, le contrat marchand, peuvent lier dans l'instant. Mais dans la crise, l'économique divise. Si la misère doit être pourchassée, l'abondance économique ne rend pas obligatoirement l'homme meilleur. La prospérité rend simplement la probabilité de l'entente plus facile, elle ne garantit pas la solidarité aux heures difficiles. L'histoire le montre abondamment. Ce n'est pas parce que l'on possède les mêmes technologies ou les mêmes ressources économiques que nous sommes à l'abri des conflits. Au contraire, plus la technologie et l'économie uniformise plus la revendication identitaire devient flagrante.
3/ L'argument de l'unité juridique au sein de l'UE émergera tôt ou tard et s'imposera à la Turquie. Le chemin de l'unité juridique est difficile car il touche aux plis intimes de l'âme d'un peuple. Pour s'en convaincre il suffit de regarder combien le coût de l'unité juridique est lourd et sera lourd à porter pour un pays comme la France, pays, pourtant au cœur du processus d'intégration. Qu'en sera-t-il pour la Turquie ?
À ce jour le droit français est déjà très largement conditionné par le droit européen... Anecdotiquement, même le président de notre République, largement élu par " le peuple souverain " ne peut modifier un taux de TVA sur les factures de restaurant sans avoir l'accord préalable du " centre " du système... Plus gravement, demain, les Français verront poindre l'inéluctable et catastrophique réforme de notre code civil, creuset de nos traditions.
À ce moment précis, c'est l'avenir du sens même du droit qui se pose.
Si le droit à pour vocation de rendre explicite ce qui est implicite dans une culture, nous ne voyons pas comment un pouvoir central peut brutalement, à l'échelle d'une génération, bouleverser la règle juridique sans créer au mieux des réactions violentes, au pire une déstructuration de tous les rapports subtils qui font consciemment ou inconsciemment l'élasticité du tissu social ? On sait bien que la validité du droit ne provient pas du caractère écrit ou policier du règlement. L'obéissance provient de l'adhésion implicite, volontaire et intelligente du peuple aux finalités non dites mais bien réelles, de la règle de droit : respectueuse du droit des gens.
Dans le cas du peuple turc, peuple légitimement fier de sa grande histoire, on ne peut imaginer qu'il oublie qu'il fut pendant plusieurs siècles le gardien du dogme musulman. Dans ces conditions et à long terme, acceptera-t-il définitivement la séparation de la religion et de l'État ? L'égalité des hommes et des femmes devant les tribunaux ? Le droit de changer de religion ? Oui, Atatürk trouva dans sa pensée positiviste et maçonnique une cohérence rationnelle pour imposer à son peuple une autre Turquie. Il trouva dans son nationalisme et son centralisme autoritaire la force d'imposer des réformes. Mais à quel prix, aujourd'hui, ses réformes sont gardées par l'armée ? Et qu'en pense le peuple turc ? Dans les campagnes, foyers éloignés du modernisme occidental propagé dans les villes, les traditions subsistent. Et pourtant qu'observe-t-on ? Ce sont les maires des deux plus grandes villes industrielles : Ankara et Istanbul, qui revendiquent leurs caractères explicitement " islamistes ".
Si l'intelligentsia européenne, américaine et turque désire l'intégration de la Turquie à l'Occident... il faut que le peuple turc le désire réellement et en connaissance de toutes causes et conséquences. Les peuples ont peut être la mémoire courte mais ils ont aussi la mémoire longue. L'expérience nous le montre : la Russie redevient progressivement après quatre-vingts ans de dirigisme étatique et de mépris des identités, ce qu'elle a toujours été et voulu être. La Chine se rêve toujours en Empire du milieu et se dirige en tant que tel. La Tchéquie coopère avec la Slovaquie souveraine. La Yougoslavie est redevenue les Balkans et fait resurgir à sa surface la frontière en forme de " fer à cheval " qui sépare la Croatie de la Bosnie, cicatrice vivante, frontière permanente qui nous rappelle l'inconsistance des frontières tracées par décret et la permanence des frontières héritées de la longue histoire. Déjà en 1914, l'Autriche-Hongrie semblait ignorer cette réalité. Elle était à la veille de la fin de sa puissance.
En conclusion, la question de l'intégration de la Turquie revient à la problématique de Samuel Huntington dans le Choc des civilisations (Odile Jacob). Les vraies frontières de demain seront des frontières de civilisations. C'est à travers les cultures que nous distinguerons les grandes masses politiques cohérentes. La Turquie, la Turquie amie, ne fait pas partie — du fait de son histoire — de l'identité européenne. Intégrer la Turquie s'est d'une part accorder le primat de l'économique ou du militaire sur la culture et la civilisation et d'autre part nier cette vérité élémentaire : les peuples peuvent s'estimer et échanger sans appartenir à une même structure politique.
Nous ne croyons pas à la pérennité d'une approche indifférente de la singularité des peuples, prétendument universelle et qui ne sait pas se poser de limites.
Si cependant, la thèse selon laquelle la Turquie à sa place dans l'union politique européenne devrait triompher, je poserai simplement deux questions à ses thuriféraires : Où seront les limites de l'Union européenne ? Sur quel motifs refusera-t-on demain, l'entrée d'Israël et de l'Algérie dans l'Union européenne ?
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