Article rédigé par Roland Hureaux*, le 19 mai 2005
Une des idées les plus étonnantes qu'ait suscitée le débat européen est sans doute celle de l'Europe des régions qui contredit toute la théorie fédéraliste. Le thème de l'Europe des régions a reçu une traduction juridique, dans le traité de Maastricht (article 198 A), avec la constitution d'un Comité des régions d'Europe, seulement consultatif.
Ce forum eut pour premier président Jacques Blanc, président de la région Languedoc-Roussillon.
Dès avant l'instauration de cet organe, beaucoup de régions avaient installé à Bruxelles des espèces d'"ambassades", officines de lobbying destinées à attirer chez elles les crédits européens. Elles n'ont pas, à la différence de la représentation des Länder, un caractère officiel. En tous les cas, les organes de la Commission, heureux de contourner les États, offrent aux délégations d'élus régionaux qui viennent les voir, des réceptions fastueuses dont celles-ci ne sont pas peu fières.
Les organes européens, tout à leur souci de brouiller les contours étatiques, ont spécialement promu les coopérations interrégionales transfrontalières avec des programmes au noms ésotériques comme Interreg I, Interreg II, etc.
Pourtant rien n'est plus contraire à l'idée d'une Europe fédérale que celle d'une Europe des régions. L'Europe des régions implique des Etats décentralisés ou fédéraux. Or un principe fondamental est que l'on ne peut pas chercher à instaurer à la fois une Europe fédérale et une France fédérale (ou même décentralisée) : c'est l'une ou c'est l'autre.
Tous ceux pour qui le fédéralisme n'est pas seulement un mot le savent : un État fédéral repose sur un deuxième niveau — le niveau immédiatement inférieur au niveau fédéral — fort. Les exemples de l'Allemagne, de la Suisse et même des États-Unis le montrent.
L'échelon fédéré — Länder, états, cantons — doit détenir une forte puissance financière. Il faut généralement aussi que l'échelon fédéral ait délégué largement à l'échelon fédéré — et à lui seul — l'exécution des lois ou des programmes fédéraux comme c'est le cas en Allemagne.
Il importe surtout que le contrôle de légalité des entités de base (communes, Kreise, districts) soit assuré par le deuxième échelon et non par l'État central comme en France, quelle que soit la forme que prenne ce contrôle de légalité, tutelle ou contrôle contentieux ; il en résulte une forte hiérarchisation des collectivités locales, dont l'échelon fort est le deuxième, l'échelon fédéré.
Typique est à cet égard le cas de Allemagne où la tutelle que font peser les Länder sur les Kreise et les communes, notamment en matière d'urbanisme, est, on l'a vu, très lourde. Bien que décentralisée à l'échelon national, l'Allemagne est composée d'entités qui, elles, sont généralement centralisées. Paradoxalement, c'est peut-être dans les Länder allemands que s'est conservé dans sa plus grande pureté le modèle d'administration napoléonien. Pour le dire autrement, l'Allemagne fédérale est une marqueterie de Prusse petites et grandes !
Une autre conséquence du principe fédéral est que les relations directes entre le premier niveau (fédéral) et les troisième et quatrième niveaux (dont les communes) sont inexistantes ou exceptionnelles. En Suisse, il est presque sacrilège que le niveau confédéral (ce qu'ailleurs on appelle le niveau fédéral) entre en relation directe avec une commune. Le seul interlocuteur de la commune, c'est le canton. Les cantons sont également le seul interlocuteur de la Confédération.
Pour cette raison, l'Allemagne connaît une vive tension entre fédéralisme national et fédéralisme européen. Le fédéralisme impliquant un deuxième échelon fort, elle se trouve confrontée, au fur et à mesure que la construction européenne progresse, à un choix radical : que sera pour elle ce deuxième échelon : le Bund ou le Land ? Si c'est le Bund, c'en est fait du fédéralisme allemand. Si c'est le Land, c'en est fait de l'Allemagne.
En instituant ainsi une Europe de cent régions (comme si une Europe à 25 n'était pas déjà assez complexe !), on se rapprocherait de l'organisation que voulurent donner au pays les constituants de 1789 : un État fort et une centaine de départements !
En mettant en avant l'Europe des régions, l'Union européenne se dirige plus vers un centralisme à la française, que vers un vrai fédéralisme.
En traitant sur un pied d'égalité les États et les régions qui les composent , l'Europe se renforce. À tout le moins réussit-elle à introduire un peu plus de confusion.
*Roland Hureaux est essayiste. Il a publié notamment Les Nouveaux féodaux, le contresens de la décentralisation (Gallimard, 2004).
> D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage
>