Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 29 mai 2008
Avec la publication du rapport de l'inspection interne de la Société Générale, l'affaire Kerviel arrive à son épilogue. Il est possible d'en tirer au moins quatre leçons.
1/ La sanction des dirigeants
Les petits actionnaires de la Société Générale qui, lors de l'assemblée générale de mardi dernier, réclamaient la tête de M.
Bouton n'ont pas vu qu'ils l'avaient déjà obtenue. Celui-ci est privé de la direction générale de sa banque depuis deux mois et n'exerce plus que la présidence du conseil d'administration. Sans doute n'est-ce même que pour un temps compté.
Reprochera-t-on au conseil une éviction progressive et en douceur ? Dans un contexte de crise financière mondiale, avec la menace d'un raid sur la banque qui eût abouti à son démantèlement et à une casse autrement plus grave, alors qu'il fallait rassurer les investisseurs à qui l'on demandait de souscrire à une augmentation de capital considérable, ce n'était pas déraisonnable : le sang étalé sur les murs n'arrange rien.
En outre, la plupart des supérieurs de M. Kerviel ont également payé de leur poste, et ce n'est probablement pas fini : la restructuration des activités engagée par la SG fera d'autres victimes.
2/ La transparence des investigations internes
En rendant public le rapport de l'inspection de la banque juste avant l'assemblée, ses dirigeants ont posé un jalon nouveau. Jusqu'à présent, les documents de cette nature étaient confidentiels en raison des informations sensibles qu'ils contiennent. Les circonstances et l'ampleur du désastre rendaient inévitable cette publication pour conforter la crédibilité de la SG sur ses déclarations initiales et sur les mesures de redressement qu'elle a prises.
En dépit de nuances ou d'informations complémentaires nouvelles qui apparaissent ici ou là, et malgré la propension de trop de gens à imaginer des ressorts cachés ou des complots inavoués, ce que l'on savait déjà y est largement confirmé, et suffit à rendre compte de ce qui s'est passé ; qu'il s'agisse : de l'ampleur des positions prises et de la perte finale ;
des mécanismes utilisés par M. Kerviel pour prendre ces positions et les camoufler par des opérations fictives et par des manipulations utilisant les failles, tant des systèmes de sa maison que des marchés ;
de la défaillance générale de sa chaîne hiérarchique, voire d'une certaine complaisance envers ses premiers dérapages ;
de l'insuffisance des moyens de contrôle interne, de leur inadéquation et de leur caractère souvent formel. Au demeurant, les professionnels sont en mesure de vérifier la réalité et la pertinence de ce qui a été dévoilé ; mais ils le savaient déjà, peu ou prou.
En revanche, ce précédent est redoutable. Dans la mesure où ce sont des comportements qui sont incriminés ici, leur présentation a pu se faire de façon largement compréhensible malgré la technicité absconse du métier exercé et des opérations qui ont servi de support. Qu'en sera-t-il lorsqu'il faudra entrer dans la technique elle-même pour comprendre les causes d'une autre catastrophe, ce qui ne manquera pas d'arriver ? Pourra-t-on alors éviter les raccourcis inexacts, les approximations fausses et les erreurs de jugement ? Car on ne reviendra pas en arrière : désormais toute société cotée qui sera dans une situation comparable ne pourra faire autrement que de tout dévoiler en dépit des risques.
3/ L'inadéquation des sanctions pénales
Dès la découverte de ce qu'ils ont appelé une fraude , les dirigeants de la SG ont déposé plainte et fait engager des poursuites pénales contre M. Kerviel.
Qu'il ait enfreint sciemment les règles et procédures internes de sa banque, qu'il ait violé toutes les normes déontologiques et professionnelles, qu'il ait agi de façon follement imprudente, cela ne fait aucun doute. Que, sur le plan moral, il ait commis une faute grave en faisant prendre sciemment des risques inconsidérés à son employeur par abus de la confiance qui lui était accordée et par détournement des outils qui lui étaient confiés, je le pense aussi.
De là à ce que ses agissements puissent faire l'objet d'une qualification pénale, il y a un pas qui sera difficile à franchir ; et s'il l'est, la qualification pénale apparaîtra sans doute dérisoire.
Est-ce d'ailleurs la bonne solution que de rechercher à tout prix une sanction pénale ? J'ai un doute sérieux sur ce sujet : non seulement pour les raisons que je viens d'esquisser, mais aussi parce que les procédures d'instruction et de jugement sont, forcément, circonscrites autour de la personne mise en examen et de ceux de ses actes qui sont susceptibles de relever de la loi pénale, qu'elles sont trop formelles, et qu'elles passent trop souvent à côté de la vie réelle.
En d'autres termes, il faut s'inscrire à rebours de la tendance actuelle qui porte à tout criminaliser comme si la société avait impérativement besoin d'une catharsis pour se déculpabiliser. Il est malsain de déporter tous les dysfonctionnements sociaux sur une institution qui ne peut y remédier mais dont le rôle est simplement de punir. Une chose est la responsabilité de ses actes que chacun doit assumer, et réparer le cas échéant, autant qu'il le peut, notamment sur le plan civil, une autre est la sanction qu'inflige la société à celui qui en viole les lois.
4/ La perte du sens du réel
Les activités de marché sont conduites sans considération du montant nominal des opérations. Les traders, en principe, ne jouent pas sur les valeurs brutes des produits qu'ils achètent ou vendent. Leurs instruments financiers revêtent plutôt la forme de promesses d'achat ou de vente, ou celle de garanties données ou reçues, qui n'engagent qu'un faible montant au moment de leur souscription ; de plus, ces instruments ne sont pas souscrits à sens unique, ce qui serait une spéculation directionnelle [1]dont chacun sait le danger et qui est généralement proscrite, mais dans les deux sens afin de se protéger [2], le résultat étant dégagé par des différentiels de prix qui sont infimes au regard des montants nominaux ; enfin ils ne sont pas portés jusqu'à leur terme, ce qui obligerait à acheter ou vendre le sous-jacent, mais dénoués par anticipation.
M. Kerviel a donc pris position sur un nominal sous-jacent dont la valeur avoisinait 50 milliards d'euros (un cinquième du budget de l'État français !), apparemment sans sourciller ni se demander quelle signification pouvait avoir un tel montant : ses collègues agissent de même et ne se posent jamais la question puisque seule la marge et le risque pris sur cette marge leur importent. Ce n'est que parce que les couvertures de ses positions (les opérations de sens contraire) étaient fictives que la SG s'est trouvée engagée à cette hauteur et qu'elle perdu 10% de la position nominale en la dénouant.
Voilà pourquoi le volume nominal des activités de marché à l'échelle mondiale se mesure en milliards de milliards (d'euros ou de dollars, peu importe) : il faut énormément d'opérations pour dégager des résultats significatifs, à la hauteur des investissements en hommes et en moyens informatiques qu'exigent de telles activités. Est-ce raisonnable ? À l'évidence, non. Faut-il l'interdire ou l'empêcher ? Impossible ; et sans doute pas souhaitable en raison de l'utilité que peuvent avoir ces mécanismes lorsqu'ils sont sagement utilisés, pour protéger des flux financiers correspondant à l'économie réelle.
Reste une solution, vers laquelle on se dirige, mais à pas comptés. Les banques doivent adosser leurs risques à des fonds propres qui garantissent leur aptitude à les assumer. Aujourd'hui, ceux-ci doivent couvrir 8% des risques encourus ; d'où un levier de 12 [3]. Il suffit d'augmenter l'exigence, et par conséquent de réduire le levier, pour ralentir plus ou moins fortement les activités de marché. On notera d'ailleurs que les opérations de M. Kerviel ont été décelées au moment où la SG a dû calculer les fonds propres qu'elles consommaient pour établir son bilan de fin d'année.
À court terme, on ne voit que ce moyen pour contraindre les opérateurs de marché à retrouver un sens minimal du réel, le réel passant pour eux par le capital dont ils ont besoin pour travailler. À long terme, c'est autre chose : c'est le fonctionnement même de notre économie et sa financiarisation qui sont en cause.
[1] La spéculation directionnelle consiste à acheter dans une perspective de hausse pour revendre ensuite, ou vendre dans une perspective de baisse pour racheter ensuite : le risque porte alors sur la totalité de ce que l'on a acheté ou vendu.
[2] Par exemple, une promesse dans un sens et une garantie dans l'autre, ou deux promesses de sens contraire portant sur des sous-jacents différents mais corrélés entre eux.
[3] Je n'entre pas dans les méthodes de calcul des risques qui, pour les activités de marché, sont très complexes et probablement trop lâches ; mais je raisonne à méthode constante, ce qui suffit.
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