L’Europe unie n’a plus d’enfants
Article rédigé par Pierre-Olivier Arduin*, le 21 mai 2004

L’inquiétude de Jean Paul II sur l’Europe et son avenir n’est pas feinte. Dans Ecclesia in Europa (juin 2003), le Saint-Père notait que " le vieillissement et la diminution de la population auxquels on assiste dans divers pays d'Europe ne peuvent pas ne pas être des motifs de préoccupation ; en effet, la chute des naissances est le symptôme d'un rapport perturbé avec l'avenir ; c'est une manifestation évidente d'un manque d'espérance, c'est le signe de la “culture de mort” qui traverse la société contemporaine ".

Augusto Del Noce, un des philosophes italiens les plus originaux du XXe siècle, écrivait dans les années 80 qu’" il est vain de parler d’unité européenne lorsque se perd la compréhension de l’Europe comme territoire moral ". Et l'insistance du Pape à vouloir expliquer l'Europe avec le christianisme trouve toute sa force quand il parle de l'Evangile, comme une "sève de vie" pour assurer au continent son développement cohérent (Regina Caeli du 2 mai).

L’oubli de cette vérité trouve une illustration emblématique dans le peu de cas que nos décideurs politiques européens font de la démographie. La chute des naissances sans précédent étant un signe paroxystique de la décadence morale qui affecte notre continent comme le rappelle Jean-Paul II, il est en effet illusoire d’encenser l’unité européenne si vient à manquer la première richesse de l’Europe : les Européens de demain.

Rappelons quelques chiffres qui montrent de manière spectaculaire l’hiver démographique qui gèle l’avenir de nos nations.

Dans presque tous les pays, l’indice synthétique de fécondité se situe à un niveau inférieur à celui qui est nécessaire pour assurer le remplacement des générations (2,1 enfants par femme en âge de procréer). Il est très inquiétant en Allemagne, Italie, Suède, Espagne ou Grèce. On retiendra que cet indicateur, pour l’Union européenne, était de 1,44 enfant pour les 15 anciens membres, s’inscrivant dans une tendance à la baisse d’autant plus alarmante que cela faisait de nombreuses années que le seuil fatidique de 2,1 était franchi. Si bien qu’il y a eu une baisse de 0,3 % des naissances entre 2001 et 2002 dans l’UE, qui a ainsi enregistré son plus bas niveau d’après guerre.

Que dire des nouveaux arrivants ? Depuis la chute du rideau de fer et le traumatisme provoqué par le passage brutal à l’économie de marché, les populations d’Europe centrale et orientale stagnent ou diminuent. Le taux de fécondité à l’Est est d’ores et déjà tombé à 1,2 enfant par femme, ce qui est dramatiquement faible. Entre les années 2001 et 2002, des taux d’accroissement négatifs ont été observés par exemple en Lettonie (-0,78%), en Estonie (-0,42%), en Hongrie (-0,25%) et même en Pologne (-0,03%). Ainsi, un pays aussi petit que l’Estonie avec ses 1,3 millions d’habitants risque de voir fondre ses habitants de moitié avant 2040. Quant à la République Tchèque, 1000 écoles vont fermer leurs portes d’ici 7 ans faute d’enfants à accueillir dans les classes. S’il y a moins de personnes âgées proportionnellement dans ces pays par rapport à l’Ouest, cet écart est appelé à disparaître bien vite, ce qui laisse présager pour ces jeunes démocraties des débats houleux pour réformer des systèmes de retraite en danger d’implosion. Le Vieux contient n’a malheureusement jamais aussi bien porté son nom, la réunification de l’Europe faisant encore chuter le taux de fécondité moyen de l’Union.

Comment expliquer le silence qui entoure ce que les spécialistes appellent la deuxième révolution démographique et qui constitue pourtant un formidable défi à l’échelle européenne ? Dans L’Illusion économique, Emmanuel Todd nous met sur le chemin : " L’absence d’intérêt pour les questions démographiques manifesté par les politiques et les hauts fonctionnaires qui se pensent occupés à construire l’Europe est en soi un phénomène idéologique capital " (Gallimard, 1998).

En effet, alors que les services de la Commission de Bruxelles s’échinent laborieusement à régenter toute la société européenne, n’est-il pas profondément étonnant que le nombre plus élevé de cercueils que de berceaux n’inquiètent pas outre mesure les administrateurs européens ? Roland Hureaux qui décortique avec talent les mécanismes idéologiques à l’œuvre dans le processus européen voit dans le grand oubli de toute préoccupation démographique une manifestation éloquente d’une certaine idéologie constructiviste qui s’attaque à la morale, à la culture et en définitive à la nature elle-même en se coupant de la réalité. " La prospective organisée par la Commission européenne, Europe 2000, aborde à peine le sujet : elle ne s’interroge en tout les cas pas du tout sur les moyens d’éviter ou d’atténuer cet effondrement démographique, encore moins de le contrecarrer. […] On le sent bien : toute insistance sur ce sujet serait pour elle indécente. À aucun moment, il n’est suggéré que ce vieillissement pourrait ne pas être une fatalité. " (Les Hauteurs béantes de l’Europe, F.-X. de Guibert, 1999). Il ajoute que cette absence de souci démographique est lié de manière intrinsèque au projet européen qui se fonde sur un dépassement des identités nationales, et donc de la préoccupation séculaire de l’autoperpétuation qui en est la conséquence naturelle.

Enfin, le prolongement vicieux de ce dépérissement est que la seule solution envisagée, via l’ONU, est l’accueil de 25 millions d’émigrés. L’Europe aurait donc besoin de saigner les pays en voie de développement de leur richesse humaine pour y puiser des forces vives extérieures.

Pas une seule fois, la " bien-pensance " européenne ne suggérera que pour inverser le mouvement il serait peut-être bon de tout simplement relancer la natalité par des politiques familiales vigoureuses. Sujet tabou par excellence !

Une fois de plus le rationalisme à l’œuvre se révèle être un irrationalisme aux conséquences contradictoires et désastreuses montrant le déclin du courage et la crise radicale de la pensée face à l’avenir. Le Saint-Père parle de l’" obscurcissement de l’espérance " des Européens qui se manifeste par " la perte de la mémoire et de l’héritage chrétiens " et va de pair avec " la peur d’affronter l’avenir " dont un des signes préoccupants est justement cette dramatique diminution de la natalité. Le 14 novembre 2002, il donnait aux Italiens, lors de sa visite historique au Parlement de la République, une leçon de politique toute européenne : " Je ne peux taire, en une occasion si solennelle, une autre menace grave qui pèse sur l’avenir de ce pays, conditionnant dès aujourd’hui sa vie et ses possibilités de développement. Je me réfère à la crise des naissances, au déclin démographique et au vieillissement de la population. La froide réalité des chiffres oblige à prendre acte des problèmes humains, sociaux et économiques que cette crise créera inévitablement au cours des prochaines décennies, mais encourage surtout -et, j’ose dire, oblige même- les citoyens à un engagement responsable et commun en vue de favoriser une nette inversion de tendance. "

Oui, il est urgent que les Européens se réunissent pour inverser cette tendance. On objectera que, principe de subsidiarité oblige, les politiques démographiques doivent demeurer prérogative des États. Tout d’abord, cela fait bien longtemps que les institutions européennes passent outre ce principe en incitant leurs membres à mettre en place des politiques plutôt malthusiennes (promotion de l’avortement et impérialisme contraceptif en passant par des mesures fiscales défavorables à la famille et le développement du travail des femmes) ; d’autre part, susciter une prise de conscience à l’échelle commune à l’occasion notamment de la réunification permettrait à tous de partager la même préoccupation, les mêmes expériences et n’empêcherait pas chaque État de répondre de manière souveraine pour enrayer le processus.

Quelques jours après l'entrée dans l'Union européenne des dix nouveaux pays, le cardinal Ratzinger constatait, lors d'une cérémonie au Sénat italien : "Précisément à l'heure de son plus grand succès, l'Europe semble s'être vidée intérieurement, devenant en un certain sens paralysée par une crise de son système circulatoire [...]. Les enfants, qui représentent l'avenir, sont vus comme une menace pour le présent ; on se dit qu'ils enlèvent quelque chose à notre vie". Cette situation, illustrée par la crise du mariage et de la famille partout en Europe, rappelle au cardinal "le déclin de l'Empire Romain".

Parce qu’il faut un quart de siècle pour négocier un virage démographique, oui, il est urgent de s’engager sur un chemin d’espérance et que l’Europe investisse dans ses enfants.

Pierre-Olivier Arduin est responsable de la formation bioéthique du diocèse de Fréjus-Toulon.

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