Article rédigé par Antoine Besson, le 27 août 2011
[SERIE D'ETE] La saga des Harry Potter est l'histoire certes d'un jeune sorcier mais qui ne ferait pas grand chose sans ses inséparables amis, Ron et Hermione. En ce sens, les sept tomes, à travers les péripéties que vit le trio, est une occasion extraordinaire d'interroger les principes éthiques de l'amitié et de faire naitre chez le lecteur une réflexion sur ce qui la compose et ce qu'il attend de ses propres amitiés.
D'emblée, il faut noter que l'amitié est un thème très développé dans la littérature enfantine et adolescente. Ce n'est donc pas surprenant de le trouver parmi les éléments de grande importance de la saga. Le même travail de décryptage pourrait être fait autour de l'amitié dans les aventures du petit Nicolas par exemple. Les leçons seraient sans doute toutes aussi justes. Le sujet semble cependant particulièrement intéressant dans le contexte de la saga des Harry Potter, non pas parce qu'elle contiendrait un degré philosophique plus important, mais parce que l'histoire suivant l'évolution d'un jeune héros de ses onze ans à ses dix-sept ans, la matière est bien plus dense et il est possible d'observer l'amitié dans un panel de situations plus large que dans d'autres fictions. C'est ainsi que L'École des sorciers nous donnera l'occasion de nous pencher sur la naissance d'une amitié, que Le prisonnier d'Azkaban permettra d'observer que l'amitié peut être mise en danger par les amis eux-mêmes, que Le prince de sang-mêlé nous montrera comment l'amitié se distingue de la camaraderie et enfin que Les reliques de la mort nous donnera le sens de l'amitié alors même que celle-ci est mise en danger par l'adversité.
Naissance d'une amitié
L'École des sorciers pose les fondements de toute la saga, en particulier l'amitié du trio. En ce sens, c'est un tome essentiel qui nous en apprend long sur la naissance d'une amitié et sa valeur. Hermione apparaît d'abord aux deux garçons comme suffisante, méprisante, une insupportable mademoiselle-je-sais-tout. Elle se présente comme excessivement zélée pour le travail scolaire et scrupuleuse quant à l'application des règles. Toutes choses qui dissuadent Harry et Ron de chercher à mieux la connaître. Il est intéressant de noter ici que l'auteur ne part pas d'une situation propice à l'amitié facile. Au contraire, le caractère d'Hermione dissuade Harry et Ron de se rapprocher d'elle alors que l'inverse s'était produit entre Harry et Ron : leurs deux caractères les ont immédiatement poussés l'un vers l'autre (tout comme leur animosité à l'égard de Drago Malfoy). Il existerait donc comme en toute chose des circonstances plus ou moins propices à la naissance d'une amitié qui s'enracinent dans la personne (leurs caractères ou les fameux traits communs). Mais cette description de l'amitié n'est que superficielle. Comme le montrera la suite du récit, l'amitié va bien au-delà d'une affinité de caractères.
Voici en effet que survient l'épisode du troll introduit dans Poudlard. Hermione se retrouve seule, enfermée dans les toilettes alors qu'un grand danger la menace sans qu'elle en ait conscience. Ron et Harry vont alors voler au secours d'Hermione. A compter de ce moment, Hermione devint amie avec Ron et Harry. Il se crée des liens particuliers lorsqu'on fait ensemble certaines choses. Abattre un troll de quatre mètres de haut, par exemple (L'école des sorciers, p. 179). Derrière le caractère humoristique de cette phrase et la situation qu'elle dépeint se cachent des éléments essentiels sur l'amitié.
Tout d'abord il apparaît évident que l'amitié exige au préalable une certaine vie commune. Les trois personnages sont élèves dans la même école. La question de leur amitié ne se serait évidemment jamais posée s'ils ne s'étaient pas rencontrés ou s'ils n'étaient pas appelés à vivre ensemble. Cette vie commune, si elle est nécessaire, n'est cependant pas suffisante.
Par ailleurs, la situation décrite implique qu'on devient ami en faisant des choses ensemble, c'est-à-dire en agissant. Si l'amitié était une question de sentiments, jamais les garçons ne se seraient rapprochés d'Hermione... et ils seraient passés à côté d'une personne extraordinaire. C'est d'ailleurs un fait qu'ils ne se rapprochent d'elle qu'à cet instant où ils combattent ensemble le troll. Auparavant, ils l'évitaient soigneusement. Aucune amitié ne pouvait naitre dans ces conditions ! L'amitié est donc fondée sur l'action, elle consiste même en des actes faits avec et pour autrui.
Mais n'importe quelle action commune ne donne pas forcément lieu à une amitié. Si l'on veut être amis, il convient d'agir pour le bien de l'ami, comme Harry et Ron qui cherchent à sauver la vie d'Hermione. Ce qui fait que l'on agira ensemble dans l'amitié, c'est une finalité commune qui soit un bien objectif. Vouloir en actes le meilleur bien d'autrui – et qu'il nous le rende en retour –, voilà l'amitié. Hermione, d'ailleurs, ne manquera pas de faire du bien aux garçons, et réciproquement tout au long des sept volumes.
L'amitié à l'épreuve
Le prisonnier d'Azkaban est en quelque sorte le volume sur l'amitié. On y voit Harry et Ron faire front commun contre Hermione : l'amitié du trio est en danger non pas à cause d'éléments extérieurs mais à cause du comportement des amis. L'amitié n'est pas un long fleuve tranquille ! Ici, c'est la cause de cette brouille qui est intéressante.
Pour Ron, il s'agit simplement d'un soupçon : le chat d'Hermione aurait mangé son rat domestique, Croûtard. En punition de quoi, Ron n'adresse plus la parole à Hermione ; mieux, il fait comme si elle n'était pas là (Le prisonnier d'Azkaban, p. 295). Analysons : Ron met en cause son amitié avec Hermione pour d'une part un simple soupçon, qui porte d'autre part sur une banale affaire d'animaux domestiques. Le comportement de Ron est destructeur de l'amitié parce qu'il accuse Hermione sur la base d'un a priori. C'est le principe même de la discorde, bien connu des enfants ( c'est pas moi, c'est elle ! ). Il refuse de faire confiance à son amie qui assure l'innocence de son chat. Il préfère un animal à un être humain. Le fondement de l'amitié est ici interrogé : on est amis toujours pour un certain bien, que ce soit un bien noble – vouloir le bien d ‘autrui simplement parce que c'est son bien – ou un bien partiel – parce qu'on en retire un plaisir, quelque chose d'utile, etc. Sans vérité établie, sans confiance et sans choix du bien honnête, pas d'amitié possible !
Les motifs de Harry sont presque du même ordre. Un balai lui a été envoyé anonymement. Comme il est sous la menace du meurtrier Sirius Black, le criminel en fuite, Hermione l'exhorte à ne pas user de cet objet qui pourrait être piégé et donc dangereux pour lui. Elle l'invite même à un maximum de prudence, en particulier pour ses sorties clandestines de l'école. Harry raille Hermione pour sa prétendue couardise, son excès de précautions et son respect des règles. En fait, il préfère un bien apparent – son plaisir de voler, de gagner au Quidditch, la griserie des sorties – à deux biens réels : sa propre santé et l'amitié avec Hermione.
On apprend à travers ces deux exemples que l'amitié est en danger quand on choisit comme finalité de ses actions un bien partiel, en refusant de donner toute sa place à ce bien excellent qu'est l'amour d'autrui. Hagrid, personnage pourtant simple, a bien compris cela : [...] ce que je voulais dire, c'est que je croyais l'amitié plus importante pour vous qu'un balai ou un rat, voilà tout. (Le prisonnier d'Azkaban, p. 294).
Distinguer l'amitié de la camaraderie
Dans Le prince de sang-mêlé, on trouve une scène très touchante qui a lieu à bord du Poudlard Express (Le prince de sang-mêlé, p. 160-161). Au fil de la conversation, les éléments sur l'amitié évoqués ci-dessus y sont tous repris. On y trouve aussi, de manière sous-jacente une distinction entre la camaraderie, ou la popularité, et l'amitié. Luna et Neville ne sont pas populaires, mais ils sont de vrais amis parce que Harry a fait le bien avec eux contrairement aux filles qui courent après Harry pour sa popularité : Aucune d'elles ne se trouvait au ministère le jour où vous vous êtes battus à côté de moi (Le prince de sang-mêlé, p. 161 [en référence à la fin de L'Ordre du Phénix]). En entretenant son amitié avec eux, en prenant leur défense, il refuse les honneurs, la gloire, la réputation – biens apparents – pour l'amour des personnes telles qu'elles sont en vérité – bien réel.
Mais plus parlant encore, il y a la remarque gênante à force de sincérité de Luna : elle avait l'impression d'avoir des amis . Personnage rêveur, un peu doux-dingue , Luna n'en est pas moins clairvoyante et surtout dépourvue de tout respect humain. Elle dit les choses telles qu'elles sont.
Luna fait prendre conscience à Harry combien l'amitié est exigeante et belle à la fois. Et la réciproque est vraie : dans les reliques de la Mort, on apprendra que Luna a peint au plafond de sa chambre les portraits du trio, de Ginny et de Neville, reliés par le mot amis (Les reliques de la mort, p. 489). S'entraîner dans un groupe avec plusieurs autres élèves sous la conduite de Harry – la fameuse Armée de Dumbledore – n'a pas suffi à créer une véritable amitié entre Luna et Harry. Et ceci parce que l'amitié est toujours personnelle ! Si l'on fait des choses ensemble mais que l'on se contente de se croiser, on ne devient pas amis. Être ami, c'est vouloir en actes le bien d'autrui parce que c'est son bien. On veut donc concrètement le bien de telle personne, ce qui demande de la connaître en profondeur, de passer du temps avec elle, etc.
La leçon de Luna est simple : l'amitié est un des meilleurs biens ici-bas. Le reste n'est qu'illusion d'amitié, c'est-à-dire simple camaraderie.
La réciprocité au cœur de l'amitié
Dans Les reliques de la mort, il est intéressant de retrouver certains de ces éléments de l'amitié dans l'analyse que fait Harry de sa relation avec Dumbledore. Alors qu'il vient de découvrir que son cher professeur avait eu un parcours beaucoup plus chaotique, plus sombre et plus erroné que ce qu'il pensait, Harry se sent abandonné, trahi. Les passions – en particulier la haine – parlent évidemment quand il expose à Hermione sa colère.
- Tu vois bien ce qu'il m'a demandé, Hermione ! Risque ta vie Harry ! Encore ! et encore ! Et n'attends pas de moi que je te donne toutes les explications, contente-toi d'avoir en moi une confiance aveugle, sois persuadé que je sais ce que je fais, aie confiance en moi, même si moi je n'ai pas confiance en toi ! Jamais la vérité tout entière ! Jamais ! [...]
- Il t'aimait beaucoup, murmura Hermione. Je sais qu'il t'aimait beaucoup.
Harry laissa retomber ses bras.
- J'ignore qui il aimait, Hermione, mais sûrement pas moi. Le gâchis dans lequel il m'a abandonné, on ne peut appeler ça de l'amour. Il a partagé ses véritables pensées avec Gellert Grindelwald infiniment plus qu'il ne l'a jamais fait avec moi. (Les reliques de la mort, p. 425).
Harry mélange un peu tout bien que son analyse ait quelque chose de lucide, comme le confirmera bien plus tard la conversation avec Abelforth (Les reliques de la mort, chap. 28). Néanmoins, ce dialogue-ci indique en creux trois éléments importants dans l'amitié.
Le premier et le plus évident est bien entendu la nécessaire réciprocité dans l'amitié. On ne peut être l'ami de quelqu'un qui ne veut pas être notre ami ; on ne peut être ami tout seul. Cette bienveillance mutuelle qu'est l'amitié implique une égalité entre les deux amis. Sans égalité, au moins sous le rapport de la vertu et de la volonté du bien, l'amitié n'est pas possible. C'est pour cela que, au sens strict, l'enfant n'est pas l'ami de ses parents, l'élève n'est pas l'ami de son professeur [1], etc. L'amitié a lieu entre deux amis, c'est évident mais ça ne va pas toujours de soi. Ici, Harry constate avec amertume que son professeur et allié dans sa lutte contre Voldemort – qu'il croyait son ami – ne faisait pas preuve à son égard de la moindre réciprocité.
Le second élément qu'énonce ici Harry est la nécessaire confiance en autrui si on veut qu'il soit un ami et si l'on veut être un ami pour lui. Sans confiance, sans cette foi en la bonté de l'ami, qui est un engagement de notre volonté, il n'y a pas d'amitié. Si je ne crois pas qu'autrui est digne d'être aimé, si je n'estime pas qu'il est une personne bonne et droite avec qui je puis avancer vers le bonheur, comment pourrais-je en faire un ami ? C'est déjà, sous un certain rapport, cette confiance qui faisait défaut à Ron et Harry lors de leur brouille passagère avec Hermione dans Le prisonnier d'Azkaban.
Par conséquent une certaine transparence est requise, qui ne vas pas jusqu'à l'abandon du for interne, du jardin secret personnel, mais qui permet à autrui de connaître celui dont il est l'ami. Cette transparence, le troisième élément essentiel à l'amitié qu'énonce Harry dans ce dialogue, est surtout requise lorsqu'il s'agit de la finalité à donner à nos actions, du but de notre vie. La comparaison avec ce que Dumbledore avait confié à Grindelwald, qui se présent alors comme son véritable ami, est pour Harry une morsure cruelle : celui qu'il croyait être son ami ne poursuivait pas les mêmes buts que lui.
Mais la fin du roman révélera que, comme souvent – c'est le propre de la réalité –, les choses sont plus complexes qu'il n'y paraît, et que les faiblesses, les carences, les erreurs et les fautes de Dumbledore n'entament pas, paradoxalement, sa véritable amitié pour Harry (voir à ce sujet Les reliques de la mort, chap. 35). Dans un dialogue sincère, comme un cœur à cœur, les deux amis se disent tout, en vérité, laissant entrevoir au lecteur ce qu'est en pratique une véritable et sincère amitié.
Tous ces éléments mis bout à bout semblent donner une description précise de l'amitié et de ses conditions. Laissons le soin de résumer à un maître – Aristote – qui saura, mieux que nous, conseiller les lecteurs sur leurs amitiés :
Ethique à Nicomaque :
Il y aura donc trois objets [2] qui font naître l'amitié.
L'attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisque il n'y a pas attachement en retour, ni possibilité pour nous de leur désirer du bien (il serait ridicule sans doute de vouloir du bien au vin par exemple ; tout au plus souhaite-t-on sa conservation, de façon à l'avoir en notre possession). S'agit-il au contraire d'un ami, nous disons qu'il est de notre devoir de lui souhaiter ce qui est bon pour lui. Mais ceux qui veulent ainsi du bien à un autre, on les appelle bienveillants quand le même souhait ne se produit pas de la part de ce dernier, car ce n'est que si la bienveillance est réciproque qu'elle est amitié.
Ne faut-il pas ajouter encore que cette bienveillance mutuelle ne doit pas demeurer inaperçue ? Beaucoup de gens ont de la bienveillance pour des personnes qu'ils n'ont jamais vues mais qu'ils jugent honnêtes ou utiles, et l'une de ces personnes peut éprouver ce même sentiment à l'égard de l'autre partie. Quoiqu'il y ait manifestement alors bienveillance mutuelle, comment pourrait-on les qualifier d'amis, alors que chacun d'eux n'a pas connaissance des sentiments personnels de l'autre ?
Il faut donc [pour qu'il y ait amitié] qu'il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l'autre ; que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés ; et quelle ait pour cause l'un des objets dont nous avons parlé [3]
Précédemment
- Les dangers spirituels de la magie (1/6)
- Voldemort, une allégorie du mal dans Harry Potter ? (2/6)
- Dumbledore, l'homme sage ? (3/6)
- Poudlard, une école de vie ? (4/6)
- Le jugement moral dans Harry Potter (5/6)
- Harry Potter : ange ou démon ?
Cette série d'articles est réalisée avec l'aimable collaboration d'Antoine Gazeaud, enseignant en philosophie à la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Toulouse.
[1] Ce point ne se retourne pas contre la charge de Harry parce que ce qu'il évoque-là – la lutte contre Voldemort – n'est pas le travail d'un élève sous la direction d'un professeur, mais celui de deux alliés contre un ennemi commun.
[2] À savoir le bien, l'agréable et l'utile. Aristote a donné l'objet de l'amitié précédemment (1155b 15) : Il semble, en effet, que tout ne provoque pas l'amitié, mais seulement ce qui est aimable, c'est-à-dire ce qui est bon, agréable, ou utile. On peut d'ailleurs admettre qu'est utile ce par quoi est obtenu un certain bien ou un certain plaisir, de sorte que c'est seulement le bien et l'agréable qui seraient aimables, comme des fins.
[3] Aristote, Éthique à Nicomaque, livre viii, chap. 2, 115b27-1156a 5.
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