Golgota picnic ou la triste faillite du sens
Article rédigé par Eric de Rus, le 16 décembre 2011

Qui a vu et lu [1] la pièce de Rodrigo Garcia, Golgota Picnic, est en droit de s’interroger sur le traitement que son auteur y réserve à la figure du Christ. Ce questionnement s’inscrit dans le cadre du « débat sur les œuvres [qui] est légitime. Il est même le symbole de la démocratie quand il fait s’affronter des points de vue divergents qui ne sont pas toujours conciliables. »[2]

L’auteur se targue de cultiver l’ambigüité qui libère l’interprétation et se défend de mettre en cause le Christ, mais plutôt « son utilisation par l’Eglise et les systèmes sociaux »[3]. Cela suppose, en toute rigueur, une distinction repérable entre le Christ d’une part et son instrumentalisation par les institutions ou par l’iconographie chrétienne qualifiée de « parfaite iconographie de la terreur »[4] d’autre part. En effet, comment déchiffrer le sens d’une critique lorsque le référent qui permet de la saisir en tant que telle est absent ?

De fait, dans cette pièce, tout laisse penser que c’est bien le Christ et sa Passion qui sont singés de manière outrageuse, le Christ à qui sont imputés les pires crimes et calamités[5]. L’exercice de la liberté d’expression, droit fondamental de notre démocratie, permet-il de bafouer en toute impunité l’honneur de ses membres – en l’occurrence les chrétiens – en portant atteinte par une piètre réduction à ce patrimoine culturel de l’humanité qu’est le christianisme avec, en son centre, la personne du Christ ici clairement diffamée[6] ?

L’artiste est-il autorisé, au motif de sa seule démarche personnelle, à instrumentaliser les figures culturelles qu’il investit au mépris de leur signification essentielle ?

Ni une conception purement subjectiviste de l’art, ni l’histoire personnelle de l’artiste ne dégagent ce dernier de sa responsabilité à l’égard d’objets culturels dont le sens n’est pas entièrement à sa disposition. Car même en admettant que ce sens n’est jamais clos ni figé, ce qui suscite l’interprétation, cette dernière n’est pas pour autant un acte sauvage. Comme l’a montré Gadamer, le sens compris n’en reste pas moins le sens de l’œuvre qui en constitue le point d’ancrage, le fond indisponible et non l’alibi.

Ici, au contraire, l’iconographie chrétienne de la crucifixion est purement et simplement identifiée à une exaltation morbide de la souffrance, au mépris de son sens théologique intrinsèque : le Christ qui aime jusqu’au bout et assume toute l’épaisseur de la condition humaine. Plus encore, tirant quelques paroles du Christ hors de leur contexte, Rodrigo Garcia interprète arbitrairement et unilatéralement son message d’amour comme un appel à « la guerre contre tous »[7]. Ajoutons que si l’histoire de la chrétienté est indéniablement traversée par de terribles dévoiements tellement contraires au message annoncé, cela ne réduit à néant ni les actes de repentance et les demandes de pardon posés par l'Église, ni ses initiatives en faveur de la paix et du respect de la dignité humaine, ni la beauté de l’héritage spirituel et culturel qu’elle a su transmettre.

Au terme du naufrage, la musique serait-elle la seule trace divine d’une parole sauve comme le suggère Rodrigo Garcia au sujet de l’interprétation finale des Sept dernières paroles du Christ en Croix de Haydn[8] ?

Ne nous y trompons pas : si cette œuvre de Haydn est « la plus pleine de "silences" de toute l’histoire de la musique »[9] comme le déclare son interprète le pianiste Marino Formenti, c’est parce qu’il revient à Haydn d’avoir su capter la "musique silencieuse" du Verbe incarné dont la beauté perce le voile de la dérision et résiste à l’épaisse défiguration d’une parodie qui piétine tout.

La démarche de Rodrigo Garcia relève d’une posture nihiliste, professant « un manque de confiance en l’homme et son système social »[10]. Ici, la parole déchue du côté de la vocifération fait son œuvre décadente de dévoration de la moindre espérance et s’avère incapable de se dégager des décombres de la vulgarité[11]. Sur scène l’on éructe, se contorsionne, régurgite, distille sa désespérance au sein d’un monde cynique où « les relations entre les personnes sont impossibles »[12], où chacun est muré dans sa solitude[13], où aimer est une vaste supercherie[14], où l’on se gave et consomme pour se divertir de sa finitude. Ce théâtre que son auteur définit comme un « voyage vers le silence et l’obscurité »[15], nous convie à une triste descente vers les tréfonds d’une négation d’un sens susceptible de relier les hommes entre eux.

« Golgota Picnic » ?

Mais cet énoncé est une contradiction et un mensonge ! En effet, le Très-Haut lieu de l’Amour n’a jamais été le royaume complice de toutes les convoitises ici étalées avec tant de complaisance.

En vérité, à aucun moment le propos de Rodrigo Garcia ne nous hisse jusqu’au Golgotha. Cette pièce fait le choix de ramper dans l’univers clos et glauque où elle se meut, où chacun ausculte sa propre agonie avec délectation, où nul n’en finit plus de mourir et de se repaître de laideur. Elle est bien là la grande douleur : que nous manquions ce Golgotha pourtant nommé, mais manifestement méconnu et trahi. Lieu où pourrait s’élever en chacun la question cruciale énoncée par le poète anglais John Done au XVIIè siècle : « Pourquoi ne meurt-on plus d’amour ? ». Pourquoi en est-il ainsi ? La pièce en est la pénible confirmation : faute d’un sens à donner à la vie, en l’absence duquel donner sa vie n’a plus de sens.

Au final, Rodrigo Garcia regretterait-il que l’Amour ne soit pas connu ni aimé[16] ?

Il lui manque cruellement l’éloquence du cœur qui en saigne vraiment. Cela, nous le savons, ce sont les saints qui nous l’apprennent parce que, selon le mot de Bernanos, « les saints ont le génie de l’amour ».

L’auteur de Golgota Picnic a beau afficher sa démission devant l’avenir – « Ne comptez pas sur moi pour le futur »[17] –, lorsque le vain bruit aura cessé autour d’une œuvre qui n’en fait hélas que trop, il restera encore l’épreuve silencieuse à laquelle nul ne peut durablement se dérober, sauf à céder à la barbarie. Le face à face avec un regard d’enfant qui interroge chaque conscience : "En quel monde crois-tu et quelle parole ultime me laisses-tu pour que je puisse l’habiter humainement à mon tour ?".

 

 

Eric de Rus est professeur agrégé de philosophie dans l'enseignement catholique (Rueil-Malmaison). Ecrivain il a publié deux recueils de poésie, ainsi que des essais consacrés à la pensée d'Édith Stein et à la démarche artistique.

[1] Rodrigo GARCIA, Golgota picnic (Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2011).

[2] Communiqué émanant de l’Observatoire de la liberté de création dans son texte de soutien au Théâtre du Rond-Point (joint à la plaquette qui est remise au spectateur à son entrée dans la salle).

[3] « j’ai pensé que je pouvais commencer à travailler sur le Christ, mais ce fut très lourd et compliqué. Alors, finalement, la pièce commence par une introduction assez longue qui parle avec une certaine distance et un point de vue critique non pas du Christ, mais de son utilisation par l’Eglise et les systèmes sociaux. Ensuite j’aborde, évidemment, des sujets personnels » Entretien avec Rodrigo Garcia réalisé par le CDN de Madrid.

[4] Rodrigo GARCIA, Golgota picnic, p. 17.

[5] « Il voulut la destruction pour les hommes qui ne pensaient pas comme lui […]. Il possédait cette faculté quasi divine de faire souffrir, de faire le mal […]. Il déclara à propos de lui-même qu’il était un agneau Mais c’était un foutu démon.» Golgota picnic, p. 22 (voir notamment p. 17 à 23).

[6] L’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse définit la diffamation comme suit : « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ».

[7] Le Christ est désigné comme « le meneur d’une poignée de fous […] il voulut mener ce peuple de fous en guerre contre tous. […] Et pour sa guérilla il choisit le mot AMOUR » Golgota picnic, p. 21.

[8] « La musique est la seule chose qui se rapproche de la divinité dans cette œuvre. » Rodrigo Garcia, La Bible est la parole la plus fascinante. Sur le site du théâtre Garonne.

[9]            Marino Formenti, « Le piano est un cercueil », dans Rodrigo GARCIA, Golgota picnic, p. 11.

[10] Entretien réalisé par le théâtre Garonne. Propos recueillis par Marie Brieulé.

[11] « un plateau ravagé, parce qu’il y a eu énormément de choses dans cet espace, de destruction, de poubelles, de merdes » Entretien réalisé par le théâtre Garonne. Propos recueillis par Marie Brieulé.

[12] « Je ne crois pas aux relations humaines, en ce qu’on appelle l’amour […]. Je crois profondément en l’égoïsme, l’égocentrisme, et que les relations entre les personnes sont impossibles, je vois que ce n’est pas possible et c’est pourquoi je dis « fuyez-vous les uns les autres » ; les relations sont toujours intéressées. » Entretien réalisé par le théâtre Garonne. Propos recueillis par Marie Brieulé.

[13] « Ce qui existe c’est la certitude de la mort, le fait que tu vas mourir. […] Je suis convaincu qu’on est seul dans ce monde. Comme les animaux. » Entretien réalisé par le théâtre Garonne. Propos recueillis par Marie Brieulé.

[14] « S’aimer les uns les autres n’a servi à rien, juste à couvrir les pires outrages. Moi, je vous dis ; Fuyez-vous les uns les autres » Golgota picnic, p. 77.

[15] Entretien avec Rodrigo Garcia, Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot, dans Dossier de Presse Rodrigo Garcia, Festival d’Automne à Paris 40è édition, 2011, p. 6. « nous nous sommes mis à répéter la pièce comme tout le monde, sans rien faire de particulier, en nous laissant encore et encore entraîner à tous les vices de cet art douteux qu’est le théâtre. » Rodrigo GARCIA, Golgota picnic, p. 9.

[16] Marino Formenti déclare au sujet du texte de Rodrigo Garcia : « J’y vois une déclaration d’amour passionnée au Christ, par un homme qui n’est pas croyant au sens dogmatique. » Propos recueillis par Martin Kaltenecker, dans Dossier de Presse Rodrigo Garcia, Festival d’Automne à Paris 40è édition, 2011, p. 7.

[17] Rodrigo GARCIA, Golgota picnic, p. 49.