Article rédigé par Michel Collin*, le 13 janvier 2006
Alors que les derniers soubresauts de la malheureuse affaire Vincent Humbert permettent à certain lobby de "relancer le débat" sur l'euthanasie, attachons-nous plutôt à la présentation que l'on fait habituellement de ce type de situation morale.
Tragique est le mot qui revient le plus souvent. Avec raison semble-t-il.
Comment ne pas juger tragique, pour le jeune Vincent, pour sa mère, pour le Docteur Chaussoy et même en un sens pour les juges, une telle situation ? Il y a du tragique dès que nous somme condamnés à la fatalité du mal : la transgression de l'interdit (légal ou moral) ou l'abandon à la souffrance absurde. Face au tragique et au dilemme qu'il engendre, la seule réponse de l'homme serait la sagesse pratique, autre nom de l'antique vertu de prudence.
Dans les comités d'éthiques et même dans les débats médiatiques, lorsqu'ils atteignent, disons, un niveau supérieur, c'est cette conception de la prudence qui est invoquée et dont le jugement doit, à défaut de trancher le conflit, forcer le respect du public. Or nous avons là une vision réductrice qui défigure la prudence ou tout du moins nous enferme dans des situations inextricables.
La loi et le cas
Dans cette approche, est toujours mis en balance la loi et le cas ; la dureté de la loi et le cas douloureux ; la généralité de la règle et la souffrance d'une mère devant son fils. Devant la souffrance du fils, nous souffrons avec sa mère. Face à la perplexité du médecin, nous avouons notre ignorance. Sans voir que se peut loger là une compassion fallacieuse et une fausse humilité. Nous sommes aveuglés par la souffrance d'autrui et donc nous ne voyons plus la grandeur du mystère de l'homme, seul, face à sa mort. D'ailleurs, Il n'y a plus de "mort" dans cette terrible histoire mais l'horrible mot, le mot gentil mais mensonger, de "fin de vie". Et c'est peut-être là ce qui est le plus terrible.
Dans ces situations, la loi, et plus précisément la loi morale de l'interdit du meurtre, va être reçue, au mieux, comme une entrave à la dynamique de l'action et à l'inventivité du sujet moral, au pire comme un poids qui ralentit les "avancées que la société réclame", pour ne rien dire de "l'inexplicable retard français en la matière". Oui, la loi est un poids, elle a du poids, et c'est en effet ce poids qui ralentit notre réflexion.
Pour une authentique prudence, une véritable sagesse pratique, la loi n'est pourtant pas une entrave à l'inventivité du sujet, elle est un socle sur lequel s'édifie l'action et une pédagogie pour la raison. Certes la loi est dure pour la conscience humaine, elle engendre des conflits mais c'est parce qu'elle fait la lumière sur le mal et le fait voir comme l'obstacle. "Ta loi fait mon tourment" dit le psalmiste. La loi nous renvoie à notre finitude et à notre faiblesse. Pourtant l'obéissance à la loi et à ses préceptes, ici à l'interdit du meurtre, est le socle de la prudence car elle libère la réflexion des faux dilemmes pour ouvrir le champ des possibles à inventer (soin palliatifs, accompagnement spirituel, conversion du regard sur la personne souffrante) mais aussi et d'abord pour accueillir le mystère du réel et de notre condition mortelle.
Pseudos dilemmes
La prudence n'est pas seulement l'ultime réponse dans les situations tragiques ou d'urgence. Elle commence par faire qu'il y en ait moins. Quantité de dilemmes moraux sont en effet le produit d'une méthode sensée les résoudre. L'utilitarisme, en cherchant à maximiser le bien et à minimiser le mal, en voulant ainsi tout résoudre, multiplie en réalité les pseudos dilemmes et engendre en retour une fausse prudence. L'utilitarisme est pris dans une logique du détour, selon l'expression de Jean-Pierre Dupuy. Cette logique qui structure la rationalité économique, est en son fond une logique sacrificielle. C'est la raison du Dieu de Leibniz qui considère que le mal contribue au triomphe du bien et que la production du bien justifie la présence du mal.
En même temps, l'individu démocratique n'admet plus sans mauvaise conscience la brutalité de cette logique qui a pourtant façonné le monde moderne. Mais comme elle a vampirisé peu à peu toute la rationalité, cet individu ne dispose plus d'autres ressources rationnelles pour l'action morale. C'est pourquoi, l'utilitarisme, la recherche du plus grand bonheur pour le plus grand nombre, s'est très vite teinté d'un vernis compassionnel. A. Smith faisait déjà de la sympathie le sentiment moral fondamental. Mais l'accouplement de la raison utilitariste et de la compassion ne peut produire qu'un monstre. Une raison qui transforme d'abord le mal en moindre mal, puis le nomme finalement bon parce qu'elle a fait de la souffrance d'autrui un mal moral et une injustice à combattre absolument.
Inversion de la responsabilité
Cette logique nous conduit à une inversion de la responsabilité. Nous nous sentons responsable des maux qui dépendent des décisions d'autrui ou des mécanismes naturels et en voulant rendre le monde meilleur, maximiser le bien-être et minimiser le mal et la souffrance, nous oublions ou refusons de voir qu'il y a des actes qu'on ne peut jamais faire et des fins à ne jamais négliger. L'homme moderne, utilitariste et compatissant, ressemble à l'ours mauvais raisonneur de la fable dont tout l'office était de chasser les mouches qui pouvaient nuire à la sieste de son ami, l'amateur de jardin :
Un jour que le Vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une [mouche] allant se placer,
Mit l'Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
"Je t'attraperai bien, dit-il ; et voici comme."
Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'Homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur
Roide mort étendu sur place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi."
Mauvais raisonneur, nous le sommes aussi en voulant un bien relatif mais en raisonnant comme si ce bien était unique et absolu et légitimer tous les moyens dans la mesure de leur efficacité.
Face à la déferlante compassionnelle, on comprend mieux le mot d'Aristote : "La tempérance (sophrosuné) est la gardienne de la prudence (phronésis)." Il n'y a pas seulement là une assonance mais une vérité morale capitale. La raison humaine pour conduire l'action nécessite un juste rapport au plaisir et à la peine. Non que la raison doive rester froide, mais elle ne doit pas voir son jugement faussé par l'attrait du plaisir et la fuite de la douleur.
L'intempérant raisonne mal quand, par aversion de la peine ou désir effréné du plaisir, il néglige un bien et retranche une prémisse à son raisonnement pour aboutir à une conclusion aberrante. Chez le tempérant, la compassion devient au contraire une aide pour la réflexion et une énergie pour l'action. Gardienne de la prudence, la tempérance en appelle pourtant à la prudence pour mettre une mesure dans nos affects. La prudence, qui assume le poids de la loi sans peur de la lenteur, est donc une vertu à acquérir sans délai. Dans l'urgence, il sera trop tard.
*Michel Collin est professeur agrégé de philosophie.
Ill. : L'Ours et l'Amateur de jardin, par W. Aractingy (montage)
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