Article rédigé par Emmanuel Tranchant, le 17 mai 2002
[Moulins] Le rapport de Régis Debray sur " l'enseignement du fait religieux ", terme que l'auteur semble préférer à celui de " culture religieuse ", vient de paraître aux éditions Odile Jacob.
Il propose plusieurs mesures que Jack Lang, toujours ministre de l'Éducation nationale, avait reprises. Nul doute que le nouveau ministre et très laïque Luc Ferry s'y retrouvera. Il s'agit d'abord d'inventorier ce qui existe déjà dans les programmes et les pratiques pédagogiques, notamment depuis les travaux du recteur Joutard à Besançon. Cette mission est dévolue à l'Inspection générale de l'Éducation nationale qui remettra un " rapport d'étape " lors d'un stage national prévu en juillet 2002.
Il faut ensuite " former et informer ": Jack Lang proposait de constituer un réseau universitaire (5e section de l'École pratique des hautes études – tête de réseau –, universités, écoles normales supérieures) et de créer un Institut européen en sciences des religions. Reprenant la suggestion de Régis Debray, le ministre n'envisageait pas " d'instaurer un enseignement à part doté d'un programme, d'un horaire et d'un corps professoral spécialisé " mais de " travailler la question de l'enseignement des grandes religions présentes en France dans au moins sept disciplines : philosophie, lettres, histoire, géographie, langues vivantes, arts plastiques et musique ". Un travail interdisciplinaire qui doit permettre " l'échange entre chercheurs, entre pédagogues et entre Européens ".
Le troisième axe est l'axe stratégique : celui de la laïcité. Jack Lang indiquait en exergue que Régis Debray " a bien mis en lumière pourquoi une école authentiquement et sereinement laïque devait transmettre des connaissances sur les croyances et les rites et donner une culture ouverte sur le fait religieux ". Nous l'avons maintes fois pointé, cette question de la culture religieuse touche au cœur du débat sur la laïcité. La prophylaxie antireligieuse de l'école laïciste a radicalement stérilisé les esprits (en 1995, l'enquête de R. Ballion montrait que la demande d'information sur les religions était le dernier souci des lycéens) et l'analphabétisme religieux rend incompréhensible la culture d'où est issue la République elle-même... qui se découvre soudain le besoin des secours de la religion. Cela impose aux chrétiens une réflexion dont nous nous contenterons de baliser les principales directions.
Il faut se réjouir de voir le ministre socialiste touché par la grâce très chrétienne de la " repentance ". Car outre le constat de carence, nous recevons l'aveu du péché contre la laïcité : pour n'avoir pas su transmettre une " culture ouverte sur le fait religieux ", l'école publique n'a pas été " authentiquement et sereinement laïque ". Il y aurait donc méprise sur le terme de laïcité et sans doute faudra-t-il redéfinir le concept, ainsi que le propose Jack Lang dans la même directive : le Comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l'école devra " préciser les contours et les ambitions du modèle laïque français et travaillera en lien étroit avec l'Institut européen en sciences des religions ". Si le message de R. Debray et de J. Lang est la mise en examen du laïcisme idéologique, quod est demonstrandum, il convient de distinguer les deux laïcités à l'œuvre dans le système éducatif : la laïcité cognitive et la laïcité juridique.
La laïcité cognitive concerne l'autonomie des sciences profanes, l'autonomie de la raison par rapport à la foi religieuse, et représente la liberté du chercheur et de l'enseignant dans son champ disciplinaire et le respect du sens critique de l'élève. Cette laïcité est liminaire : elle conduit au seuil du religieux et du symbolique qu'elle ne peut réduire au critère de scientificité, comme le souhaitait Pierre Bourdieu dans un rapport au Collège de France. Elle s'impose à toute institution scolaire, publique ou privée.
La laïcité juridique est la garantie de la liberté de conscience reconnue par les grandes déclarations internationales des droits de l'homme, lesquelles fondent à leur tour le principe de la liberté d'enseignement. Elle s'impose à l'État qui doit procurer les conditions de son exercice réel.
La question du monopole éducatif de l'État revient alors au centre du débat comme le principal obstacle à la laïcité juridique et donc à la laïcité tout court, l'une garantissant l'autre. Car la Loi Debré qui impose à l'Enseignement catholique le principe de laïcité compris comme le silence sur la foi religieuse nie la possibilité même d'un enseignement catholique en rejetant toute pastorale dans le domaine privé du fameux caractère propre. Les " établissements catholiques d'enseignement " sont dès lors contraints d'oublier que la mission de l'enseignant chrétien est de mener son élève, à travers la transmission d'une culture humaine profane, à ces vérités spirituelles où tout prend sens, que l'acte éducatif est ordonné à l'évangélisation et que la mission de l'école catholique va très au-delà de la simple culture religieuse.
Au moment où une nouvelle articulation du politique et du religieux s'impose à la réflexion des responsables, il faut considérer à quel point la situation de l'Enseignement catholique soumis au diktat de la laïcité-croupion hypothèque la liberté de manœuvre de l'Église. Cette situation s'explique largement par la " pastorale de la sortie du sacré et de la métaphysique " remarquablement décrite par Yves Floucat (Liberté politique n° 19). Celle-ci doit beaucoup à la critique de Marcel Gauchet sur la place de la religion dans la démocratie, qui réduit l'Église à assurer un vague " service public de la religion " (Mgr Dagens) puisque le sens de l'histoire mène inéluctablement la modernité à la victoire de l'athéisme social grâce au christianisme épuré du religieux et débarrassé de cette fâcheuse propension à incarner la vérité. Se pressent alors toutes les questions sur l'incarnation du christianisme dans la culture et dans la société politique et sur l'urgence pour l'Église de définir sa pastorale à l'aune d'une doctrine orthodoxe. L'école catholique, actuellement stérilisée par le sécularisme étatico-ecclésial, est une pièce essentielle de ce puzzle. Ouvrir le débat sur la laïcité revient à ouvrir celui de la liberté d'enseignement.
Dernier élément pour la grille de lecture, la force avec laquelle l'islam s'impose dans le paysage religieux.
C'est l'argument central et tacite du regain d'intérêt de la République pour un retour du religieux judéo-chrétien pasteurisé et ce retour recèle des pièges importants pour l'Église. La République l'inviterait volontiers à un front commun laïque contre le nouvel infâme représenté par l'islam, les établissements catholiques d'enseignement constituant un maillon important du dispositif. Leur mission serait de stériliser l'islam à son tour (une christianisation de l'islam à la Marcel Gauchet) en en évacuant le sacré, mais il est permis de douter des effets de cette pastorale républicaine. Car l'islam pose au christianisme la question de son inscription dans la modernité, et partant il la pose à la République.
Sans doute serait-il donc plus judicieux pour la République elle-même de restaurer une école catholique confessant l'orthodoxie qui permette le dialogue religieux du christianisme et de l'islam dans la plénitude de leur foi – c'est la mission remplie par les écoles chrétiennes au Liban, par exemple – tant il est vrai que seul l'humanisme religieux judéo-chrétien détient ce qu'il faut d'universel pour introduire l'humanisme religieux musulman dans notre modernité. Notre libanisation prochaine rend cette réflexion urgente pour la survie même de la République. Tel est l'enjeu de la culture religieuse.