Claude Lévi-Strauss et l'héritage du post-modernisme
Article rédigé par Damien Theillier*, le 12 novembre 2009

Depuis sa mort, le 31 octobre dernier, beaucoup de choses ont déjà été dites sur Claude Lévi-Strauss. Lui-même, en 1986, se décrivait comme un ancien gauchiste devenu un vieil anarchiste de droite [1]... D'abord dénonciateur des crimes de l'Occident, puis de l'islamisation des pays occidentaux, Lévi-Strauss fut toute sa vie un provocateur.

Guy Sorman raconte de lui qu'il se réjouissait chaque fois que des candidats conservateurs gagnaient des élections, en France ou à New-York [2]. On a beaucoup dit de lui qu'il avait rejeté l'étiquette de pape du structuralisme, mais il s'est peu exprimé là-dessus. Ce qui est sûr, c'est que de nombreuses critiques de son œuvre ont été faites de son vivant. Laissons-là les critiques provenant d'existentialistes ou de marxistes aigris, lui reprochant d'ignorer les luttes sociales. Lévi-Strauss n'était pas un idéologue, il refusait d'être la bonne conscience universelle. Dans un entretien que l'anthropologue avait accordé au Monde en 1979, il avouait ne pas se reconnaître dans le statut d'autorité morale :

Comme la plupart d'entre nous, je continue de réagir politiquement aux événements, mais je suis devenu conscient du caractère épidermique — ou si vous préférez viscéral — de ces réactions, et que ma condition d'intellectuel ne leur confère aucune autorité spéciale qui me donne le droit de les proclamer à tout bout de champ sur la place publique pour l'édification de mes contemporains.

En 1972, René Girard consacre à Lévi-Strauss un chapitre entier de La violence et le Sacré et s'attaque vigoureusement au structuralisme, à propos des règles de la parenté. Selon Girard, Lévi-Strauss est passée à côté du meurtre fondateur. Pour Lévi-Strauss, c'est le langage qui crée la culture. Dans un entretien avec Charbonnier, il dit : Si nous voulons comprendre ce que c'est que l'art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l'articulation de signes, sur le modèle de la communication linguistique [3]. Or pour Girard, c'est la violence sacrificielle qui est à l'origine de la culture. Il reproche à Lévi-Strauss de ne pas voir dans les mythes la trace d'un événement réel, le meurtre fondateur. En se focalisant sur la sphère du langage et du symbolique, Lévi-Strauss s'empêche de comprendre l'essence de la violence et de découvrir les mécanismes du sacrifice, à l'origine de l'interdit social. Sur ce point, Lévi-Strauss n'a jamais daigné lui répondre.
Le structuralisme est un holisme
Le marxisme, le freudisme, et le structuralisme ont un point commun, celui de réduire l'individu à une sorte d'automate manipulé par des structures. Déjà, Marx parlait déjà d'infrastructures économiques et sociales produisant les superstructures idéologiques et politiques. Pour lui, la conscience est investie et donc aliénée par les représentations sociales dominantes. De son côté, Freud affirme le primat de l'inconscient sur la conscience. Chez Lévi-Strauss, l'anthropologie structurale consiste à étudier la structure des éléments de la parenté, et à observer comment ces éléments de la parenté vont constituer des lois de développement des sociétés. Ainsi Lévi-Strauss écrit :

Les hommes n'agissent pas, en tant que membres du groupe conformément à ce que chacun ressent comme individu : chaque homme ressent en fonction de la manière dont il lui est permis ou prescrit de se conduire. Les coutumes sont données comme normes externes, avant d'engendrer des sentiments internes, et ces normes insensibles déterminent les sentiments individuels, ainsi que les circonstances où ils pourront, ou devront se manifester [4].

Ainsi, ce qui est déterminant dans la vie des hommes, ce n'est pas ce qu'ils croient ou ce qu'ils pensent, mais les systèmes linguistiques, culturels, sociaux dont l'agencement échappe à leur conscience. Ces structures inconscientes, en devenant un objet d'analyse privilégié, font passer l'idée de l'homme, sujet de son monde et de son histoire, au second plan.
Raymond Boudon, dans son Dictionnaire critique de la sociologie, a consacré un article au structuralisme. Selon lui, le structuralisme, à la suite du marxisme, consiste à penser la structure comme une force sociale indépendante de la volonté et de la conscience des agents, qui déterminerait leur comportement. Les phénomènes sociaux seraient donc la manifestation de structures et les individus seraient des supports de structure , à leur insu [5].
Bref, le structuralisme est un holisme, c'est-à-dire une conception méthodologique consistant à expliquer les faits sociaux comme résultant d'un système de structures.
Au contraire, le point de vue méthodologique que défend Boudon part du principe que, pour expliquer le comportement ou les croyances de l'acteur social, il faut tenter de démontrer que celui-ci a des raisons de faire ce qu'il fait ou de croire ce qu'il croit. L'intentionnalité rationnelle de l'action individuelle conduit donc nécessairement à concevoir les acteurs sociaux comme autonomes par rapport aux structures sociales. Cela ne signifie pas que toute influence de l'environnement serait exclue. L'acteur social est doté d'une autonomie variable en fonction du contexte dans lequel il se trouve. Il est soumis à des passions, à des intérêts qu'il cherche à satisfaire en utilisant les moyens qui lui semblent les meilleurs. Mais c'est un agent intentionnel et rationnel, capable de placer les données extérieures sous le contrôle de sa conscience.
Boudon privilégie donc une forme de rationalité dans les choix de l'individu. La structure existe bien et elle limite la liberté des individus, mais elle résulte toujours d'abord de leurs actions et de leurs choix. Elle s'est formée par l'agrégation des conduites individuelles. Les phénomènes sociaux sont donc davantage le résultat d'actions individuelles que le produit ou la manifestation des structures.
Un héritage controversé
Il n'est pas question ici de nier l'intérêt de l'anthropologie structurale pour comprendre un certain nombre de phénomènes comme l'interdit de l'inceste ou les règles fondamentales de l'échange et du don. Mais il faut aussi comprendre comment le structuralisme a trop souvent permis de légitimer des théories douteuses et des conclusions abusives. Ainsi, le post-structuralisme, dans certains campus aux États-Unis, a pris pour cibles les textes classiques de la littérature occidentale, les jugeant exclusifs et discriminatoires contre les traditions littéraires non-occidentales.
De même, en diffusant l'idée que l'individu serait un acteur social dépourvu d'intentionnalité, aveugle sur le monde et sur lui-même, le structuralisme a pu contribuer à légitimer l'ingénierie sociale, caractéristique de la social-démocratie. Car si l'homme est passif et fragile, s'il est sujet à des forces extérieures dangereuses, il est nécessaire de le protéger par une intervention active de l'État. Pour lutter contre les rapports de force qui tendent à soumettre l'homme il faudrait donc multiplier les aides sociales, les réglementations et le contrôle de l'État sur les activités humaines. On retrouve ceci dans les théories qui soutiennent que l'école est le lieu de la reproduction et de la consolidation des rapports de classe, dans le refus de la répression et l'insistance sur la seule prévention pour lutter contre le crime, et dans la dénonciation de l'exploitation permanente du Sud par le Nord.
Pourtant, le holisme méthodologique de Levi-Strauss n'est qu'un aspect d'une conception philosophique plus générale. Pour Lévi-Strauss, l'humanisme judéo-chrétien, faisant de l'homme le sommet de l'échelle des êtres et le maître et possesseur de la nature (Descartes), serait à l'origine de l'ethnocentrisme mégalomane des Occidentaux et de toutes ses dérives : colonialisme, fascisme, camps d'extermination et destruction de l'environnement. Ainsi selon Lévi-Strauss,

c'est, en quelque sorte, d'une seule et même foulée que l'homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s'est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l'espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d'autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l'humanité à l'autodestruction. Le respect de l'homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l'humanité s'attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l'humanité pourra toujours décider qu'elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d'autres [6].

Ce rejet du judéo-christianisme et de son héritage constitue peut-être l'une des clés philosophiques de lecture de son œuvre. Ce qui ne passe pas chez Lévi-Strauss, c'est la notion de nature humaine. D'où son relativisme, voire son nihilisme latent.
*Damien Theillier,
www.nicomaque.blogspot.com

 

[1] Entretien avec Philippe Simonnot, l'Express, octobre 1986.
[2] http://www.city-journal.org/2009/eon1106gs.html
[3] Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Librairie Plon, Paris, 1969.
[4] Le Totémisme aujourd'hui, Paris, P.U.F., 1962, p. 101.
[5] R. Boudon et F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, article Structuralisme , 2004, Presses universitaires de France, Quadrige p. 582. Voir aussi Raymond Boudon, À quoi sert la notion de structure ? Essai sur la signification de la notion de structure dans les sciences humaines, Gallimard, 1968.
[6] Le Monde, 21-22 janvier 1979

 

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