Mort déterminée, mort médicalisée ou mort usurpée ?
Article rédigé par Philippe de Saint-Germain, le 24 septembre 2008

LIBERTE POLITIQUE n° 39,hiver 2007.

Par Alejandro Serani Merlo* (extraits). Nos sociétés ont déposé dans les mains des médecins une responsabilité qui non seulement ne leur appartient pas, mais dont ils n'ont pas les instruments conceptuels adéquats pour la mener à terme : celui de déterminer la mort. Ce désordre peut devenir dangereux.

LA MEDECINE étant davantage, dans son sens le plus concret, une pratique qu'une science, elle n'a pas pour tache première de définir la vie humaine. Définir, dans son sens le plus formel, est une tâche philosophique. On n'attend donc pas d'abord du médecin — en tant que tel — qu'il définisse la vie humaine. On lui demande plutôt d'agir sur elle. Sur la vie humaine souffrante á cause de la maladie, sur la vie humaine naissante, sur la vie humaine mourante.
Quelquefois cependant, on ne demande pas au médecin qu'il agisse, mais qu'il détermine. Pas au sens théorique et abstrait, mais au sens pratique ou concret. Qu'a notre malade ? Peut-il manger ceci ou cela ? Convient-il qu'il se lève ? Ces questions sont fréquentes pour un médecin, qu'elles soient posées par le malade ou le personnel soignant.
Dans ces circonstances particulières, la détermination du médecin prend une signification plus ample, disons sociale et même légale. Cette personne, peut-elle continuer à travailler ou pas ? S'agit-il d'une maladie professionnelle ? L'inculpé, est-il un criminel ou un malade ? Dans ce genre de questions, le médecin agit plus en tant qu'expert qu'en tant que médecin. Cela n'empêche que, au moins dans nos sociétés complexes, le médecin est tenu de répondre.
La détermination de la mort par le médecin — dans nos sociétés — semble être à cet égard un cas emblématique. On ne demande pas au médecin qu'il agisse ; de fait, il n'y a plus rien à faire. Cependant, c'est à lui de signer le certificat de décès. Aucun médecin ne semble être exclu a priori du pouvoir d'émettre un tel certificat. Or la mort est une limite : à partir de la mort, il n'y a plus de médecine. L'autopsie est faite par des médecins, elle est au service de la médecine, mais elle n'est pas de la médecine au sens premier. Certains parlent de diagnostic de mort, mais la mort n'est pas une maladie. Il faudrait dire plutôt que ce qui fait le médecin en cas de décès, c'est un jugement pratique, un diktat, une détermination (un constat), non un diagnostic.
Ce n'est pas en tant que médecin, donc, que le médecin détermine la mort, mais en tant qu'expert. Il n'est pas non plus déraisonnable que le médecin soit tenu de savoir reconnaître les limites de son art. Quand la vie commence-t-elle ? Quand finit-elle ? Si le médecin ne connaissait pas ces limites, il ne saurait pas à partir de quand et jusqu'où il faudrait aller avec son art.
L'humanité cependant, n'a pas attendu les médecins pour pouvoir définir et déterminer la vie et la mort. Depuis les temps les plus reculés, les êtres humains ont eu une idée philosophique de la vie, avant même qu'il existe des philosophes, et ils ont pu aussi se passer des médecins pour la déterminer pratiquement. Même aujourd'hui, dans la plupart des cas, on n'a pas besoin d'un expert pour savoir si quelqu'un est mort ou encore en vie.
Ces remarques que nous venons de faire ne sont pas banales. Elles montrent bien que ce n'est pas le médecin lui-même qui se donne les limites de son art ; ces limites lui sont imposées par un savoir préalable, et ce savoir lui est même hiérarchiquement supérieur. D'ailleurs, il n'est pas du tout évident qu'établir la définition et les critères de la vie et de la mort soit une tâche médicale. Nous avons besoin — comme société — des médecins en tant que médecins, et quelquefois en tant qu'experts, mais pas forcément en tant que philosophes ou législateurs. Si quelques-uns le sont aussi, tant mieux, mais ce n'est pas à l'hôpital qu'ils auront acquis cette expertise complémentaire.
Cette longue introduction n'est pas inutile pour notre propos. En effet, de façon sous-jacente à la thèse que je vais essayer de soutenir, illustrer et justifier dans ce travail, se trouve une dénonciation. La dénonciation d'une renonciation et d'une négligence. Nos sociétés ont déposé en nos mains, nous médecins, une responsabilité qui non seulement ne nous appartient pas, mais dont nous n'avons pas, en tant que médecins, les instruments conceptuels adéquats pour la mener à terme. Et cela est un désordre, un désordre qui peut même devenir dangereux.
Je vais tenter de rendre évident que pas plus le philosophe n'est tenu de changer la définition implicite, pré-philosophique, de la vie et de la mort, que l'humanité s'est forgée au cours des millénaires, pas plus le médecin n'est tenu de déterminer de façon plus précise autre chose que ce qui lui est demandé.
Ma réflexion — il faut bien l'avouer d'entrée — prendra pour instruments des donnés biologiques et médicaux, mais elle sera formellement une réflexion de philosophie de la médecine plus qu'une réflexion strictement médicale.

La notion pré-philosophique de la vie et de la mort

La paléontologie et l'ethnologie modernes confirment et illustrent ce que notre propre réflexion déjà nous apprend, que les êtres humains ne peuvent pas vivre en tant qu'humains sans se faire une idée de ce qu'ils sont eux-mêmes, et sans agir en conséquence. Il s'agit certainement d'une idée concrète, implicite, pas formellement exprimée et réfléchie, mais réellement présente et agissante. Elle se manifeste par des actions concrètes qu'elle inspire et dirige.
À ce propos, le philosophe juif allemand Hans Jonas porte notre regard sur trois ordres de productions de l'homme primitif : l'outil, l'image et le tombeau . Selon lui, ces œuvres révèlent le transanimal dans l'homme. Elles ne le révèlent pas dans sa matérialité, mais dans ce qu'elles supposent. De fait l'homo sapiens n'est pas le seul à se fabriquer des outils, et le néandertalien lui aussi enterre ses morts. C'est la manière de se placer face à ses productions qui fait sa spécificité. L'homo sapiens est le seul à se faire des outils avec des outils, et si le néandertalien ne met jamais des outils dans les tombeaux, l'homo sapiens si. Mettre un outil dans un tombeau révèle l'existence de celui qui le fait, d'une idée sur l'après, et sur l'au-delà, conception qui suppose à la fois une notion de l'ici et maintenant de son existence, c'est-à-dire une notion de soi-même. On comprend bien donc qu'à la différence de ce qui se passe avec les outils et le tombeau, l'homme est le seul animal à produire des images ; images de soi, des animaux qui l'entourent et des outils avec lesquels il les chasse.
À quoi bon faire référence à l'idée que l'homme se fait de lui-même à propos de la détermination de la vie ? Parce que la vie chez les vivants n'est pas séparable de l'être. Comme déjà Aristote l'avait bien vu, vivere viventibus est esse. C'est-à-dire vivre pour les vivants, c'est être , c'est leur façon d'être. Il n'y a pas lieu donc pour un vivant de séparer sa vie de son être.
L'idée de mort — pour sa part — est une idée négative, ou plus précisément privative ; la mort c'est la privation de la vie. L'idée de mort donc, est toute construite sur l'idée de vie que nous nous faisons ; et l'idée de vie humaine n'est pas distincte de celle que nous nous faisons de notre être.
Revenons maintenant à notre homme de Cro-Magnon, homo sapiens primitif. Énormément de choses sont impliquées dans le simple fait de mettre de façon délibérée un outil ou une arme dans un tombeau. Cela veut dire, d'une part, la reconnaissance dans notre existence d'une certaine dualité. Pas d'un dualisme mais d'une dualité. Il y a une partie de nous-mêmes qui meurt, et qu'il faut enterrer pour l'empêcher de devenir de la charogne, et pour essayer de laisser — de celui qui est parti — au moins un repère fixe dans ce monde, un appui concret pour la mémoire.
D'autre part, il y a quelque chose de nous qui ne meurt pas, qui transcende la mort, qui est parti vers un autre endroit. Et ce n'est pas quelque chose de l'autre qui est parti quand il meurt, c'est lui-même qui est parti. On voit bien qu'il y a ici l'affirmation d'une autre forme d'existence, existence qui attend après la mort. Une vie inconnue, mais dans laquelle il faudra peut-être agir, voilà le pourquoi des outils. Cette autre existence, cet au-delà, en tant qu'inconnu, fait aussi peur, c'est pourquoi il vaut mieux avoir des armes. Cette existence qui est conçue comme une nouvelle forme de vie suppose aussi une rupture, même si elle ne semble pas totale. La rupture d'avec une vie biologique qui ne laisse — certes — que de la charogne, mais d'autre part, continuité de soi. Un soi conscient, qui maintient son identité ontologique, psychologique et morale, du fait qu'il se conçoit dans l'incertitude face à la perspective d'être puni par les fautes commises dans sa vie terrestre, ou gracié par ses bienfaits.
L'idée d'homme donc, tout immergée qu'elle soit dans l'imaginaire et le concret, se dessine déjà assez nettement à l'aube de l'humanité. Un être unitaire, mais à la fois dual, condamné dès le départ á la mort, mais pas forcément vaincu par elle. Continuité du soi, du soi vivant et conscient. Un soi conscient qui naît dans un corps et qui se développe intimement uni à lui, mais qui se sépare au moment de la mort pour rentrer dans l'inconnu. Un inconnu où il ne perdra pas son identité fondamentale, parce qu'il sera toujours lui-même, bien qu'il laisse derrière lui toute une partie non méprisable : son corps mortel.
Les idées de réincarnation, liées à la possibilité d'autres vies dans ce monde, sont à cet égard révélatrices parce que contradictoires. Si quelqu'un est censé se réincarner dans un chien, ce n'est plus lui qui existe, c'est un chien. Et si c'est moi qui subsiste, ce n'est plus un chien. C'est le principe d'identité qui est en jeu. Les idées de réincarnation sont à ce point de vue intéressantes, parce que révélatrices d'une ontologie défectueuse, certes, mais elles manifestent de la part de celui qui y croit une bonne perception du problème : de sa réalité, de sa complexité et de son importance. Perception qui, à l'heure actuelle dans notre culture, est défaillante. Le problème posé par la mort est aujourd'hui simplement nié ou banalisé.
Dans ce contexte d'idées multiséculaires que nous évoquons, la mort apparaît à l'homme de la rue, d'abord, et de façon plus apparente et proche, comme la fin de la vie corporelle, la fin de l'unité somatique, biologique ou physiologique. D'autre part, et dans une lecture plus profonde, comme la séparation du soi et du corps. Mais ce soi qui peut être conceptualisé comme âme, esprit, le je ou la conscience, importe peu maintenant.
Or une chose est de concevoir la mort comme la fin de l'existence somatique, ou comme l'abandon du corps par le soi, autre chose est la manière concrète de la juger dans son occurrence existentielle.

 

[Fin de l'extrait] ...

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*Professeur à la Faculté de médecine de l'Université de los Andes, Santiago du Chili.