Article rédigé par Philippe de Saint-Germain, le 24 septembre 2008
Par Jean-Yves Naudet. "L'ÉGLISE n'a pas de solutions techniques à offrir [...] en effet, elle ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques, elle ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres, pourvu que la dignité de l'homme soit dûment respectée et promue.
" Voilà ce que nous dit le pape Jean-Paul II dans l'encyclique Solicitudo rei socialis. Elle ne manifeste pas de préférence pour les systèmes, pourvu que la dignité de l'homme soit dûment respectée. C'est ce qui a conduit l'Église, depuis toujours, dans sa doctrine sociale, à condamner le communisme comme étant "intrinsèquement pervers" (Pie XI, Divini redemptoris) et c'est ce qui a amené Jean-Paul II à affirmer que le socialisme réel, c'est-à-dire celui des pays d'Europe centrale et orientale, reposait sur une erreur fondamentale "de caractère anthropologique" (Centesimus annus, n. 13).
Le système marxiste étant écarté comme contraire à la dignité de l'homme, que reste-t-il alors comme possibilité économique ? Les conditions éthiques que pose l'Église dessinent peu à peu une économie de marché, mais une économie de marché reposant sur une éthique et sur un État de droit. Le Compendium de la doctrine sociale de l'Église aborde cette question dans sa deuxième partie et y consacre la totalité du chapitre 7, depuis le paragraphe 323, jusqu'au paragraphe 376. Ce chapitre 7 s'appelle "La vie économique."
Les principes de la doctrine sociale de l'Église
Cependant, on ne peut comprendre cette vie économique que si l'on se reporte au préalable aux principes de la doctrine de l'Église qui constituent l'intégralité du chapitre 4 de la première partie, qui va du paragraphe 160 jusqu'au paragraphe 208. Ces principes sont connus, ils ont été exposés dans la totalité des encycliques sociales. Ces principes permanents, nous dit le Compendium, n. 160, "constituent les véritables fondements de l'enseignement social catholique".
Il s'agit de la dignité de la personne humaine, dont nous avons déjà parlé ce matin, mais aussi du principe du bien commun, défini au n. 164 comme l'ensemble des conditions sociales qui permettent tant au groupe qu'à chacun de leurs membres d'atteindre leur perfection d'une façon plus totale et plus aisée. Il s'agit ensuite de la destination universelle des biens, articulée comme toujours avec la propriété privée. Pour l'Église, il n'y a pas d'opposition entre propriété privée et destination universelle des biens et, d'ailleurs, le chapitre 4 de Centesimus annus s'appelle "Propriété privée et destination universelle des biens". La destination universelle des biens signifie que (n. 171) Dieu a destiné la terre et tout ce qu'elle contient à l'usage de tous les hommes et de tous les peuples.
La propriété privée réalise la destination universelle des biens en particulier parce qu'elle est la source véritable de création de richesse. Jean-Paul II explique dans Centesimus annus que la propriété des moyens de production (n. 43), "tant dans le domaine industriel qu'agricole, est juste et légitime si elle permet un travail utile, au contraire elle devient illégitime quand elle n'est pas valorisée... De même que la personne se réalise pleinement dans le libre don de soi, de même la propriété se justifie moralement dans la création de possibilités d'emploi et de développement humain pour tous". En outre, comme l'avait déjà rappelé Léon XIII, celui qui n'est pas propriétaire participe par son travail et le salaire qui en résulte à la destination universelle des biens.
Autre principe fondamental rappelé dans ce chapitre, le principe de subsidiarité, présent dès la première grande encyclique sociale et qui (n. 185) "figure parmi les directives les plus constantes et les plus caractéristiques de la Doctrine sociale de l'Église". Cette subsidiarité définit, selon le même paragraphe, le cadre de la société civile, conçu comme l'ensemble des rapports entre individus et entre sociétés intermédiaires, les premiers à être instaurés et qui se réalisent grâce à la personnalité créative du citoyen. Et le Compendium de rappeler le texte classique de Quadragesimo anno sur le principe de subsidiarité. Le paragraphe 187 rappelle que "certaines formes de concentration, de bureaucratisation, d'assistance, de présence injustifiée et excessive de l'État et de l'appareil public, contrastent avec le principe de subsidiarité".
Autres principes fondamentaux définis dans le même chapitre, la participation de chacun à l'activité et, bien entendu, le principe de solidarité vu à la fois comme principe social et comme vertu morale. Cela ne suffit pas à caractériser un système économique, mais cela indique que la conception que se fait l'Église d'une économie favorisant la dignité de la personne repose sur ces principes et ne peut donc être une économie étatisée ou centralisée, de même qu'elle ne peut reposer sur la propriété collective des biens. Si l'on veut entrer maintenant dans le détail, il faut se reporter au 7e chapitre de la 2ème partie.
Initiative privée et entreprise
Premier principe fondamental : le lien entre morale et économie. Le paragraphe 330 rappelle que la Doctrine sociale de l'Église insiste sur la connotation morale de l'économie. Il n'y a pas d'économie sans éthique.
Au-delà de ce principe, la section 3 est consacrée à l'initiative privée et à l'entreprise (n. 336) : "La doctrine sociale de l'Église considère la liberté de la personne dans le domaine économique comme une valeur fondamentale et comme un droit inaliénable à protéger, à promouvoir." Chacun a le droit d'initiative économique, chacun usera légitimement de ses talents pour contribuer à une abondance profitable à tous et pour recueillir le juste fruit de ses efforts.
Cette dimension créative de l'homme se retrouve notamment dans l'entreprise qui est explicitement visée dans ce paragraphe. L'entreprise doit (n. 338) se caractériser par la capacité de servir le bien commun de la société grâce à la production de biens et de services utiles. Elle remplit aussi une fonction sociale en créant une opportunité de rencontre, de collaboration, de mise en valeur des capacités des personnes impliquées.
N. 340 : "La doctrine sociale reconnaît la juste fonction du profit comme premier indicateur du bon fonctionnement de l'entreprise." Cela n'empêche pas d'avoir conscience du fait que le profit n'implique pas toujours que l'entreprise sert correctement la société. Il est donc indispensable qu'au sein de l'entreprise, la poursuite légitime du profit soit en harmonie avec la protection incontournable de la dignité des personnes qui travaillent à différents titres.
Enfin, le même paragraphe souligne le rôle de l'entrepreneur et indique (n. 343) "que l'initiative économique est une expression de l'intelligence humaine et de l'exigence de répondre aux besoins de l'homme d'une façon créative et en collaboration". C'est dans la créativité et dans la coopération qu'est inscrite la conception authentique de la compétition des entreprises, cumpetere, c'est à dire chercher ensemble les solutions les plus appropriées pour répondre de la façon la plus adéquate aux besoins qui émergent petit à petit. Le sens de responsabilité qui jaillit de la libre initiative économique apparaît non seulement comme une vertu individuelle indispensable à la croissance humaine de chaque personne, mais aussi comme une vertu sociale nécessaire au développement d'une communauté solidaire.
Les institutions économiques au service de l'homme
La section 4 de ce chapitre insiste ensuite sur les institutions économiques au service de l'homme. N. 346 : "Une des questions prioritaires en économie est l'emploi des ressources, c'est-à-dire de tous les biens et services auxquels les sujets économiques, producteurs et consommateurs privés et publics, attribuent une valeur pour l'utilité qui leur est inhérente dans le domaine de la production et de la consommation."
C'est là que le Compendium présente le rôle du marché libre et l'action de l'État. N. 347 : "Le marché libre est une institution socialement importante en raison de sa capacité de garantir des résultats suffisants dans la production de biens et de services. Historiquement, le marché a prouvé qu'il pouvait lancer et soutenir à long terme le développement économique. Il existe de bonnes raisons d'estimer qu'en de nombreuses circonstances le marché libre soit l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins."
La Doctrine sociale de l'Église considère positivement les avantages sûrs qu'offrent les mécanismes du marché libre aussi bien pour une meilleure utilisation des ressources que pour la facilitation de l'échange des produits. Surtout, "il place au centre la volonté et les préférences de la personne qui dans un contrat rencontrent celles d'une autre personne" Cela signifie que la supériorité du marché, selon la doctrine sociale de l'Église, n'est pas d'abord d'ordre technique, même si celle-ci existe, mais d'abord d'ordre éthique. C'est parce que le marché place au centre la volonté et les préférences de la personne qui dans un contrat rencontrent celles d'une autre personne.
Un vrai marché concurrentiel, dit le Compendium, est un instrument efficace pour atteindre d'importants objectifs de justice. Ceci étant, n. 349 : "La doctrine sociale de l'Église, tout en reconnaissant au marché la fonction d'instrument irremplaçable de régulation au sein du système économique, met en évidence la nécessité de l'ancrer dans les finalités morales qui assurent, et en même temps circonscrivent d'une manière adéquate, l'espace de son autonomie."
En effet, il existe des limites au marché, car il y a "des biens qui par leur nature ne sont et ne peuvent être de simples marchandises, des biens non négociables, selon la règle de l'échange des équivalents et la logique du contrat typique du marché". Il y a en effet des biens que l'on ne peut ni vendre, ni acheter, et tout ne peut passer par le mécanisme du marché, ne serait-ce que la personne humaine.
Le même paragraphe rappelle l'action de l'État (n. 351) : "L'action de l'État et des autres pouvoirs publics doit se conformer au principe de subsidiarité et créer des situations favorables au libre exercice de l'activité économique. Elle doit aussi s'inspirer du principe de subsidiarité et établir des limites à l'autonomie des parties pour défendre les plus faibles. La solidarité sans subsidiarité peut en effet facilement dégénérer en assistancialisme, tandis que la subsidiarité sans la solidarité risque d'alimenter des formes de régionalisme égoïste."
Cela ne signifie pas que l'État doit se faire lui-même producteur. L'État a le devoir de soutenir l'activé des entreprises en créant les conditions qui permettent d'offrir des emplois, mais (n. 352) : "Le devoir fondamental de l'État en matière économique est de définir un cadre juridique capable de régler les rapports économiques afin de sauvegarder les conditions premières d'une économie libre. L'activité économique, surtout dans le contexte de marché libre, ne peut pas se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et politique. Elle suppose au contraire que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces." Autrement dit, l'État doit maintenir l'état de droit et le cadre institutionnel nécessaire au développement économique.
Enfin, n. 354 : "L'État peut inciter les citoyens et les entreprises à promouvoir le bien commun en mettant en œuvre une politique économique qui favorise la participation de tous ses citoyens aux activités de production. Le respect du principe de subsidiarité doit pousser les autorités publiques à rechercher des conditions favorables au développement des capacités individuelles d'initiative, de l'autonomie, et de la responsabilité personnelle des citoyens en s'abstenant de toute intervention qui puisse constituer un conditionnement indu des forces des entreprises."
On peut rapprocher ce texte d'un passage de la première encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est, au n. 28 : "L'État qui veut pourvoir à tout, qui absorbe tout en lui, devient en définitive une instance bureaucratique qui ne peut assurer l'essentiel dont l'homme souffrant – tout homme – a besoin : le dévouement personnel plein d'amour. Nous n'avons pas besoin d'un État qui régente et domine tout, mais au contraire d'un État qui reconnaisse généreusement et qui soutienne, dans la ligne du principe de subsidiarité, les initiatives qui naissent des différentes forces sociales et qui associent spontanéité et proximité avec les hommes ayant besoin d'aide."
La section 4 du Compendium, sur les institutions économiques au service de l'homme, insiste sur le rôle des corps intermédiaires et souligne au n. 356 qu'"il existe certaines catégories de biens dont l'utilisation ne peut dépendre des mécanismes du marché et qui ne relèvent pas non plus de la compétence exclusive de l'État. La société civile, organisée à travers ses corps intermédiaires, est capable de contribuer à la poursuite du bien commun en se situant dans un rapport de collaboration et de complémentarité efficace vis à vis de l'État et du marché". Ici, comme ailleurs, l'Église a parfaitement assimilé les enseignements de la science économique. Une situation de défaillance du marché n'implique pas nécessairement une intervention de l'État, mais on peut trouver des situations intermédiaires relevant de la société civile pour régler ces difficultés.
Enfin, il est question dans la même section de l'épargne et de la consommation et on notera notamment au n. 358 que "les consommateurs qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d'achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leur libre choix entre consommation et épargne. Cette responsabilité confère aux consommateurs la possibilité d'orienter, grâce à une plus grande circulation des informations, le comportement des producteurs à travers la décision de préférer les produits de certaines entreprises à d'autres" Ici encore, le reproche que l'on pouvait faire, au début de la doctrine sociale de l'Église, d'ignorer la situation du consommateur, est totalement effacé. Le consommateur est remis au centre de la décision économique.
Res novæ
Enfin, pour terminer ce chapitre, la 5ème section parle des "res novæ" en économie (1). Celles-ci portent sur la mondialisation, le système financier international, le rôle de la communauté internationale à l'ère de l'économie globale, le développement intégral et solidaire. Je n'en retiens que le dernier point qui est la nécessité d'une grande œuvre éducative et culturelle. En effet, tout ce qui vient d'être dit ne serait rien s'il n'y avait en arrière plan la nécessité d'une éthique.
Les n. 375 et 376 reprennent des passages entiers de Centesimus annus sur ce point : "Pour la doctrine sociale, l'économie n'est qu'un aspect et une dimension dans la complexité de l'activité humaine. Si elle devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société, soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio- culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s'est affaibli et se réduit alors à la production de biens et de services."
Cela signifie que les problèmes essentiels de nos économies modernes ne viennent pas du système économique, c'est à dire du marché, mais viennent de l'affaiblissement dramatique de la dimension éthique et religieuse. C'est un point qui est particulièrement visible dans le domaine de la consommation, "la demande d'une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche est en soi légitime, mais on ne peut que mettre l'accent sur les responsabilités nouvelles et sur les dangers liés à cette étape de l'histoire"
"Quand on définit de nouveaux besoins et de nouvelles méthodes pour les satisfaire, il est nécessaire que l'on s'inspire d'une image intégrale de l'homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. La nécessité et l'urgence apparaissent donc d'un vaste travail éducatif et culturel qui comprenne l'éducation des consommateurs à un usage responsable de leur pouvoir de choisir, la formation d'un sens aigu des responsabilités chez les producteurs et surtout chez les professionnels, des moyens de communication sociale, sans compter l'intervention nécessaire des pouvoirs publics."
Quel est alors, au total, ce système économique qui est dessiné à grands traits dans ce chapitre ? Il faut pour le comprendre revenir à la section 2 du chapitre, au n. 335, qui cite un des passages les plus connus de l'encyclique Centesimus annus au n. 42. Le Compendium commence par affirmer : "Dans la perspective du développement intégral et solidaire, on peut correctement apprécier l'évaluation morale que fournit la Doctrine sociale sur l'économie de marché, ou simplement l'économie libre."
C'est là que le texte cite Jean-Paul II : "Si sous le nom de capitalisme, on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de parler d'économie d'entreprise ou d'économie de marché, ou simplement d'économie libre. Mais si par capitalisme on entend un système où la liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative."
Cela signifie que l'Église dit oui à l'économie de marché, ou à l'économie libre, à condition : 1/ qu'elle repose sur un état de droit, c'est-à-dire sur un contexte juridique ferme qui définisse notamment la stabilité du cadre juridique et des institutions, et 2/ s'il y a en arrière plan de toutes les décisions économiques une dimension éthique.
Il me semble que c'est là que l'apport de la doctrine sociale de l'Église sur l'économie de marché est fondamentale. L'Église n'a pas profondément innové en matière d'institutions économiques. Les textes de la Doctrine sociale de l'Église que nous venons de voir sont tout à fait conformes à ce que savent et enseignent une grande partie des économistes, les avantages de l'initiative, de la propriété privée, du marché, de la subsidiarité, de la solidarité. Mais, en même temps, tout cela ne serait d'aucun intérêt si l'Église n'apportait quelque chose de spécifique et ce qu'elle peut apporter c'est en permanence ce regard éthique sur les décisions économiques que nous devons prendre.
Le critère éthique fondamental c'est de savoir si une décision de consommation, d'épargne, de production, d'entreprise, est conforme et sert la dignité de la personne humaine, car il n'y a pas d'autre but que doit avoir la vie économique que de servir la personne. L'économie de marché remplira cette fonction si elle est au service des hommes, de tous les hommes et de l'homme dans toutes ses dimensions, et, en particulier, si elle est capable d'intégrer cette dimension éthique. C'est là que le rôle de l'Église est irremplaçable pour éclairer les consciences. Ce n'est pas un message nouveau, ou plutôt il a la nouveauté de l'Evangile car il y a déjà 2000 ans que l'on nous a posé la question de savoir "à quoi sert de dominer le monde entier si c'est pour se perdre soi-même"
*Jean-Yves Naudet est professeur à l'université d'Aix-en-Provence Paul-Cézanne, président de l'Association française des économistes catholiques.
Note
(1) Je laisse l'essentiel de côté, car cela relève du sujet traité par Jacques Garello.