Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
AU CIMETIERE DES VACHES SACREES, la loi de 1905 mérite une stèle. C'est toujours un sujet d'étonnement que l'encensement d'un mort, quand l'abondance des fumées est inversement proportionnelle au respect qu'il suscitait de son vivant.
La vénération unanime dont la loi de séparation des Églises et de l'État fait aujourd'hui l'objet ressortit à ces commémorations suspectes, même s'il est inattendu de l'entendre exprimée par les successeurs de ceux qui en furent les victimes. C'est un signe qui ne trompe pas, celui d'une page qui se tourne.
Non qu'il faille regretter la tutelle étatique imposée à l'Église de France par le concordat de 1801, et plus encore par les articles organiques que Bonaparte y ajouta unilatéralement. Cependant il serait injuste de gommer les traumatismes qu'ont causés aux chrétiens de France, d'abord l'expulsion impitoyable des communautés religieuses qu'avait permise peu auparavant cette loi si " libérale " de 1901 sur les associations — et la condamnation à l'exil qui s'en suivit pour plusieurs dizaines de milliers de nos compatriotes ayant choisi de rester fidèles à leurs vœux — puis la brutalité des inventaires consécutifs à la loi de 1905 qui, une deuxième fois en un siècle, dépossédait les diocèses et paroisses de tous leurs biens . Prise de distance n'équivaut pas à perte de mémoire.
La loi de séparation marquait un aboutissement : après le paroxysme de la tentation gallicane qu'a représentée la Constitution civile du clergé votée en 1790, son rejet par l'Église, plus ou moins ferme selon les endroits, les personnes et les circonstances, puis la persécution violente qui s'ensuivit, l'histoire religieuse française du XIXe siècle se lit comme un écartement progressif, diversement freiné par les acteurs, mais au résultat inéluctable. Après le vote de la loi de 1905, il fallut de nouveau un siècle pour en épuiser l'énergie ; non sans une lente maturation puisque c'est seulement à partir des années soixante-dix que les congrégations, dont beaucoup vivaient jusque là dans le " non-droit ", ont vu s'ouvrir libéralement les portes d'une reconnaissance légale naguère parcimonieuse ; ni sans cahots comme en 1984 lorsque, sous couvert de grand service public, l'État socialiste tenta de faire main basse sur l'enseignement privé ; ni sans retour de crampes sectaires dont la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux " ostentatoires " à l'école et nombre d'autres épisodes pitoyables d'ostracisme offrent le témoignage récent.
En réalité, c'est fini. Tout a changé : la loi de 1905 s'adressait à une société qui a disparu ; les présupposés qui la sous-tendaient se sont effondrés ; les cadres juridiques dans lesquels elle s'exprimait ont explosé ; les concepts même se sont évanouis. Seule son apparence demeure, momifiée ; c'est d'ailleurs pourquoi on l'encense. La question de savoir s'il faut ou non la retoucher, et dans quel sens, est vaine parce qu'entre ce qui est écrit, ce qui se pratique, et ce à quoi chacun pense sous le terme de laïcité, la distance est trop grande pour parvenir à un point d'équilibre. Au demeurant, on se leurre à imaginer qu'une telle loi suffirait à régler un problème de société. Ce que l'on pressent, en revanche, c'est l'émergence de nouvelles tensions ; précisément parce que la question de la laïcité nous renvoie à celle des nouveaux rapports en train de s'établir entre l'État et la religion, il vaudrait mieux dire les religions, dans un contexte où les repères antérieurs ont sauté et n'ont pas encore été remplacés.
I- UN MONDE S'EN EST ALLE
La société à laquelle s'adressait la loi du 11 décembre 1905 a disparu. Le cadre qu'elle a édicté est aujourd'hui difficilement compréhensible et son interprétation donne lieu à de multiples contresens. Un rapide passage en revue permettra de saisir pourquoi la question de la laïcité doit être complètement repensée.
Un cadre juridique dénaturé
Nous avons oublié que le régime antérieur à la loi de 1905 n'était plus celui d'une religion d'État, officiellement abolie par le Concordat, mais uniquement celui d'un service public des cultes, au sens juridique du terme, comme il y a un service public du gaz, de l'état-civil ou de l'enseignement ; donc des cultes reconnus en tant qu'objets de ce service public, des fonctionnaires pour les administrer, et des budgets publics pour les financer. C'est à cela que la loi de 1905 a mis fin, et à cela seulement. Et encore, dans certaines limites. Ces limites, on les connaît : les édifices existants sont restés des bâtiments publics, ouverts à tous, que les collectivités propriétaires doivent entretenir et où les autorités publiques continuent d'exercer le pouvoir de police ; les services d'aumônerie continuent d'être financés sur fonds publics dans les armées, les hôpitaux ou les prisons ; sans parler du Concordat ancien maintenu en Alsace-Moselle ; ni sans oublier les congrégations qui, dans un autre cadre, celui de la loi de 1901 substantiellement modifiée dans un sens libéral au cours des décennies suivantes, peuvent obtenir une reconnaissance légale qui leur confère un statut à la fois protecteur, avantageux, mais contrôlé.
Qu'est-ce à dire ? Que les mots " public " et " privé " avaient alors un sens juridique précis et que ce sens s'est perdu, probablement de façon irrémédiable. Le législateur de 1905 s'est contenté de supprimer un service d'État et de déclarer que l'organisation interne des " cultes ", pour reprendre sa terminologie, ne relevait plus du droit public, et donc à proprement parler du droit applicable à l'administration. En contrepartie, non seulement il s'interdit de s'immiscer dans cette organisation interne, mais il en respecte les règles et les applique quand il y a lieu, par exemple pour déterminer à quelle Église appartient telle congrégation qui demande sa reconnaissance et de quelle autorité elle dépend, ou si tel aumônier est légitimement mandaté pour exercer son ministère. En outre, il ne lui avait pas échappé que les questions religieuses avaient une dimension qui n'est pas simplement collective mais aussi d'intérêt général, et que la liberté de conscience confirmée par l'article 1er de la loi serait restée vide de sens si elle n'eût été accompagnée des moyens de l'exercer effectivement mis à disposition des citoyens dans des circonstances où ils en seraient empêchés. L'article 2, qui supprime les budgets des cultes, l'exprime en des termes dénués d'ambiguïté :
Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.
C'est pour la même raison qu'en maints endroits, l'État, et plus encore les collectivités locales, ont aidé les diocèses à ériger de nouveaux édifices là où le besoin s'en faisait sentir, et qu'ils l'ont fait sans état d'âme sinon sans contorsions juridiques : combien d'églises ont été construites au cours du siècle écoulé, certes au moyen des deniers recueillis auprès des fidèles, mais sur des terrains publics loués avec un bail emphytéotique ou grâce à des emprunts bénéficiant d'une garantie publique ? L'ancienneté de ces pratiques ne les met pourtant plus à l'abri d'une remise en cause : ici ou là des collectivités refusent de s'y plier au nom d'une neutralité de principe à laquelle elles donnent une dimension nouvelle et que les tribunaux administratifs semblent enclins à approuver.
Ce n'est pas la seule évolution du cadre juridique dans lequel s'insérait la séparation. Quand les chartreux ont été autorisés à revenir dans le massif de la Grande Chartreuse, en 1941, sur une propriété qui fut la leur depuis toujours mais qui était devenue et qui demeure aux mains de l'État, moyennant une concession d'occupation tout à fait spécifique, ce fut pour y mener une vie monastique conforme à leur règle et mettre un terme à une parenthèse malheureuse. Quand aujourd'hui des collectivités publiques, aussi bien disposées seraient-elles, acceptent de confier un monastère ancien à une communauté religieuse, l'intention diverge souvent : ce n'est plus la vie monastique qui les motive d'abord, mais une intention patrimoniale d'entretien, d'animation des lieux... ; d'où, souvent, l'imposition de contraintes parfois peu compatibles avec la vie monastique, telles que la restriction des espaces dévolus à celle-ci, les visites du public ou la présence d'un centre culturel. Cette divergence peut rendre la coexistence impossible, comme on l'a vu au Mont Saint-Michel. Elle illustre surtout l'incompréhension croissante des acteurs publics, quelle que soit leur bonne volonté, vis-à-vis du religieux et la difficulté de le prendre en compte dans les objectifs poursuivis par l'administration.
Depuis 1905 en effet, les concepts ont beaucoup évolué. L'emprise du secteur public et du droit public sur la société est devenue telle qu'on a du mal à maintenir la portée limitée de la séparation. Grande aujourd'hui est la tentation d'aller très au-delà de ce qu'a voulu le législateur d'il y a un siècle et d'exclure le religieux de toute la sphère sociale dans laquelle le " public " tend de plus en plus à se fondre. Symétriquement, nous assistons à une réduction du champ de la liberté de conscience par l'effet d'une contraction de ce qui est " privé " sur ce qui relève de la stricte intimité individuelle de chacun.
Ici aussi, la dérive du sens est significative : déclarer qu'une question est d'ordre " privé " revient à la fermer à tout regard extérieur ; voire à revendiquer sa confidentialité. Cet argument sert d'ailleurs aux francs-maçons et aux sectes pour justifier le secret dont ils s'entourent. Le déplacement de la césure public/privé explique une bonne part des malentendus qu'entraîne à présent l'interprétation de la loi de 1905. Sans doute est-ce pour cette raison que les militants de la laïcité semblent parfois embarrassés par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme :
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
La portée en est conforme aux intentions originelles du législateur de 1905 et à la pratique libérale en vigueur ; mais elle est incontestablement décalée par rapport à la laïcité telle qu'elle se dessine dans notre société. Ce que le gouvernement français avait accepté en 1949, il n'y a d'ailleurs pas souscrit aussi aisément cinquante-cinq ans plus tard. La stipulation précitée avait été reprise mot pour mot dans la Charte des droits figurant au titre II du projet de traité constitutionnel européen : néanmoins, pour en admettre la conformité à la Constitution, le Conseil constitutionnel s'est livré à une exégèse laborieuse assortie de multiples restrictions d'interprétation qui témoignent de cette évolution des concepts et des esprits. J'en tire la conclusion que l'équilibre politico-juridique d'alors est devenu incompréhensible, et donc inopérant.
Une société devenue tout autre
À bien des égards, la société française de la Belle Époque était plus proche de celle qui la précédait que la nôtre ne l'est d'elle. Je ne m'étendrai pas sur cette banalité sinon pour souligner trois faits critiques autant que symboliques.
D'abord, si l'incroyance existait de façon militante, et si la pratique religieuse avait déjà baissé sensiblement, notamment dans les milieux ouvriers et enseignants comme dans certaines campagnes, ces phénomènes étaient encore minoritaires : en 1905 la société française restait imprégnée et rythmée par la religion catholique. Ce n'est évidemment plus le cas, il s'en faut de beaucoup. La lucidité impose de ne pas se laisser abuser par une présentation biaisée qui voudrait faire croire que les Français sont encore majoritairement chrétiens : le pourcentage de baptisés, nonobstant la dimension sacramentelle qui n'est pas ici mon propos, a-t-il encore cette signification ? J'en doute fort quand la pratique dominicale réelle est de 2 ou 3 %, ou que la fréquentation des catéchismes, en général, reste cantonnée à une courte période de l'enfance et ne comporte aucun contact durable avec les parents. Le taux de 8 à 10 % complaisamment publié se réfère à une pratique mensuelle, donc épisodique, de la messe qui, en toute honnêteté, ne peut être tenue pour régulière à moins d'incohérence. Même observation pour les mariages ou les obsèques dont beaucoup de célébrations religieuses ne peuvent pas ne pas susciter une gêne réelle.
De ce premier constat critique, découle un deuxième qui concerne les lieux de culte. Les grandes vagues d'exode rural et d'urbanisation n'avaient pas déployé leurs pleins effets au début du XXe siècle. Je ne mésestime pas les efforts que l'Église catholique a entrepris pour s'y adapter. Néanmoins, la plupart des banlieues récentes sont des déserts religieux, tandis que les clochers anciens dominent des campagnes vides. Les élus locaux, surtout en zone rurale, sont attachés à leurs églises ; mais est-ce par besoin " cultuel " ou par désir " culturel " ? Poser la question, c'est y répondre : si les besoins en lieux de culte étaient tels, cela se saurait ; et la dérive qui consiste à les utiliser de plus en plus souvent pour des manifestations profanes, fussent-elles artistiques, sans les désaffecter contredit leur finalité. L'Église en France a commencé de redessiner ses paroisses pour les adapter à la réalité ; elle regroupe ses prêtres parce qu'ils sont devenus très peu nombreux et que l'isolement leur est gravement préjudiciable. Il lui faudra également s'interroger sur la multiplicité des bâtiments théoriquement ouverts au culte mais en réalité clos la plupart du temps, à la fois du point de vue du sens ecclésial, mais aussi d'un point de vue pratique : est-il raisonnable de demander à un curé de continuer de desservir effectivement d'innombrables clochers, en avalant des centaines de kilomètres hebdomadaires, pour célébrer des messes épisodiques dans des villages où elles rassemblent une poignée de fidèles que l'on fait d'ailleurs nomadiser d'un endroit à l'autre au gré des célébrations ?
Si l'église " appartient à tout le village " mais que la pratique religieuse en a pratiquement disparu, la conclusion s'en déduit aisément : il s'agit d'un vestige qui doit être traité comme tel, et non du lieu de rassemblement d'une communauté vivante. La problématique actuelle est donc fort éloignée de celle de 1905. À une époque où les communications n'ont jamais été aussi faciles et les prêtres aussi rares pour des communautés aussi minoritaires, on ne pourra pas éviter longtemps un arbitrage entre les lieux où l'on peut et veut rassembler la communauté d'une façon visible et significative, et ceux, en plus grand nombre, qu'il convient de désaffecter.
Troisième constat : ce qu'est devenu le " dimanche ". Le " Jour du Seigneur " ne l'est plus guère, consacré qu'il est désormais à tout sauf à la célébration religieuse : compétitions sportives, fréquentation des magasins, manifestations politiques, voyages, spectacles et, de surcroît, poursuite d'activités laborieuses de plus en plus nombreuses, indépendantes des loisirs, au nom de la continuité du service et de l'attente des consommateurs, avec ou sans dérogation légale. De fait, la messe dominicale ne trouve plus sa place. Reconnaissons que les chrétiens eux-mêmes ont largement prêté la main à cette évolution par un comportement que l'extension des messes anticipées au samedi a contribué à faciliter, et dévalué ainsi leurs timides protestations. Pourquoi alors maintenir une règle sociale qui, aux yeux de la plupart de nos concitoyens n'a plus de sens et faire de cette journée précise un jour de repos obligatoire ? N'importe quelle autre journée ne ferait-elle pas aussi bien l'affaire ? La question est ouvertement posée.
L'irruption de l'islam
Troisième bouleversement social majeur : l'irruption de l'islam . Comme de nombreux sociologues avertis l'ont relevé, l'évaluation habituelle du nombre de ses adeptes laisse sceptique et les extrapolations d'où elle est tirée semblent dénuées de valeur scientifique : elle vaut celle des catholiques à laquelle j'ai fait allusion. Il n'en reste pas moins vrai que les populations musulmanes constituent le deuxième groupe religieux en France et que, cela, nos arrière-grands-parents ne l'avaient pas prévu. Or, à la différence de la religion réformée et de la religion juive, d'implantation ancienne en dépit des avatars de l'histoire, qui se sont coulées dans le moule social moyennant des adaptations pragmatiques (pensons par exemple au calendrier pour les juifs), et dont les membres sont complètement intégrés à la société française, la religion musulmane n'est pas greffée sur le tronc commun. Diverses raisons l'expliquent, au premier rang desquelles se trouve évidemment son implantation récente ; mais aussi un caractère exclusif propre à sa théologie et à l'anthropologie qui la sous-tend ; et enfin une traduction socio-politique qui n'est guère compatible avec la nôtre, du moins dans les formes actuellement connues.
Ce qui n'aurait pas posé de problème insurmontable à une petite minorité éduquée et encadrée, en pose bien davantage quand il s'agit de populations nombreuses, déracinées, au bagage culturel faible, concentrées dans des espaces eux-mêmes déstructurés, lourdement touchées par le chômage et la déscolarisation. Que les populations musulmanes immigrées éprouvent le besoin de se regrouper, et que, pour se faire, la religion leur serve d'axe et de cadre, il n'y a rien d'étonnant : l'étonnant c'est plutôt qu'on ne s'en soit pas aperçu auparavant, et qu'on n'ait pas pris les précautions minimales pour qu'à tout le moins cet encadrement ne soit pas pris en mains de façon notoire par des puissances étrangères !
À présent qu'il est trop tard pour faire machine arrière, comment marier cette situation avec une loi de 1905 totalement décalée ? Tous les élus locaux des zones urbaines sont confrontés au problème des mosquées, soit en raison d'installations précaires et gênantes, soit en raison des autorisations demandées en vue de leur construction : pourquoi et comment les empêcher ? Ce n'est un secret pour personne que la création forcée d'un Conseil supérieur du culte musulman par la volonté des ministres successifs de l'Intérieur, est totalement étrangère au cadre français de la laïcité. Mais il faut leur rendre cette justice qu'ils étaient confrontés à un besoin évident et qu'ils ont utilisé les outils administratifs dont ils disposaient pour susciter des interlocuteurs et rechercher les moyens d'une inculturation qu'on ne voyait pas se dessiner.
Car la présence d'un islam nombreux et compact pose inévitablement la question d'une possible société pluri-religieuse. À ma connaissance, il n'en existe pas. La coexistence entre catholiques et protestants ne fournit pas le précédent recherché : quels qu'aient été leurs conflits historiques, aujourd'hui apaisés, la communauté de leurs racines et l'identité de leur anthropologie leur permet de vivre ensemble. C'est au-delà qu'il faut regarder. Il n'y a d'exemple dans aucun pays européen après que l'ex-Yougoslavie a explosé de la façon que l'on sait. Même la société nord-américaine n'a pas ce caractère, façonnée qu'elle a été et qu'elle reste par le christianisme protestant. Partout ailleurs dans le monde, les multiples guerres civiles que nous connaissons sont toutes, peu ou prou, sous-tendues par des conflits religieux qui témoignent d'une incompatibilité de vie commune. L'unique et fragile exception du Liban, après trente ans de guerre, laisse sceptique quant à la possibilité d'y parvenir jamais.
Grave question à laquelle nous ne savons pas répondre et qui nous renvoie aux sources mêmes de la laïcité, c'est-à-dire à la question du rapport entre le religieux et le gouvernement de la société politique.
II- UN NOUVEAU CONFLIT EN GERME ?
Outre la coexistence de religions très différentes pratiquées par des communautés plus ou moins compactes sur un même sol, la situation que nous vivons en France, et sans doute en Europe, se complique d'un caractère spécifiquement nouveau qui vient d'un athéisme pratique devenu majoritaire, revendiquant sa propre légitimité contre toutes les religions en tant que principe constitutif de la société post-moderne. C'est de là que naît le risque d'un nouveau conflit.
La " morale de nos pères " dissoute dans le culte des procédures formelles
Lorsque Aristide Briand, rapporteur de la loi de séparation devant la chambre des députés, fut interpellé par ses adversaires sur le contenu de l'enseignement civique et moral qu'il convenait de délivrer aux enfants, il fit cette réponse célèbre et sincère : " Bien entendu, les instituteurs leur enseigneront la morale de nos pères ! " Il allait de soi en effet que la société ne pouvait se passer d'une morale commune, que cette morale commune n'était autre que la morale " naturelle " issue du Décalogue, et qu'il revenait à l'école de la transmettre, au nom de l'État qui lui en déléguait l'obligation pour éduquer des citoyens dignes de la République. Seul le catéchisme quittait la salle de classe.
Au surplus, les républicains les plus convaincus n'imaginaient pas un instant que l'État pût s'arroger une quelconque prétention sur le sens de la vie et de la mort, sur les fins dernières de l'homme, et sur ses relations avec Dieu, reconnaissant l'exclusive légitimité de la religion en la matière. Dernier feux d'un humanisme, hérité du christianisme, que les totalitarismes du XXe siècle allaient tenter d'étouffer et que l'athéisme pratique désormais omniprésent allait éteindre. Ce n'est pas le lieu d'en décrire l'histoire. Seul le point d'arrivée nous intéresse ici. Qu'y voit-on ?
Chacun se souvient du tollé, y compris chez certains ecclésiastiques, qui a accueilli l'idée, formulée par un ministre de l'Intérieur dans un livre qui fit quelque bruit, selon laquelle la religion était nécessaire à l'État . Je n'y reviens pas, me contentant de renvoyer au commentaire que nous avons proposé l'an dernier . Qu'il suffise de souligner ici à quel point l'évidence admise autrefois selon laquelle les Églises et l'État ont un rôle complémentaire est désormais récusée par principe.
Même la morale est renvoyée à la sphère privée par cette nouvelle " laïcité à outrance " : seule compte la loi positive issue des procédures démocratiques ; et seule a une valeur impérative cette procédure. Si la loi déclare juste une norme, celle-ci le devient ipso facto et par cette seule vertu. On en sait quelque chose pour ce qui concerne la définition de la vie et de la mort ; on le verra sans doute bientôt pour le mariage et la procréation. Mais, au risque de surprendre, il me semble que le point clé n'est pas là. Il réside plutôt dans le corollaire tiré de ce " procéduralisme ", corollaire selon lequel la contestation des normes légales issues des procédures démocratiques est illégitime si elle est exprimée au nom d'un soi-disant principe supérieur, et devient par conséquent répréhensible : on pense, par exemple, à la pénalisation des actes suspectés d'entraver l'avortement (à défaut de les entraver effectivement) ; mais aussi à la " loi Gayssot " (14 juillet 1990) qui réprime la mise en doute des crimes contre l'humanité commis par le régime nazi, avec laquelle le législateur a franchi allègrement la frontière du délit d'opinion ; et au projet de loi toujours en suspens pénalisant les propos " homophobes ".
À la " morale de nos pères " s'est donc substitué un " culte " des procédures formelles destinées à fabriquer des " morales " de situation successives, commandées par les rapports de force, les émotions du moment, ou simplement les comportements majoritaires.
La laïcité réduite à un syndic de copropriété
La question du bien et du mal s'en trouve tout bonnement évacuée. Trois mille ans de civilisation juive, grecque et chrétienne avaient réussi à asseoir cette conviction que la nature comporte un code objectif de bonne conduite indispensable à la vie, qu'il existe des règles échappant au pouvoir des hommes, et que le bien ultime se situe au-delà des lois de la cité terrestre : au prix de sa vie, Antigone avait fini par triompher de Créon. C'est bien pour cela que les pouvoirs des deux glaives devaient être séparés, parce que Dieu et César ne jouent pas dans la même cour. Nous assistons à la revanche de Créon. Non pas de Machiavel qui savait trop bien avec quoi il trichait ; mais de ce scepticisme agnostique pour qui le ciel a toujours été vide et qui peut donc se permettre sans crainte de ne rien reconnaître d'autre que l'exercice de son propre pouvoir. Le bien et le mal n'ont plus de sens : tout est loisible, tout est acceptable, pourvu que cela ait été décidé au terme d'une délibération formelle qui garantit simplement un consensus minimal et une utilité pratique mesurable. Vous tous qui protestez, ne craignez rien ! Si l'expérience n'est pas concluante, on changera la règle, très pragmatiquement, sans éclat ni querelle, jusqu'au terme de l'expérience suivante.
Il n'appartient donc plus aux gouvernants d'exprimer la prétention abusive de guider leurs peuples et de faire leur bonheur, le cas échéant malgré eux : ne fut-elle pas la cause des malheurs du monde au cours du XXe siècle ? Non, les gouvernants doivent apprendre à devenir " modestes ", à se mettre à l'écoute, et à gérer... Déceler les désirs et les besoins ne leur appartient même plus. Cette haute tâche est d'ordre scientifique : les économistes, psychologues, sociologues et autres " experts " pourvoiront aux travaux de recherche, tandis que les acteurs de la culture et de la communication feront le tri, mettront en valeur et finalement arbitreront. Réjouissez-vous d'être dotés d'un tel clergé, débarrassé du fanatisme et de l'intolérance de ceux qui prétendaient tenir leur pouvoir d'en-haut. Eux ne le tiennent que de leurs recherches, toujours susceptibles de remise en cause par un nouveau progrès, et de l'adhésion de leur public qui, seule, fonde leur légitimité.
Évidemment, il n'est pas nécessaire de mettre à part ce nouveau clergé, bien au contraire. Plus il sera en osmose avec le monde des dirigeants, qu'ils soient politiques, économiques ou sociaux, plus assuré sera le consensus. Quant aux nouveaux lieux de culte que sont devenus les centres de recherche de toute nature, du moins ceux des sciences " molles " que sont les sciences humaines, les télévisions et les radios, les entreprises de spectacle et leurs desservants, intermittents ou pas, c'est un " devoir d'état " de les soutenir, de les promouvoir et de les abreuver de fonds publics afin de se les rendre propices ! Point de séparation pour ce qui les concerne. D'aucuns y verront, non sans raison, l'émergence d'un nouveau cléricalisme.
Quant aux religions traditionnelles, pourquoi se poser encore des questions d'un autre âge ? La séparation des Églises et de l'État n'était qu'une étape transitoire vers la modernité ; la question s'est largement vidée de sa substance par évaporation des fidèles ; et, pourvu que la religion demeure sagement enfermée dans la sphère " privée ", c'est-à-dire dans l'intimité des individus, et qu'elle n'engage à rien dans la sphère publique, elle ne pose plus de problème. Elle en deviendrait même esthétiquement flatteuse, une espèce de parure décorative. Concrètement, il n'y a plus lieu de s'intéresser aux églises sinon comme vestiges culturels, ou aux mosquées sinon pour éviter les débordements ; pas plus qu'aux aumôniers sinon pour en réduire la présence visible qui porte forcément atteinte à la neutralité de l'espace public. Peu importe que les uns soient polygames et non les autres ; que certains célèbrent le dimanche, d'autres le samedi, ou le vendredi ; qu'ils fassent carême ou ramadan ; qu'ils s'imposent telle ou telle ascèse : c'est l'affaire " privée " de chacun. Qu'on soit juif, chrétien, musulman, ou autre, peu importe : il faut simplement se couler dans le moule.
La société est ainsi parvenue au terme du chemin tracé par la laïcité dans sa version post-moderne. Chacun vit comme il l'entend, dans la communauté qui lui convient, selon la culture qu'il choisit et les valeurs qui lui plaisent, ne mettant en commun que le minimum nécessaire à la gestion de la copropriété par le syndic public. Considérée sous cette lumière, la question de l'intégration des musulmans dans la société française ou européenne ne se pose pas davantage que celle des chrétiens ou des juifs. Qu'ils se laïcisent et tout ira bien !
La confrontation annoncée du laïcisme et de la religion
Cette laïcisation moderne et citoyenne a une seule condition, mais elle est impérative : renoncer définitivement à la prétention de dire le bien et le mal, d'en appeler à une instance supérieure, et de contester l'autonomie absolue du processus démocratique lorsqu'il élabore la loi. Mais c'est là que le bât blesse !
Le défi lancé aux religions est sérieux. Et pas seulement au christianisme, car aucune religion ne se conçoit comme un colifichet de l'âme. Le défi est explicite envers l'islam : dans l'esprit de ceux qui militent en faveur d'un " islam de France ", transparaît cette sommation à renoncer à toute dimension socio-culturelle pour devenir acceptable, et démontrer ainsi qu'une société moderne et agnostique peut absorber en son sein n'importe quelle religion, qu'elle est la seule instance véritablement œcuménique et qu'elle est définitivement supérieure à toute alternative. Le défi n'est pas moins grand envers les autres religions invitées en pratique à se faire accepter au prix de leur innocuité, hors de la sphère qui leur est concédée.
Les termes du conflit sont clairs : si toute notion de bien et de mal est relative, si seul compte le consensus instantané sur ce qui est autorisé ou défendu, la séparation des pouvoirs entre Dieu et César saute en même temps que disparaît le premier des protagonistes. Seul César reste avec sa prétention à régir l'homme, fût-il réduit à une dimension purement terrestre.
Prétention à laquelle les chrétiens ne peuvent que s'opposer. Ce n'est pas en vain que Jean Paul II l'a rappelé dans l'un de ses tout derniers documents, la lettre qu'il a adressée le 11 février 2005 aux évêques de France à l'occasion du centenaire de la loi de 1905, et qui constitue une synthèse claire et précise de la laïcité telle que des chrétiens entendent l'assumer . Si le pouvoir civil n'a pas à s'immiscer dans la vie de l'Église et des différentes religions ni dans la sphère du spirituel, c'est bien pour " permettre à toutes les composantes de la société de travailler ensemble au service de la communauté nationale, dans l'intérêt général ", et de le faire en référence aux valeurs spirituelles qui les animent : la société ne peut se couper du dynamisme propre à la dimension religieuse sans s'amputer de la composante qui lui donne un sens, ni sans pousser les religions, en raison de leur vitalité même, à se dévier " dans un sectarisme qui pourrait, par réaction, représenter un danger pour l'État ". Dans certaines banlieues où prospère l' " islam des caves ", nous sommes d'ores et déjà en mesure de toucher ce risque du doigt. Réciproquement, " l'Église n'a pas vocation à gérer le temporel puisqu'elle ne se confond pas avec la communauté politique et n'est liée à aucun système " ; mais elle a néanmoins le droit, et le devoir, en raison de sa nature et de sa mission, de rappeler à l'État les limites de sa légitimité, l'intangibilité des valeurs fondamentales qui constituent l'homme dans son humanité, et la liberté dont elle revendique l'exercice dans la conduite de sa mission spirituelle, pour elle et bien entendu pour toutes les religions.
En évoquant le rôle considérable qu'ont joué leurs nombreux prédécesseurs dans la vie sociale et politique de leur pays, jusqu'à l'époque la plus récente, cette lettre montre aux chrétiens de France la voie tracée pour qu'ils la suivent à leur tour, en insistant sur la nécessité de leur engagement. L'exhortation s'inscrit dans le droit fil de la Note doctrinale à propos de questions sur l'engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique signée le 16 janvier 2003 par le cardinal Ratzinger à la demande de Jean Paul II, en sa qualité de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Si la démocratie n'est possible, rappelle-t-il, " que dans la mesure où elle est fondée sur une juste conception de la personne " et sur l'existence d'une " norme morale enracinée dans la nature même de l'être humain ", il est d'autant plus impératif aux chrétiens de s'y investir qu'elle s'écarte davantage de ces fondements, dans une urgence qui leur est commandée par le service de leurs frères, c'est-à-dire par la charité. Les chrétiens ont donc le " devoir pressant " non seulement d'investir la politique, au sens le plus large du terme qui couvre l'intégralité de la vie de la cité dans toutes ses dimensions collectives et publiques, mais en outre celui de fonder cet engagement sur leur foi : cela ne leur est pas facultatif !
Cette lettre de Jean-Paul II ne comporte aucune intention combative, mais insiste au contraire, en citant la constitution pastorale Gaudium et spes, sur le fait que " la communauté politique et l'Église, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exercent d'autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu'elles recherchent davantage entre elles une saine coopération " (n° 76, § 3). Insister sur le rôle essentiel des laïcs dans la vie politique n'induit donc pas une relégation de l'Église et des ses représentants hiérarchiques hors de la scène. Bien au contraire : la visibilité de ceux-ci se révèle indispensable à ceux-là ; leur action serait singulièrement affaiblie et aisément entravée s'ils ne trouvaient pas un tel soutien alors que le contexte est devenu particulièrement défavorable.
À cette fin, les méthodes classiques de coopération institutionnelle gardent leur utilité ; c'est pourquoi, par exemple, la création d'instances de concertation entre l'État et l'Église, ainsi que les différentes religions, revêt un caractère incontestablement positif. À condition toutefois que l'État ne succombe pas à la tentation du bonapartisme qui lui ferait choisir des interlocuteurs à sa convenance : l'obstacle mis à la nomination d'un évêque aux armées qui lui déplait à cause de ses prises de parole ou l'affaire du Conseil français du culte musulman (CFCM) suscitent une prudente méfiance et montrent que les pouvoirs publics ne sont pas tout à fait prêts à assumer toutes les conséquences de la liberté religieuse, nonobstant les principes proclamés de la laïcité.
En vérité cependant, tous les ingrédients sont réunis pour que les tensions s'accentuent jusqu'au conflit : ce ne sera certes pas du fait de l'Église catholique qui, dans sa très grande généralité et sur la lancée de la vitesse acquise, cherche plutôt à l'éviter, à lisser les critiques, et à élaborer des compromis. Sauf une frange islamiste active, les musulmans se présentent dans un esprit similaire. Mais lorsque l'État empiète sur la liberté de conscience et sur celle du culte, ou qu'il les laisse bafouer, par exemple en laissant procéder à une perquisition dans les locaux d'une officialité qui viole ouvertement le respect dû la confidentialité des aveux de conscience ainsi que la loi sur le secret professionnel ; lorsque l'État entrave l'action d'aumôniers parce qu'ils affichent leur prêtrise dans les établissements publics où ils sont mandatés pour exercer leur ministère ; lorsque l'État laisse des provocations préméditées, publiques et indécentes se donner libre cours dans une cathédrale sans en poursuivre les auteurs pour de mauvais prétextes et au mépris de ses obligations légales, a-t-on encore la faculté de ne pas le rappeler fermement à ses devoirs et de ne pas revendiquer hautement un respect que la loi positive autant que le droit naturel confèrent à l'Église ?
Allons plus loin. Lorsque l'État méprise ou dévoie une institution aussi fondamentale que le mariage, lorsque de proche en proche il permet toujours davantage de manipulations de la vie humaine, ou qu'il s'arroge le droit de faire mourir les plus faibles et de punir ceux qui le lui contestent, peut-on davantage se contenter de chuchotements précautionneux et de conciliabules discrets, et ne rien entreprendre pour le contrecarrer effectivement ?
Compte tenu de leur multiplication et de leur gravité croissante, la tactique de l'esquive ne pourra plus prospérer très longtemps, et dans tous les cas pour la même raison : ces actes contredisent trop directement les conditions d'une coopération loyale entre les pouvoirs publics et les instances religieuses, et ils empêchent trop objectivement l'ordonnancement de cette coopération au bien commun de la cité toute entière, pour ne pas lui conférer de facto un sens de compromission et de subordination.
Devant des enjeux de société aussi graves et des divergences aussi profondes, alors que tout se déroule sur la place publique, les faux-fuyants et la timidité ne sont plus de mise, dût-on courir le risque de se faire retirer quelques avantages matériels ou quelques positions institutionnellement établies. Évidemment, mieux vaut balayer devant sa porte avant de sortir dans la rue : admettons volontiers que les affaires lancinantes de prêtres pédophiles ou de détournements de fonds diocésains, entre autres exemples, ne facilitent pas la prise de parole. Mais s'il fallait attendre je ne sais quel moment idéal, autant y renoncer tout de suite.
En fin de compte, ce que la situation sociale et politique exige aujourd'hui des uns et des autres, laïcs ou clercs chacun dans son domaine, c'est la clarté dans l'intervention publique, autant que la détermination, et une cohérence profonde des comportements.
Laisser la momie de 1905 dans son sarcophage, réinventer la laïcité
La laïcité n'a jamais été et ne sera vraisemblablement jamais un chemin confortable.
L'équilibre atteint en 1905, dans la douleur et l'incompréhension réciproques, était ambigu et instable. Il a néanmoins vécu près d'un siècle, ce qui n'est pas négligeable. Ce siècle a permis d'apaiser les esprits et de déployer une pratique positive dont il faut se féliciter ; pratique sur laquelle il serait irresponsable de ne pas continuer de s'appuyer autant qu'il est possible, sans complexe et sans illusion, ne serait-ce que pour préparer l'avenir, et peut-être atténuer le coup qui menace.
Dans un autre contexte, il aurait probablement fallu militer en faveur d'une révision de la loi du 9 décembre 1905, afin de conforter cette pratique en l'y transcrivant et d'en éliminer ce qu'elle contient encore de dangereux entre des mains mal intentionnées. Pensons ici à son titre V sur la " police des cultes ", en particulier à l'article 35, toujours en vigueur, où il est écrit :
Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux de culte, contient une provocation directe à résister à l'exécution des lois ou aux actes légaux de l'autorité publique, [...] le ministre du culte qui s'en sera rendu coupable sera puni d'un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité dans le cas où la provocation aurait été suivie d'une sédition...
Lorsque la loi porte atteinte à la vie, ou lorsqu'elle dénature la notion de mariage et de famille, on devine ce qui peut arriver ; mais aussi quels boucliers ne manqueraient pas de se lever à l'encontre d'une tentative de suppression. En réalité les chrétiens seraient probablement en mesure de retourner de telles armes contre leurs auteurs, et de le faire avec succès comme ils l'ont montré ailleurs lorsqu'ils agissent avec courage et détermination. C'est pourquoi il semble préférable de laisser la momie de 1905 dans son sarcophage ; on évitera au moins de rouvrir la boîte de Pandore.
Car là n'est pas l'essentiel : l'enjeu de la laïcité ne se situe plus au niveau d'un texte de loi. En raison de l'évolution de la société moderne et de ses rapports avec le religieux, et à cause de la primauté du témoignage sur les discours, il a pris une autre dimension : il engage davantage tous les croyants à une vérité de leur foi dans la vie publique. Sont concernés au premier chef les chrétiens qui militent dans les partis ou qui briguent les suffrages de leurs concitoyens ; mais aussi et plus largement tous ceux qui agissent, en fonction de leurs compétences et de leurs capacités, dans le monde associatif, et plus encore dans le monde de la culture et de la communication, et dont l'action doit impérativement combiner cohérence et efficacité.
Ne doutons pas de la tension qui en résultera.
Tension avec soi-même, évidemment. Tension avec la société actuelle et ses grands-prêtres aussi. La démarche à laquelle les chrétiens sont appelés s'oppose directement, qu'on le veuille ou non, au principe de " laïcité " tel qu'il est aujourd'hui conçu par ses sectateurs les plus militants, c'est-à-dire au laïcisme pour être précis. Point n'est besoin évidemment de déployer des étendards ni de provoquer inutilement, même s'il faut être capable de rappeler au moment opportun ce qu'est une " saine et légitime laïcité ". Il serait tout aussi inutile de chercher à se dérober : l'incompatibilité des points de vue est telle que le conflit est inéluctable : seuls le moment, la manière et l'issue en sont inconnus. Raison de plus pour l'aborder avec autant de prudence que de lucidité et de détermination.
Cela dit, le conflit a changé de sens : aujourd'hui, les chrétiens, réduits à un petit noyau dans une société qui leur devient largement étrangère, n'ont aucune raison de persévérer dans une posture défensive où ils ne peuvent que se faire tailler des croupières.
Mieux vaut pour eux reconstruire en commençant là où ils sont avec ce qu'ils ont, non plus en s'enfouissant pour disparaître aux yeux du monde, mais en se structurant. Or les moyens ne leur font pas défaut. Il leur reste cependant à apprendre trois choses : à se défaire de leur pudibonderie, à se dégager des querelles intestines, et à vivre en minoritaires ; c'est-à-dire utiliser tous les instruments que la société met à leur disposition et agir au moyen de réseaux actifs et solidaires au-delà de leurs différences d'options et, surtout, de leurs différences de tempérament. Ce sont eux qui sont devenus force de contestation et, s'ils prennent leur engagement au sérieux, de progrès.
C'est à eux désormais d'inventer concrètement une nouvelle laïcité.
© Liberté politique, automne 2005
Nota : L'appareil de notes avec la mention des sources citées est seulement disponible dans la version papier de Liberté politique.