Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
LA CAMPAGNE DU OUI à la Constitution européenne est aujourd'hui marquée par la difficulté de présenter son projet politique de manière claire. C'est qu'en réalité, elle en a deux. Faute de pouvoir être exprimés simultanément, ils restent sous-jacents.
Mais ils se font concurrence, se neutralisent mutuellement, et finalement pèsent négativement sur la campagne.
Cette difficulté vient de loin : elle vient de la Convention elle-même qui n'a pas éclairé suffisamment l'avenir de l'Europe, et n'a pas voulu trancher entre des projets contradictoires.
L'origine du blocage
Le problème remonte au premier jour de la Convention qui a préparé le projet de Constitution, le 26 février 2002 exactement. Le président Valéry Giscard d'Estaing, dans son discours inaugural, avait proposé une méthode de travail prometteuse : dans un premier temps, qui serait une " phase d'écoute, ouverte et attentive ", la Convention devait explorer le projet européen. " Notre interrogation, précisait VGE, portera notamment sur le point de savoir comment les Européens imaginent l'Europe dans cinquante ans. Souhaitent-ils une Europe tendant à l'homogénéité – une Europe plus uniforme – entraînée par une dynamique d'harmonisation ? Préfèrent-ils une Europe qui conserverait sa diversité, en respectant les identités historiques et culturelles ? Ces deux objectifs conduisent évidemment à des démarches différentes. "
Chercher à établir comment les Européens imaginent l'Europe dans cinquante ans était sans doute très ambitieux. Vingt ou trente ans nous auraient sans doute suffi. Mais ce qui était important, c'était la démarche : définir clairement l'objectif, en accord avec les citoyens, avant de commencer les travaux, c'était exactement l'inverse de la méthode Monnet suivie pour la préparation de tous les traités précédents. Nous nous trouvions donc devant la possibilité d'un changement de méthode fondamental, qui aurait pu être très fructueux. C'est pourquoi j'étais ressorti plein d'espoir de cette première réunion.
Il m'a vite fallu déchanter. En fait, la Convention, dominée par les hommes des institutions européennes, s'est empressée d'esquiver le débat. Évidemment, la démarche ne pouvait pas leur plaire. Car si l'on demande aux citoyens comment ils imaginent l'Europe dans cinquante ans, avec ou sans leur nation, bien entendu ils vont répondre " avec ". De plus, essayer d'imaginer l'Europe dans cinquante ans, c'est aussi dire si l'on voit la Turquie dedans ou dehors. Ce genre de question ne pouvait pas plaire non plus.
La Convention a donc préféré se contenter d'auditionner des associations de la société civile qui développaient des problématiques pointillistes, ou bien qui relevaient carrément de la zone d'influence des institutions européennes. Puis elle s'est jetée dans des propositions de réformes institutionnelles qui pour la plupart sortaient tout droit des tiroirs des eurocrates, et se bornaient à renforcer les institutions en place, dans la poursuite de la trajectoire actuelle.
À aucun moment donc, il n'a été tenu de débat, il n'a été produit de document officiel, décrivant ce que devrait être l'Europe à échéance de vingt ou trente ans. Immédiatement, tout le monde s'est lancé dans des luttes pour le pouvoir.
Le projet sous-jacent de niveau – 1
Le projet sous-jacent qui apparaît le plus visiblement est donc celui qui était le plus classiquement défendu par les hommes des institutions européennes. Il correspond au renforcement du " cadre étatique " européen, que j'appellerai pour simplifier le super-État, chargé d'assumer la souveraineté sur l'ensemble de la zone des vingt-cinq, et conduisant, du moins le dit-on, à une Europe plus forte. Donc du grand classique.
Tous les éléments sont là : une entité centrale unique, dotée de procédures largement unifiées, et privilégiant les méthodes de décision les plus supranationales ; un Parlement européen qui reçoit le pouvoir général de codécision, et s'appuie désormais directement sur les citoyens ; une Commission qui affermit son rôle gouvernemental et, notamment, élargit et renforce son monopole d'initiative ; des relations de plus en plus hiérarchisées entre Bruxelles et les nations.
Il faut souligner en particulier la présence d'une innovation destinée à jouer un rôle capital dans la construction du cadre étatique : la consécration par l'article I-6 de la supériorité du droit européen (décidé à la majorité) sur les constitutions nationales. Comme beaucoup d'apports de ce projet, cette consécration se situe dans la droite ligne de tendances antérieures, en l'occurrence la jurisprudence de la Cour de justice relative à la supériorité du droit communautaire. Mais elle lui donne une ampleur nouvelle et l'inscrit pour la première fois dans les traités. Si la Constitution européenne était ratifiée par référendum, nos cours suprêmes nationales, qui n'ont jamais accepté jusqu'ici la supériorité du droit communautaire sur la Constitution française – malgré quelques contorsions récentes du Conseil constitutionnel – seraient obligées de céder. Nous basculerions alors dans un système nouveau, fédéral dans son principe.
Ce premier projet sous-jacent, le plus évident, correspond donc à une ambition ancienne, présente déjà chez certains fondateurs de la Communauté, mais pas chez tous, de construction d'un super-État européen destiné à faire de l'Union un acteur à part entière sur la scène internationale. Mais cette ambition continue à rencontrer des obstacles. Le premier, sur lequel je n'insisterai pas car je l'ai beaucoup développé dans mes livres, est le déficit démocratique, consubstantiel à un système où l'on voudrait faire fonctionner une démocratie européenne intégrée alors qu'il n'existe pas de peuple européen intégré.
Un deuxième obstacle est lié à l'élargissement. Le cadre étatique ne peut pas s'appliquer de la même manière dans un ensemble de 12 membres, ou dans un ensemble de 25. Pourtant, le projet de Constitution feint de croire le contraire.
Enfin, la question de Valéry Giscard d'Estaing ne reçoit toujours pas de réponse : doit-on aller vers l'harmonisation, qui implique presque nécessairement le super-État, ou vers le respect de la diversité, qui pose inévitablement le problème du maintien des souverainetés nationales ?
Ces questions restent sans réponse parce que derrière le premier projet, le plus classique, se profile un autre projet, que j'appelle le projet de niveau -2.
Le projet de niveau - 2
Le deuxième projet est apparu au grand jour avec la perspective d'adhésion de la Turquie, mais en fait il est bien antérieur. J'estime pour ma part qu'il a commencé à être mis sur les rails il y a onze ans, au moment de la signature de l'Uruguay Round. En quoi consiste-t-il ?
Il s'agit de construire une entité politique ouverte et multiculturelle, tournée vers le règlement pacifique des conflits dans une zone de plus en plus large, immergée dans le libre-échangisme mondial, et insérée dans un fédéralisme qui, à terme, devrait être mondial lui aussi.
On voit que ce projet diverge assez profondément du projet classique de super-État. Ce dernier supposait de rassembler des pays appartenant à la zone européenne traditionnelle, afin de mieux défendre en commun leurs valeurs et leurs intérêts. D'ailleurs il n'était réalisable, dans l'esprit de ses défenseurs, qu'en raison de l'existence d'un épais soubassement de valeurs partagées, qui permettait aux membres d'accepter en commun de fortes contraintes.
Le nouveau projet de niveau - 2, que j'appelle faute de mieux " l'entité politique ouverte ", nourrit une ambition géographique beaucoup plus large. Elle implique qu'il s'évade de la stricte défense des intérêts européens, et qu'il ne repose plus sur des valeurs strictement européennes. Il veut en effet promouvoir des idéaux plus vastes, le libre échange mondial, la paix planétaire et les valeurs universelles. Vous noterez d'ailleurs que dans le projet constitutionnel, le premier objectif de l'Union cité par l'article I-3 est " la paix " en général (et pas seulement la sécurité de l'Europe), et le deuxième est la promotion de " ses valeurs ", lesquelles sont en fait des " valeurs universelles " si l'on en croit la première phrase du préambule.
Par ailleurs, le projet d'entité politique ouverte, qui doit pouvoir inclure des cultures et des religions différentes, n'est pas compatible avec la référence aux valeurs chrétiennes, qui a précisément été exclue par la Constitution. C'est donc le projet de niveau -2 qui l'a emporté sur ce point. On notera au passage que cette référence aurait pu être compatible, en théorie, avec le projet de super-État, mais que ce dernier aurait posé d'autres problèmes, notamment celui de trop grand éloignement des peuples, et de non-respect de leurs valeurs dans l'application des politiques .
Finalement, on peut se dire en considérant le passé que le projet de super-État européen était peut-être plus proche du projet souverainiste que du projet d'entité politique ouverte. En effet, sa divergence avec les souverainistes portait sur les meilleurs moyens de défendre les identités des nations membres, mais à la base, il y avait un accord profond et implicite sur la nécessité de défendre ces identités. En revanche, le projet d'entité politique ouverte rejette toute idée de défense d'identité.
Ces deux projets sont-ils conciliables ?
Concrètement, ces deux projets ne sont guère conciliables. La Constitution européenne introduit en effet le critère du chiffre des populations pour déterminer le poids des votes au Conseil (ce critère existait déjà pour le Parlement européen), de sorte qu'un pays comme la Turquie obtiendrait, à échéance 2030-2050, une influence décisive dans la prise de décision. Je renvoie sur ce point à l'excellente étude de Frédéric Bobay dans la revue Économie et Prévision du ministère des Finances datée de décembre 2004.
On imagine mal, dans ces conditions, comment un pays dont les valeurs et les intérêts diffèrent profondément des nôtres pourrait se voir accorder un tel pouvoir pour décider de réglementations très détaillées, comme un État peut en imposer. On imagine mal aussi comment ce pouvoir pourrait être accordé à un pays qui serait en même temps le premier bénéficiaire, et de loin, des subventions européennes. On imagine encore plus mal ce qui se passerait si d'autres pays du même genre suivaient la Turquie, comme le suppose le projet d'entité politique ouverte.
Donc ces projets ne sont pas conciliables, et pourtant ils s'inscrivent tous les deux dans les potentialités de la Constitution européenne. Pourquoi la contradiction n'a-t-elle pas déjà éclaté ? Parce qu'elle est provisoirement masquée, pour deux raisons :
- d'une part les partisans de l'entité politique ouverte savent qu'ils n'ont aucune chance de réussite s'ils ne se cachent pas derrière les partisans du super-État. Ils font donc semblant de les soutenir en se promettant de les éliminer plus tard. Mais en attendant, ils ont besoin d'eux.
- d'autre part la Commission a inventé une nouvelle théorie qui concilie tout sur le papier. Le super-État, qui devait autrefois couronner le rapprochement de pays de plus en plus semblables, devient maintenant le ciment qui sert à maintenir ensemble des pays hétérogènes. Autrefois, les valeurs communes soudaient les pays entre eux, et devaient servir de soubassement au super-État. Maintenant, c'est au contraire la faiblesse des valeurs communes entre pays hétérogènes qui exige impérieusement les disciplines du super-État, seules capables de maintenir tout le monde ensemble.
Avec le projet d'entité politique ouverte, nous voyons donc s'esquisser une nouvelle théorie du super-État : il n'exprime plus des valeurs communes, il sert au contraire à suppléer à leur absence.
Malheureusement pour ses inventeurs, cette nouvelle théorie ne tient pas la route. Les disciplines centralisées ne peuvent pas remplacer les valeurs communes, sauf à tomber dans un type d'État autoritaire dont personne ne veut. La première impression était donc la bonne : les deux projets informulés sous la Constitution européenne sont bel et bien contradictoires.
Les conséquences pour la campagne du " oui "
Cette coexistence de deux projets concurrents est très déstabilisante pour la campagne du " oui ". Elle entraîne notamment deux conséquences négatives :
1/ Elle divise le camp fédéraliste. Nous voyons apparaître pour la première fois un clivage profond entre ce que j'appelle les " fédéralistes européens ", tenants du projet traditionnel de super-État, et les " fédéralistes mondialistes ", tenants de l'entité politique ouverte. En fait, ils n'apparaissaient unis jusqu'ici que parce qu'ils travaillaient tous les deux au dépassement des nations. Mais au-delà, pour le projet positif, ils sont complètement divisés. Les uns veulent un cadre étatique européen pour mieux défendre les valeurs et les intérêts de l'Europe, les autres veulent seulement l'immerger dans le marché mondial. Les uns refusent l'entrée de la Turquie, les autres veulent la faire entrer. On pourrait décliner ainsi beaucoup de politiques de l'Union.
Cette division affaiblit évidemment le camp fédéraliste, et affaiblit en même temps la campagne du " oui ".
2/ La concurrence des projets bloque tout énoncé d'un avenir mobilisateur pour le oui. La campagne du oui ne réussit vraiment à expliciter aucun de ses deux projets, parce qu'elle sent bien qu'en les explicitant elle deviendrait trop vulnérable.
Il lui faudrait expliquer ce que deviennent les souverainetés nationales à échéance de vingt ou trente ans. Il lui faudrait expliquer comment fonctionne la Constitution si l'on place la Turquie à l'intérieur. Il lui faudrait expliquer par quel mystère peuvent se concilier le projet du super-État et celui de l'entité politique ouverte. Tout cela est vraiment trop difficile.
J'insiste sur le facteur particulier de blocage que représente la question turque. Elle est exclue du débat par les partisans du oui, et pourtant elle pèse lourdement sur eux, comme si ce non-dit jetait un interdit sur toutes les tentatives de projets qu'ils pourraient formuler.
C'est finalement le retour à la vieille méthode Monnet que Valéry Giscard d'Estaing avait voulu bannir. Elle revient en force, mais en pire. Autrefois, on ne voulait pas dire aux citoyens où l'on allait, mais au moins on le savait. Aujourd'hui, on ne le dit pas parce qu'on ne peut pas le dire, parce qu'on ne le sait pas, parce qu'il y a un interdit qui bloque tout.
Les citoyens sentent ce flottement du oui sur le fond du projet, d'autant plus grave que nous débattons d'un texte du niveau le plus élevé, le niveau constitutionnel. Par exemple, une enquête d'opinion publiée par Le Figaro du 5 avril dernier montre que les arguments des partisans du oui semblent, aux yeux des citoyens, bien moins clairs que ceux du non . Ce résultat est d'autant plus remarquable que les partisans du oui présentent un texte écrit, contenant des innovations susceptibles d'être expliquées clairement (le président de l'Union, le ministre des Affaires étrangères, la " loi européenne "...). Certes, ce texte écrit est long et compliqué, mais personne n'est obligé de le lire. En fait, rien ne devrait empêcher les partisans du oui d'expliquer en quelques phrases simples leur objectif, l'Europe qu'ils veulent atteindre dans vingt ans. Rien ne devrait les en empêcher, et ils disposent pour cela de tous les moyens de communication imaginables. Pourtant ils sont toujours perçus comme " pas clairs ". Ce que les citoyens ressentent intuitivement, c'est le flottement sur le projet.
Le projet central du " non "
D'un autre côté – et j'en terminerai par là – il est extraordinaire de constater que les arguments du non semblent plus clairs, alors que ses motivations peuvent paraître encore plus diverses et ses projets foisonnants. Pourtant ce n'est qu'une apparence. En réalité, il existe un projet principal du non qui est clair, mais déconcertant pour beaucoup car il présente la grande particularité d'être en quelque sorte déterminé par la base et non par le sommet.
On peut en effet identifier trois projets du non, mais deux sont marginaux, et portés par des petites minorités : d'un côté le projet des anti-européens, qui n'est pas crédible car la coopération européenne paraît plus que jamais nécessaire ; de l'autre le projet du " non intégrationniste ", c'est-à-dire de ceux qui disent non parce que le texte constitutionnel ne préparerait pas selon eux une Europe suffisamment intégrée. Ces opposants du deuxième type, que l'on rencontre surtout à gauche, ont été exécutés par Hubert Védrine. L'ancien ministre socialiste a remarqué avec justesse qu'une Europe très intégrée les décevrait encore plus que celle d'aujourd'hui, car ils ne trouveraient aucune majorité pour soutenir leurs idées. C'est pourquoi cette deuxième catégorie des partisans du non me paraît surtout correspondre à la posture médiatique de gens qui ont peur d'être confondus avec des anti-européens.
Ne reste en réalité que le grand projet central porté par la base des citoyens, que j'appellerai le projet euroréaliste. Il s'oppose à la Constitution européenne, déterminée d'en haut, par la Convention et par une oligarchie d'experts et d'hommes politiques qui ont lié leur carrière à la croissance des institutions européennes actuelles.
Ce projet, discernable dans de nombreuses enquêtes d'opinion, demande à la fois plus de coopération européenne et plus de respect du libre choix des démocraties nationales. Les commentateurs écartent en général ces demandes d'un revers de main, au motif qu'elles seraient contradictoires. Ce n'est pas vrai. Ou plutôt ce n'est vrai que si l'on présuppose implicitement le développement d'un système supranational. Mais justement, il faut en sortir. Alors on verra qu'il est parfaitement possible d'envisager un développement des institutions européennes en restaurant le pouvoir des démocraties nationales, par exemple en instituant un droit de d'opposition populaire accordé à chaque pays. Évidemment, ce droit d'opposition contredit radicalement la supériorité absolue du droit européen, telle que proclamée par l'article I-6 du projet de Constitution.
Je ne développerai pas ce point ici car je sortirais trop de mon sujet . Mais je voudrais souligner en terminant la forte particularité de ce projet euroréaliste, qui devrait conduire à une Europe plus proche des peuples, plus enracinée, mieux susceptible de défendre nos valeurs.
G. B.