La question turque est liée à celle du traité constitutionnel
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

A PRIORI, la " question turque " n'aurait pas dû s'accrocher à celle de la ratification du Traité constitutionnel. Mais ne nous a-t-on pas expliqué que ce traité avait d'abord pour objet de " relever le défi de l'élargissement " ? C'est bien cette perspective qui a justifié la participation de tous les candidats, Turquie comprise, à la Conférence intergouvernementale d'où le texte est issu.

Participation qui fut active puisque la délégation turque a notoirement pesé sur certaines questions, dont celle de la référence religieuse. En outre, le nouveau dispositif institutionnel indexe largement le pouvoir sur le poids démographique ; quand on sait quel est celui de la Turquie, il est légitime de s'en préoccuper.

J'ajoute que le Président de la République lui-même est entré dans cette logique. Rien ne nécessitait en effet d'introduire dans la Constitution française un nouvel article, l'article 88-5, afin de rendre obligatoire le recours au référendum pour ratifier les futurs traités d'adhésion. C'était déjà juridiquement possible en application de l'actuel article 11, article qui laisse toutefois au chef de l'État la liberté d'en appeler ou non au peuple. Georges Pompidou s'en est servi pour demander aux Français d'approuver l'adhésion du Royaume-Uni, du Danemark et de l'Irlande à la CEE en 1972 : il lui a suffi de prendre ses responsabilités politiques. Et quitte à introduire cette obligation qui embarrassera surtout ses successeurs (faudra-t-il donc recourir à la machinerie lourde du référendum pour accueillir la Macédoine ou la Norvège ?), pourquoi le faire dès à présent, sinon pour tenter d'escamoter le débat ? Comme beaucoup de Français le perçoivent désormais, l'une et l'autre questions se sont donc naturellement liées dans les faits.

 

Or la " question turque " se pose aujourd'hui, non dans dix ans. Il ne suffit pas de se référer au traité d'association conclu en 1963 pour considérer que l'affaire est entendue : le Marché commun s'esquissait à peine dans sa composante économique et le projet européen n'avait pas encore revêtu les dimensions et les ambitions politiques qu'il a aujourd'hui acquises. Le précédent n'en est pas un : il faut donc que le débat ait lieu. On ne peut pas non plus imaginer qu'il soit repoussé au terme des négociations : l'honnêteté exige une réponse de principe avant qu'on ne règle les modalités d'application. Si l'élargissement de 1972 a été soumis à référendum après les négociations, celles-ci avaient été courtes et avaient porté sur un " acquis communautaire " réduit, laissant raisonnablement ouverte la question. Quant à l'appartenance des impétrants à l'Europe, elle ne faisait aucun doute.

Inversement, attendre le terme d'un processus complexe qui durera de longues années reviendrait soit à placer celui-ci sous une menace permanente, faite de conditions jamais complètement levées, d'embûches procédurales et de menaces voilées, soit à vider la décision de toute portée pour la réduire à une simple formalité terminale. La première branche de l'alternative est évidemment inacceptable par les Turcs, et la seconde par les Européens. Derrière ce report transparaît moins le réalisme politique que la lâcheté face à une vérité d'autant plus difficile à assumer qu'elle a été longtemps escamotée.

 

Le bon fonctionnement de la démocratie et le respect des droits de l'homme ne suffisent pas à qualifier la Turquie. Nul ne conteste les réels progrès qu'elle a enregistrés en la matière depuis plusieurs années, quoique beaucoup revêtent un caractère plus formel que substantiel. Mais bien d'autres pays à travers le monde ont accompli les mêmes : ils n'ont pas vocation pour autant à rejoindre l'Union européenne. Si ces critères ont suffit à qualifier les candidatures précédentes, c'est que précisément l'appartenance à l'Europe des pays slaves ou balkaniques ne faisait aucun doute : leur adhésion à l'Union européenne participait de la réunification de notre continent divisé par la guerre et l'histoire. Tel n'est pas le cas de la Turquie. Qu'elle soit par ailleurs déjà membre du Conseil de l'Europe ne permet pas davantage de surmonter la difficulté : d'autres pays non-européens la côtoient dans cette organisation dédiée à la protection des droits de l'homme sans que leur candidature à l'Union européenne soit envisagée un seul instant par quiconque.

 

Les avantages économiques d'une telle adhésion seraient modestes et à sens unique, tout simplement parce que l'essentiel est déjà fait. Le traité d'association avec la CEE dont jouit la Turquie a déployé tous ses effets puisqu'il a débouché sur une union douanière réalisée depuis 1995. N'échappent à son domaine que les produits agricoles qui bénéficient néanmoins d'un régime préférentiel, la libre circulation des travailleurs qui fait aussi l'objet de protocoles particuliers avec les problèmes que pose d'ores et déjà la présence de plus de 2 millions et demi de turcs en Europe Occidentale, la liberté d'établissement et la liberté de prestation de services qui sont en cours de réalisation graduelle, enfin l'accès réciproque aux marchés publics. Rien de décisif. La stabilisation et la convertibilité de la livre turque, ainsi que la réduction du déficit budgétaire et de la dette publique sont en bonne voie, mais dans le cadre des programmes du FMI imposés en contrepartie du sauvetage opéré à la fin de 2001. L'ouverture à l'économie de marché est à peu près complètement réalisée et le dynamisme des entreprises n'est plus à démontrer. Preuve s'il en était besoin que l'adhésion n'en était pas la condition nécessaire.

Qu'attendre de plus sur le plan économique, sinon le démantèlement des pratiques restrictives d'origine bureaucratique encore en vigueur, et surtout l'émargement coûteux aux budgets communautaires (on parle de plus de 20 milliards d'euros au titre des seules politiques agricoles et structurelles) alors que l'Union ne parvient même pas à servir les nouveaux membres à hauteur de leurs demandes ni à boucler le programme budgétaire de la prochaine décennie ? On en a tiré argument pour repousser l'échéance à 2015. Il est cependant vraisemblable que l'on n'y parviendra pas plus dans dix ans.

 

Autre aspect du lien entre la " question turque " et le projet de traité constitutionnel : les conséquences sur le fonctionnement des institutions de l'Union ne seraient pas négligeables. En ce qui concerne le Conseil, l'article I-25 du projet de traité prévoit que chaque État y disposera d'une voix, mais les décisions prises à la majorité qualifiée, c'est à dire la plupart, devront recueillir au moins 55 % des voix, représentant au moins 15 États réunissant au moins 65 % de la population. Il en résultera notamment que l'État le plus peuplé disposera d'un atout, sinon décisif, du moins privilégié. Aujourd'hui, le critère de population bénéficiera à l'Allemagne sans laquelle il sera difficile de franchir le seuil de 65 % ; demain, si elle y adhère, ce sera évidemment à la Turquie puisqu'elle représentera à elle seule immédiatement plus de 15 %, et à terme près de 20 %, de la population de l'Union.

Quant au Parlement, le nombre de députés, actuellement de 732, y est plafonné à 750. Aucun État membre ne pourra se voir attribuer plus de 96 sièges. Qui obtiendra ce maximum ? Uniquement la Turquie, si elle adhère. Comme le traité oblige à répartir les sièges de façon proportionnellement dégressive, avec un minimum de six sièges par État, les autres devront se serrer pour lui faire la place requise.

Le moins que l'on puisse en déduire, c'est que la présence turque serait encombrante : à elle seule, elle pèserait plus lourd que les dix États qui viennent de nous rejoindre...

 

Les relations de la Turquie avec l'Europe n'ont jamais été d'appartenance mais souvent de conflit. Oui, l'Empire Ottoman a étendu son pouvoir sur une bonne partie de l'Europe orientale et méridionale pendant plusieurs siècles : non pour s'européaniser, mais en tant que colonisateur pour l'islamiser et mettre au service de sa puissance méditerranéenne des populations asservies. Leur émancipation n'est pas si vieille qu'il faille l'oublier et prendre leur histoire à revers : elle s'est terminée en 1923, avec le traité de Lausanne, et s'est accompagnée de déplacements massifs de populations. Que reste-t-il aujourd'hui de la présence hellénique et de la civilisation byzantine en Asie Mineure ? Rien, sinon des ruines : la Turquie moderne a achevé ce que l'Empire ottoman avait commencé pour en effacer toute expression vivante.

Ne méprisons pas l'acquis positif que constituent la réconciliation et la normalisation progressive des relations avec la Grèce : s'il est souhaitable qu'elles deviennent durables, n'est-ce pas la moindre des obligations entre deux pays qui aspirent à la paix ? Préjugent-elles néanmoins d'autre chose que d'un voisinage normal ?

Une blessure de ce passé conflictuel demeure cependant grande ouverte, à Chypre. Résumons la situation extravagante qui se dessine en l'état actuel des choses :

 

- la Turquie n'a toujours pas reconnu le gouvernement chypriote légitime de Nicosie, bien qu'il s'agisse d'un pays membre de l'Union Européenne, et ne se dépêche pas de le faire en invoquant tous les prétextes possibles ;

- l'armée turque occupe en toute illégalité le quart Nord de l'île ;

- la Turquie y a installé et soutient un gouvernement fantoche qui, à l'inverse, n'est reconnu par aucun autre État au monde ;

- le tout après y avoir introduit plus de cent mille colons anatoliens en remplacement de la population grecque exilée dont ils empêchent le retour.

 

Depuis plus de trente ans donc, l'île de Chypre est divisée par une " ligne verte " qui traverse Nicosie de façon presque aussi étanche que Berlin l'était naguère par le Rideau de fer, et sur laquelle campe une force d'interposition sous mandat de l'ONU. Or ni de près ni de loin, le gouvernement turc n'a pris d'engagement à cet égard ni n'en a annoncé, bien au contraire, comme en témoigne un article précis du nouveau code pénal turc. La réforme de ce code, soi-disant destinée à aligner la Turquie sur les standards européens, a soulevé une polémique à propos d'une tentative avortée de pénalisation de l'adultère ; mais le nouveau texte contient aussi une incrimination à l'encontre des " activités dirigées contre les intérêts nationaux fondamentaux ", qui vise notamment les contestataires de l'occupation militaire de Chypre si l'on en croit les termes de l'exposé des motifs retenus par la commission parlementaire rédactrice du texte ! Et comble d'hypocrisie, les Européens se sont défaussés de la question sur la mission de bons offices confiée à l'ONU dont on sait l'impuissance et la partialité .

 

L'identité géographique et stratégique de la Turquie reste fondamentalement étrangère à l'Europe. La première réalité, massive, ce sont les 95 % du territoire situés à l'Est du Bosphore dans ce qui s'appelle précisément et depuis toujours l'Asie Mineure. Quand Mustapha Kemal a choisi sa capitale, il a délaissé Istanbul l'européenne pour Ankara l'anatolienne. Aucun retour en arrière n'est aujourd'hui envisagé parce que le centre de gravité de la Turquie demeure en Orient.

La deuxième réalité, c'est celle des populations turcophones. Il ne s'agit pas uniquement des 73 millions d'habitants : tous les turcophones d'Asie centrale ont vocation à acquérir la citoyenneté turque sur simple demande, pour la seule raison qu'ils forment une communauté qui partage la même histoire, la même langue, la même culture et par conséquent la même identité, communauté dont la Turquie revendique et assume le leadership. À travers l'adhésion de leur mère-patrie, ce sont en réalité 200 millions de Turcs qui entrent dans l'antichambre. Comment ne pas y reconnaître une réalité qui transcende les contingences politiques d'un Orient décidément compliqué ? Comment a contrario nous y reconnaître, et reconnaître à cet ensemble une vocation européenne ?

La troisième réalité tient aux relations difficiles que la Turquie entretient avec le monde arabe, auquel elle n'appartient pas, qui ont été et demeurent marquées par le même antagonisme et avec les mêmes séquelles. C'est sur les décombres de l'Empire ottoman qu'ont été érigés les États arabes du Proche-Orient au cours des premières décennies du XXe siècle. En a notamment résulté la division du peuple kurde entre trois États et la répression à laquelle celui-ci est constamment soumis, motivée par l'irrédentisme dont il est suspecté. Certes l'état d'urgence a été levé dans les provinces orientales et leurs populations autorisées à revenir sur leurs terres. Mais au-delà de quelques exemples symboliques à usage strictement externe, la réalité est tout autre, faite d'entraves, de brimades, voire de violences, le gouvernement d'Ankara voulant à tout prix empêcher la communauté kurde de se reconstituer et de s'exprimer.

Le récent conflit irakien a de nouveau souligné la très forte implication des autorités turques dans les affaires régionales. Souvenons-nous des vives réticences exprimées à deux reprises par la majorité islamiste du Parlement à l'encontre de l'usage des bases anatoliennes par l'armée américaine pour attaquer l'Irak ; puis de l'imposant déploiement de forces turques sur la frontière irakienne et de leurs incursions dans le Kurdistan irakien ; enfin de la revendication réitérée par le gouvernement turc d'un droit de regard sur l'avenir de la région de Mossoul et ses réserves pétrolières.

Que dire enfin du déséquilibre géostratégique susceptible d'être introduit dans cette région à l'encontre de la Russie ? Celle-ci a toujours veillé à ne pas se laisser encercler par le sud, d'une part pour se ménager un accès libre aux " mers chaudes " via les détroits du Bosphore et des Dardanelles, d'autre part pour prévenir toute ingérence perturbatrice d'un voisin méridional trop puissant dans ses provinces musulmanes. Elle verrait sans aucun doute dans une telle extension de l'Union européenne, malgré les dénégations diplomatiques, la menace à terme d'une intervention dans les affaires caucasiennes où la Turquie n'a pas renoncé à s'impliquer. A-t-on prêté attention au fait que, malgré un certain apaisement des tensions locales, les frontières avec la Georgie et l'Arménie demeurent fermées et que l'existence de ces deux pays n'est toujours pas reconnue par Ankara ?

De fait, les gouvernements turcs, quels qu'ils soient, ne se sont jamais départis d'une stratégie nationaliste et impériale fondée la puissance militaire : celle-ci fut le vecteur efficace de l'entrée dans la modernité, le principal moteur de la révolution kémaliste, et encore aujourd'hui le fondement de la politique régionale turque. Voulons-nous ainsi porter les frontières de l'Europe au cœur du Proche-Orient et du Caucase, et l'impliquer directement dans leurs conflits sous le seul angle d'une Turquie à qui nous lieraient des obligations de soutien, voire d'assistance, en vertu des traités européens ?

 

Pour aller au fond des choses, trop de contradictions irréductibles demeurent entre ce qu'est la société turque et les valeurs auxquelles nous nous référons. Entériner ces contradictions par une adhésion confèrerait à ce pays un statut d'exception qui menacerait non seulement les équilibres politiques de nos pays, mais sans doute la substance même de notre propre héritage.

La laïcité dont on crédite les institutions et l'État turcs n'a rien à voir avec celle que nous pratiquons en Europe, à supposer fondé l'usage du mot. Elle a été instituée en même temps que la république non pour séparer l'État de l'islam sunnite pratiqué par l'immense majorité de la population, mais pour créer, sous la tutelle étroite de cet État, un islam exclusif, " turquisé " et instrumentalisé par des moyens juridiques et administratifs puissants qui sont toujours à l'œuvre : c'est un service administratif et politique dépendant du Premier ministre, la direction des affaires religieuses, qui contrôle tous les lieux de culte, nomme et révoque les imams, surveille leur formation, supervise les prêches du vendredi, les ouvrages religieux et les manuels de morale.

Anticléricale, pour recourir à une analogie plus juste, la laïcité kémaliste n'était cependant pas anti-religieuse : l'islam a gardé toute sa place en tant qu'élément structurant de la culture et de la société, jusqu'à faire figurer son symbole au centre du drapeau national. Coïncidence troublante, au moment où le Conseil européen arrêtait les termes du projet de Traité constitutionnel, en juin 2004, la Turquie accueillait chez elle une réunion de l'Organisation de la Conférence islamique et votait la déclaration de cet organisme rejetant la protestation de l'Union européenne contre la lapidation des femmes adultères ! Cette posture de combat fut conçue comme un instrument d'identification nationale, par conséquent dirigée contre l'islam pan-arabe, et placée sous la vigilance sourcilleuse de l'armée : d'où le conflit qui s'insinue dans la vie politique turque entre cette dernière et des mouvements islamiques en plein essor. Veut-on être un jour contraint de prendre parti entre le laïcisme militaire et l'islamisme militant ?

La liberté religieuse n'est pas assurée. Les religions non musulmanes n'ont le droit ni de laisser officier des ministres du culte qui ne soient pas turcs, ni de les former sur place : le dernier séminaire du patriarcat de Constantinople qui était resté ouvert après la révolution kémaliste, celui d'Haiki, a été fermé de force en 1971 et le demeure. Il est toujours impossible, en pratique, d'y construire et d'y posséder un lieu de culte non-musulman ; les propriétés confisquées n'ont pas été rendues à leurs propriétaires ; les communautés non musulmanes enfin se voient encore refuser un statut juridique qui leur permettrait tout simplement d'exister officiellement. Ces restrictions contredisent objectivement les droits et garanties inhérents à la société européenne ; mais aucun gouvernement turc n'envisage de les lever.

La démilitarisation de l'appareil étatique, entreprise par le parti AKP au pouvoir autant pour desserrer une étreinte dont il avait lui-même souffert que pour satisfaire des exigences européennes qui l'arrangeaient opportunément, reste largement de façade. Certes, le rôle des militaires au sein du Conseil national de sécurité a été réduit ; mais cet organe d'exception continue de fonctionner comme un gouvernement de l'ombre. L'armée vit en vase clos, hors contrôle gouvernemental, avec une autonomie inimaginable. Ses chefs enfin n'hésitent pas à peser de tout leur poids sur la politique du pays dès qu'ils estiment que l'héritage fondateur est en jeu. La dernière éviction d'un Premier ministre prononcée par l'armée ne date que de 1997 ; quant à l'ingérence stratégique, elle s'est manifestée lourdement à l'occasion du conflit irakien en faveur de l'intervention américaine, et lors de la tentative de règlement de l'affaire chypriote pour interdire tout désengagement.

 

En d'autres termes, la Turquie est turque, asiatique et orientale par toutes ses fibres, mais certainement pas européenne. Peut-on envisager qu'un pays aussi éloigné de nos valeurs et de nos références, avec qui nous entretenons des relations de voisinage étroit et désormais pacifique, change de statut et devienne l'un des habitants de la maison commune ?

De deux choses l'une.

Soit la Turquie ne renonce à aucune de ses spécificités, et c'est en notre propre sein que nous importons le conflit de civilisations tant redouté : en effet, l'adhésion emporterait nécessairement reconnaissance et acceptabilité de son modèle politique, culturel et social. Nos pays ne seraient plus alors en mesure de poursuivre l'intégration de leurs propres communautés immigrées puisque celles-ci pourraient se référer à un modèle exogène et réclamer pour leur propre compte de se voir appliquer, en vertu des principes de non-discrimination et d'égalité de traitement, un statut, des normes, un droit, identiques à ceux qui prévalent en Turquie. Au nom de quoi pourraient-ils s'opposer également à ce que la Turquie revendique et obtienne le rôle de référent islamique, et qu'elle ne soumette à son autorité, notamment sur le plan religieux mais avec ce qu'il induit sur le plan social ou culturel, les musulmans qui se trouvent en Europe ? Ayons conscience que l'un des fondements de nos sociétés serait gravement menacé et qu'en revanche le communautarisme aurait de beaux jours devant lui !

Soit l'adhésion entraîne une dilution dans un ensemble réduit au plus petit dénominateur commun, mais c'est au prix du renoncement de ce qui fait l'ambition propre de l'Europe.

Alternative lourde d'implications !

 

Faire de la Turquie un pont entre l'Orient et l'Occident ? Soit, mais à condition de ne pas se leurrer. La Turquie n'est pas reconnue dans ce rôle par la plupart des pays arabes. Pour qu'elle le devienne, mieux vaudrait certainement qu'elle ne s'arrime pas à une construction qui la disqualifierait à leurs yeux, mais qu'elle poursuive sur la voie étroite où elle s'est engagée, celle d'une modernité originale, différente de la nôtre, mais qui préserve sa propre identité, sans bouleverser des équilibres qui demeurent fragiles. Mieux vaudrait aussi qu'elle s'implique dans la stabilisation d'une Asie centrale explosive, plutôt que d'en importer les flammèches.

Il ne s'agit donc pas de repousser la Turquie au seul motif qu'elle est différente ni de décourager ses efforts, mais bien plutôt d'explorer et d'approfondir avec elle la voie ouverte par le statut d'association : qu'elle n'y soit pas immédiatement disposée peut se comprendre dans le contexte présent mais n'est certainement pas une objection recevable. Les acquis économiques demeurant saufs, l'intégration dans le marché commun étant en voie d'accomplissement, la perspective à ouvrir est celle de coopérations précises et adaptées à ses besoins, dans un schéma à construire qui aurait pour limite sa participation, impossible, aux institutions et aux politiques communes de l'Union ; elle serait davantage porteuse d'exemplarité, notamment envers d'autres pays méditerranéens.

Tant que la " question turque " ne sera pas tranchée, il sera très difficile, pour ne pas dire impossible, de faire avancer le débat européen, notamment sur le point critique de l'identité de l'Europe qui ne peut s'abstraire de celui de ses frontières, de choisir à bon escient entre les avenirs possibles de l'Union, et de réformer les institutions en conséquence. Construire la maison commune, oui ; mais avec qui, sur quelles fondations, et pour quoi faire ?

 

FR. DE LL