Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
L’ENTREE DE LA TURQUIE dans l’Union européenne pose des problèmes redoutables que l’on n’apprécie qu’en revenant au point de départ : la construction européenne et ses ambiguïtés. L’originalité de la construction européenne parmi les réalités politiques du monde est totale.
Les pays d’Europe possèdent une longue histoire commune, et partagent leurs principaux traits de civilisation. Mais ce n’est pas sur cette base, reconnue et définie explicitement, que l’Europe s’est construite. C’est sur un projet volontariste dominé au départ par l’économie. Peu problématique tant qu’il ne s’agissait que de gérer en commun ces intérêts, elle le devient maintenant que se posent des questions de souveraineté, et donc de légitimité.
Une construction non démocratique mais à fondement démocratique
L’Europe est constituée d’États-nations qui ont une tradition de souveraineté affirmée et de luttes entre eux, mais appartenant depuis longtemps à un espace commun. Les démocraties s’y sont toutes construites sur des bases nationales, ethniquement homogènes (au moins à l’arrivée), comme c’est le cas de la quasi totalité des démocraties réelles. Ces nations se sentent désormais faibles en regard de leur importance passée, et leurs dirigeants ont ambitionné un cadre commun, l’Europe. Mais celle-ci est plus le fruit d’une volonté des élites, prenant parfois la forme d’une quasi-fuite en avant, que d’une construction vraiment populaire. Certes, ces gouvernements sont démocratiques. Mais chaque étape a été décidée en haut, sans réel débat, et ratifiée a posteriori, quasiment de confiance, quand d’ailleurs cette ratification a été explicite. C’est donc le cas unique mais significatif d’une construction approuvée démocratiquement (au moins passivement), mais dont les étapes de construction n’ont jamais été démocratiques. En outre, son fonctionnement n’est pas démocratique non plus, si on comprend par là : fruit d’un débat public entre deux équipes ou deux programmes (ou plus), sanctionné par les urnes, dans un vrai espace politique commun. Or elle se crée dans un contexte où la légitimité politique est démocratique. En d’autres termes, ce n’est pas une démocratie, mais elle est paradoxalement et incontestablement assise sur une base de légitimité démocratique.
Constituée d’un grand nombre d’États-nations ethniquement très différenciés, l’Europe est encore moins une communauté nationale, qui, en démocratie, est presque toujours ethnique (au sens culturel national du terme), et de toute façon construite au cours de l’histoire. En faire une nation pluriethnique (dont le seul exemple est la Suisse) ne paraît pas à portée immédiate. Elle ne peut donc se construire qu’en respectant les réalités nationales existantes. Or elle se surimpose de plus en plus à elles, et nécessairement puisqu’elle poursuit imperturbablement la logique d’une intégration croissante. Certes, cette construction a porté pour l’essentiel sur des questions économiques, qui ne sont pas l’objet normal de la souveraineté, laquelle porte sur l’origine du pouvoir et sa manifestation concrète dans l’ordre constitutionnel, diplomatique et militaire. Or ce sont ces champs qui ont été soigneusement évités. Et pour cause, puisqu’ils restent l’apanage de nations marquées par leur histoire, et qui divergent sur la conduite à tenir en la matière. Mais le jeu de l’intégration conduit désormais à poser explicitement la question de la nature même de la construction ainsi réalisée.
La question de l’intégration politique
Tout cela ne poserait en effet pas de problème majeur si l’Europe en restait à un champ d’action proche de ce qu’il a été jusqu’à récemment. De ce point de vue, elle ne mérite ni l’excès d’honneur, ni l’indignité, dont on l’en accable souvent. Elle n’est responsable ni de la mondialisation, ni de la manie moderne de la réglementation, qui ne diffère pas de ce que font les États. Et on ne voit pas pourquoi le fait de refléter une réalité commune, limitée mais réelle d’intérêts économiques, serait en soi discutable. Mais il est en revanche indispensable de prendre conscience du dilemme qu’elle pose politiquement. Le " déficit démocratique " ne saurait se traiter en termes juridiques ou constitutionnels. Car c’est l’absence d’un véritable processus politique qui est à relever, c’est-à-dire d’une dialectique profonde, au niveau des peuples, basée sur une souveraineté reconnue, ayant pour objet des décisions essentielles impliquant une communauté vécue comme telle. En d’autres termes, c’est une question de légitimité. Et cela ne se décrète pas par des institutions. De plus, ce n’est pas une simple question de volonté ou de temps. Si cette construction devait déboucher sur un véritable État démocratique, et donc une politique de défense et diplomatique commune, il faudrait bâtir ce qu’on n’a vu nulle part jusqu’à présent, c’est-à-dire une démocratie réellement pluriethnique et plurinationale. S’il n’y a pas communauté soudée, reflet d’une adhésion populaire, aucune politique de défense ou diplomatie commune n’est crédible. Une telle communauté suppose un patrimoine historique et culturel commun. Or sur ce plan aussi le déficit est patent.
Insuffisance des références communes
Ce qui manque ici le plus à cette construction, au-delà du système politique, est l’absence de référence fondatrice commune qui serait ou pourrait devenir comparable à ce que sont les références nationales. Le fondement mis en avant est une forme de " patriotisme " volontariste, fondé sur l’adhésion à un certain nombre de principes posés a priori. Or même si ces principes sont bons, ce n’est pas comme cela qu’on fonde une communauté politique, encore moins une patrie, mais sur un sentiment réel de communauté basé sur une histoire et une culture communes. Ce volontarisme ne jouit d’ailleurs pas d’une audience forte dans les masses populaires. Outre que les gens ne s’identifient pratiquement jamais comme européens, mais comme français, allemands etc., deux faits majeurs nous le confirment.
Le premier est le fait que l’extension géographique, c’est-à-dire la définition même de ce que l’on entend par Europe, n’est pas définie. D’où justement le choix d’accepter la candidature de la Turquie, à la condition qu’elle se démocratise. Mais si le critère c’est la démocratie, il vaut pour une grande partie de la planète. Certes, il existe une histoire et une civilisation européenne. Mais elles sont fondées sur un passé commun ancien, notamment chrétien ; et elles sont plurielles, prenant la forme de patries diverses. La construction européenne actuelle ne s’appuie sur aucune image collectivement parlante et mobilisatrice de ce passé commun. Le débat sur l’entrée de la Turquie est en outre symptomatique sur un autre plan : il est longtemps resté confidentiel malgré la poussée récente à l’occasion des élections, alors que la question est essentielle. Cette indifférence relative de l’opinion à l’égard d’une question touchant l’être même de la communauté supposée bâtie ensemble, contraste avec la passion que suscitait à l’époque du nationalisme le moindre chipotage sur des questions mineures de frontière. Preuve du tout autre enracinement qu’a la nation dans la conscience populaire. Il est en outre caractéristique qu’une décision aussi essentielle, aussi significative pour la définition même de l’Europe, que l’admission de ce pays ne fasse pas l’objet de la moindre consultation démocratique.
Le deuxième fait est le caractère évanescent de la référence commune. Faute de consensus sur le passé, notamment chrétien, et du fait de la tyrannie du politiquement correct, on s’en tient à des bons sentiments généraux, valables pour tout pays. Or sans reconnaissance claire de son histoire et de son patrimoine, y compris religieux et pré-démocratique, l’Europe est une utopie sans fondement, et donc vulnérable. Il en résulte en outre un doute sérieux sur sa capacité à offrir une réponse à la question de l’immigration, puisque (en dehors des références démocratiques, valables partout) l’Europe ne sait pas ce qu’est la communauté qu’elle est supposée former. Ce qui est particulièrement grave s’agissant de l’immigration musulmane, dont on connaît les difficultés d’assimilation.
Autres fragilités
Sur la scène mondiale, l’Europe présente en outre une fragilité spécifique. Les ruptures qui affectent la vie collective moderne la touchent particulièrement, et parfois exclusivement. C’est vrai du relativisme idéologique, notamment par comparaison avec les États-Unis ; c’est vrai de la sous-natalité et de l’immigration, en l’espèce particulièrement difficile puisqu’elle est musulmane ; et c’est vrai du modèle social-démocrate, qui y joue un rôle très supérieur à ce que l’on constate partout ailleurs. La démographie catastrophique de nombreux pays d’Europe est non seulement le signe d’un état d’esprit suicidaire, mais en outre un facteur puissant d’attrait pour les immigrants, et en même temps d’incapacité à les assimiler. Incapacité encore accrue par les fragilités et les blocages du modèle. Cette situation est d’autant plus fâcheuse que l’Europe est confrontée avec un positionnement géographique difficile, en prise directe avec le monde arabo-musulman qui est lui en explosion démographique .
Enfin, l’hédonisme sécuritaire qui la domine conduit ses citoyens à exiger, outre le maximum de liberté de vie privée, une protection publique forte, et donc une étatisation importante, afin d’éliminer les aléas de l’existence ainsi que la menace représentée par la liberté des autres, avec des préoccupations égalitaires parfois obsessionnelles. Un tel état d’esprit n’est pas la meilleure préparation à l’environnement actuel de la planète, caractérisé par des mutations rapides, la montée de puissances nouvelles, des remises en cause âpres, et de grandes incertitudes.
Un autre facteur important est la pauvreté de ses ambitions internationales : son volontarisme institutionnel, essentiellement économique, contraste avec son immobilisme au niveau des instruments de souveraineté, communs ou nationaux. D’où des politiques militaire et étrangère non crédibles. Et une influence limitée. L’Europe est riche, mais cette richesse ne se traduit pas en termes de puissance projetée à l’extérieur (on sait que la sécurité de l’Europe face à une menace grave reste en fait assurée par les États-Unis), ni pour le bien ni pour le mal. La faiblesse institutionnelle n’en est pas la cause principale. Celle-ci apparaît plus dans l’absence de volonté et de conviction positive, déjà au niveau national, et a fortiori commun. Sur tous ces points, le contraste est vif avec les États-Unis, qui ont maintenu beaucoup plus d’éléments caractéristiques de l’État-nation classique (notamment patriotique et religieux), combinés malheureusement avec un messianisme aventureux et pas très compétent.
Les issues possibles
Les issues possibles sont multiples. Un point est commun en tout cas est la nécessité pour les pays d’Europe de retrouver une nouvelle forme de patriotisme, adaptée aux réalités de l’heure, et reposant sur une notion de ce qu’il faut bien appeler leur " identité ", sans donner à ce terme un sens monolithique. Ce peut être le maintien accepté de la coexistence entre des institutions économiques communes et une absence relative d’unité politique, qui laisserait les nations composantes libres de retrouver une politique propre plus résolue. Ce serait un moindre mal. Ce pourrait être ensuite la rupture de la construction : cela accroîtrait l’effet précédent.
On pourrait aussi imaginer que ce puisse être finalement une certaine union (malgré les doutes exprimés). Cela supposerait réalisées les données de base de toute souveraineté, c’est-à-dire une politique étrangère et une armée unifiées. Tout dépendrait alors de la nature de cette construction. Nous avons vu qu’il n’était pas naturel de construire un pouvoir réellement démocratique plurinational. Deux hypothèses sont alors possibles. La première est dans le prolongement du système actuel : un pouvoir élitiste, quoique reposant sur des bases nationales plus ou moins démocratiques. Mais il ne serait pas véritablement issu des urnes, à la suite d’une compétition consciente, paneuropéenne, pour le choix d’une majorité. Cela n’empêcherait peut-être pas une vie démocratique à la base, voire des débats paneuropéens. Le terme de démocratie ne serait que partiellement adapté. Et il est douteux qu’il commande avec une autorité suffisante pour s’affirmer au niveau mondial. En particulier, on voit mal comment cela pourrait susciter une forme crédible de patriotisme : qui est jamais mort pour une technocratie ?
Reste la deuxième hypothèse, celle d’une véritable affirmation collective. Elle impliquerait une claire idée des références et valeurs communes, fondant une forme d’identité (au-delà donc de la seule référence démocratique) ; et bien sûr une intégration suffisante de ces éléments dans la conscience des peuples, de telle façon que les débats s’instaurent naturellement à un niveau continental, sur la base de ces éléments communs reconnus comme manifestes. Le tout débouchant sur un véritable patriotisme européen, rassemblant par certains côtés à celui qui apparaît en Inde au delà de la diversité ethnique. Cela supposerait notamment la promotion active des points de référence communs entre Européens. Comme on l’a vu, on en est fort loin. Mais ce serait le seul moyen pour donner de la consistance à la construction.
LA QUESTION TURQUE : LES DONNEES DE BASE DE LA REFLEXION
Comment la question turque s’insère-t-elle dans ce contexte ?
Non appartenance à la réalité européenne commune
C’est du fait que la construction européenne actuelle ne s’appuie sur aucune image collectivement parlante et mobilisatrice d’une quelconque identité européenne que provient le choix d’accepter la candidature de la Turquie, à la condition qu’elle se démocratise. Mais, même supposée démocratisée, la Turquie, qui est un grand pays, n’est pas européenne. Certes, il existe une histoire et une civilisation européenne. Mais elles sont fondées sur un passé commun ancien, notamment chrétien ; et elles sont plurielles, prenant la forme de patries diverses. Et cette histoire, cet héritage commun, n’inclut pas la Turquie. À aucun moment la Turquie n’a été intégrée dans le concert européen. Elle a été tour à tour une menace terrifiante, puis un voisin de plus en plus décadent à dominer, un allié face aux Soviétiques ; jamais un partenaire, encore moins un cousin. Les origines de l’ethnie turque sont en Asie centrale ; leur invasion a recouvert les populations indo-européennes hellénisées d’Anatolie en les assimilant totalement. Ceux qui n’ont pas été assimilés ont été chassés après la Première Guerre mondiale. Loin d’être oubliée, cette origine est toujours affirmée dans la représentation collective que les Turcs se font d’eux-mêmes, y compris dans les manuels scolaires, et le cousinage avec l’Asie centrale constamment (et légitimement) réaffirmé. Quant à la civilisation, elle est essentiellement d’origine moyen-orientale, principalement influencée par la variante persane dont les Turcs se sont imprégnés dans leur grand trek vers l’Ouest. Ce n’est pas l’adoption d’un code civil européen ou la mise en place d’une laïcité essentiellement garantie par l’armée qui change ces réalités profondes. Ne parlons évidemment pas de la géographie pure : outre que les continents sont des notions tout à fait conventionnelles, l’essentiel de la Turquie actuelle est hors de ce qu’on peut appeler Europe, et fortement engagée dans le Moyen-Orient.
Si vraiment l’Europe devrait intégrer encore de nouveaux pays, c’est évidemment vers le monde de l’Europe orientale orthodoxe qu’elle devrait se tourner, qu’elle a commencé à accueillir malgré des différences culturelles et politiques non négligeables, notamment dans les rapports du politique et du religieux. Et naturellement la Russie. Il est évident que ce pays a toujours fait partie depuis la fin du XVIIe siècle au concert européen. Toute sa culture est totalement imprégnée de l’Europe, et l’a profondément marquée. Mais quel Dostoïevski ou Soljenitsyne turc a marqué notre culture ? Au niveau plus spontané, qui perçoit vraiment le Russe comme totalement étranger ? Comparez avec l’étrange ambiance anatolienne, perceptible dans les films ou romans turcs, par ailleurs d’un grand intérêt.
L’obstacle de l’islam
Mais le point central est ici son appartenance au monde musulman, et à l’aire de civilisation moyen-orientale, dont la spécificité est considérable sur le plan politique. Le cas de l’islam est en effet très différent de celui des autres religions de la planète, et déjà dans la conception même de l’État-nation. Certes, s’il ne donne en soi aucun rôle spécifique aux nations, il ne s’oppose pas à leur existence. Des nations distinctes s’y sont affirmées et continuent à s’y affirmer avec force. Mais ce qui constitue la référence idéale, ce à quoi le bon musulman doit la loyauté politique véritable, comme d’autres à la nation, c’est le Dar ul Islam. On appelle ainsi la partie du monde qui est soumise à Dieu (sens du mot islam : soumission), qui coïncide dans une mesure importante avec l’Umma (communauté) de tous les musulmans, avec idéalement une direction combinant le rôle politique et le rôle religieux (califat). Dans les pays de tradition chrétienne, la nation, quand elle est organisée politiquement, tend à commander la loyauté politique. En revanche l’islam présente un creux entre les loyautés locales (famille, tribu) qui sont fortes, et celle due à la religion, normalement essentielle. Conséquemment, obéir à des non-musulmans est une anomalie. Une autorité politique légitime doit être musulmane. Cela ne signifie pas que tous les musulmans vivent sur ce modèle. Mais il représente une référence, au moins pour une part significative d’entre eux, ceux d’entre eux qui prennent le plus au sérieux le message coranique.
Un bon musulman, attentif aux leçons du Coran et des hadiths, tend en outre à juger vital que tous les musulmans déploient leurs efforts (c’est l’étymologie du terme de jihad, souvent traduit en l’espèce par guerre sainte) pour accroître le territoire soumis à Dieu et à ses lois. C’est-à-dire littéralement islamisé, y compris par la guerre, si on suit la lettre du Coran qui rappelons-le a été selon l’islam donné textuellement par Dieu. Naturellement la plupart des musulmans, sont ou ont été paisibles. Mais régulièrement l’islam a connu, dans les zones géographiques les plus diverses, ces poussées d’appels au combat et de mobilisation pour ce qu’il faut bien appeler guerre sainte, qui sont effectivement présents dans le Livre, ont été activement pratiqués par le Prophète, et recommandés par les théologiens. En cela il diffère profondément des autres religions, qui ont pu être utilisées pour justifier des violences ; mais qui ne contiennent dans leur enseignement essentiel pas d’appel en ce sens.
À cela s’ajoute enfin une législation civile et collective importante, basée sur le Coran, et marquée de l’autorité de la révélation. Il en résulte ce fait très important que la séparation de la sphère politique ou civile et de la sphère religieuse y est en principe impossible. Le positionnement de l’islam est donc unique parmi les religions. Il n’est donc pas étonnant que ce soit la seule religion universaliste qui ait été source d’une construction politique spécifique, quasi impériale, qui s’est répétée ou reconstruite à plusieurs reprises. Sur ce plan, il a joué un rôle analogue aux idéologies politiques. Il ne se déduit pas de ceci que l’islam soit automatiquement une menace pour les autres ; ni que ce phénomène impérial soit appelé à se reproduire. Mais certainement que la cohabitation avec lui demande une prise de conscience et une vigilance spécifiques.
Cette spécificité a pu et pourra se traduire par une solidarité des opinions politiques musulmanes, voire dans la constitution de réseaux divers, financiers ou terroristes. Mais cela se traduit aussi pour notre sujet immédiat, qui est celle de la formation des nations ou communautés politiques. On peut le voir en examinant les conditions de coexistence au sein d’un même État de l’islam et d’une autre religion. Dans le passé, c’était l’islam qui était conquérant. Les majorités non musulmanes devenues minorités étaient tolérées, et lorsqu’elles ont subsisté tant bien que mal jusqu’à nos jours (Proche-Orient), elles ne se considèrent pas comme appartenant à une autre nation que les musulmans. La chose est différente lorsque les musulmans sont minoritaires. On constate alors que, s’ils sont un tant soit peu nombreux, ils tolèrent mal de vivre dans un État non musulman, surtout depuis l’émergence du sentiment national actuel.
Sans entrer dans les détails, on relève l’émergence au sein d’ethnies assez homogènes, de revendications " nationales " dont la seule base est la religion musulmane. Particulièrement évidents sont les cas des Bosniaques en ex-Yougoslavie ; des Pakistanais et Bangladeshi dans l’ancien empire des Indes ; des Moros aux Philippines ; voire des Hui (Chinois convertis à l’islam) en Chine. La situation n’est donc pas symétrique. Contrairement au chrétien ou au bouddhiste minoritaires, et sauf à être peu nombreux et disséminé, le musulman minoritaire s’accommode mal de cette position, à moins que ce ne soient ses voisins majoritaires qui le perçoivent comme étranger. Cela paraît devoir s’expliquer à nouveau par la spécificité de l’islam. Par vocation religion de conquête, il est prévue pour dominer, quitte à être minoritaire en nombre. En outre il ne sépare pas religion, politique et droit personnel. Majoritaire, ou au minimum dominant, le musulman peut donner ses références d’ensemble à la société, et admettre la présence des religions minoritaires dans le cadre d’un État musulman, bien que la situation de ces dernières se dégrade dans la période récente . Minoritaire non dominant, il est mal à l’aise dans un contexte politique et juridique étranger à sa religion, et tend à traduire sa spécificité en termes de " nationalité ".
Or c’est justement un pays de 80 millions de musulmans, conscient de sa spécificité, qu’on voudrait faire entrer en Europe.
La fausse question du conflit des civilisations
Ce serait donc une profonde erreur que de méconnaître la spécificité de la tradition musulmane et de prétendre qu’elle peut être sans conséquence politique. L’erreur symétrique est de croire à des conflits de civilisation et de les juger inéluctables. Non que ces aires de civilisation sont sans réalités, mais pas sur le terrain politique. Nos réalités politiques modernes sont presque toujours des nations. Mais au-delà des nations, il existe indéniablement un autre facteur social de lien ou plutôt de similitude, plus large, qui est ce qu’on peut appeler l’aire de civilisation. Pour faire bref, le monde peut être divisé en quatre aires de ce type, ayant toutes joué un rôle moteur dans l’histoire du monde :
- le monde occidental d’origine gréco-romaine et chrétienne (avec la sous-aire de l’Europe orientale orthodoxe, dont la Russie) ;
- le monde moyen-oriental, pour l’essentiel musulman, y compris l’Afrique du Nord, la Turquie, l’Iran et l’Asie centrale musulmane ;
- le monde indien (avec les variantes islamisées du Pakistan et du Bengladesh, qui font transition) ;
- et le monde de culture chinoise, avec la Corée et le Vietnam (et l’importante sous-aire japonaise).
Ces grands ensembles coïncident dans une mesure importante avec des religions ou quasi-religions (respectivement chrétienne, musulmane, hindouiste, et confucéenne mêlée de bouddhisme). En dehors de ces zones historiquement essentielles, ce qu’on trouve est dérivé ou influencé par les précédentes.
Mais on constate que, à l’intérieur de chacune de ces zones, il n’y a normalement pas unité politique, souvent loin de là. L’aire de civilisation ne constitue pas un sujet politique. Est-elle alors sans importance sur ce plan ? Pas tout à fait. Il est par exemple manifeste que, à l’occasion, des grandes entités, généralement impériales, se sont identifiées avec une certaine civilisation, comme on le voit en reprenant la liste des grands empires : perse ; romain ; chinois ; musulmans (arabe, turc, persan, mogol) ; et coloniaux. Mais la même liste montre que si ces empires ont utilisé la force attractive d’une civilisation, leur base politique n’était pas cette civilisation en elle-même, affirmée comme telle ; et que d’autre part ils n’hésitaient pas à déborder sur la civilisation voisine.
C’est pourquoi la thèse de Samuel Huntington selon laquelle les conflits du futur seraient ceux opposant deux ou plusieurs aires de civilisation différente est contestable et dangereuse. Historiquement, il n’est pas aisé de trouver des exemples où un conflit significatif paraît opposer deux aires de civilisation. Certes, les différences culturelles, qui étaient profondes, ont souvent contribué à renforcer les antagonismes et à les radicaliser, ainsi dans le Moyen-Orient ancien (entre Égyptiens et Mésopotamiens) puis antique (entre Grecs ou Romains, et Perses divers). Mais ces conflits étaient d’abord des conflits entre puissances, se menaçant l’une l’autre. Ils n’étaient pas l’effet direct du choc entre deux civilisations. Ce n’est que dans le cas de l’islam que l’on a pu parler de conflits de civilisation, avec le monde chrétien d’un côté, hindou de l’autre : l’on avait souvent des deux côtés la conviction qu’il y avait opposition irréductible entre deux mondes. Mais cela vient du fait que l’islam comporte une forte dimension d’idéologie politique et des prétentions universalistes, traduites directement sur le terrain politique. C’est la dimension idéologique qui était prépondérante, et elle pouvait entraîner à sa suite une opposition de civilisation ; non l’inverse. Même si elle n’empêchait pas les cohabitations fructueuses (ainsi en Espagne).
Pourtant, selon Huntington, et de plus en plus, " les relations émergentes entre civilisations varieront normalement entre le distant et le violent, la plupart se situant entre les deux ". Actuellement, selon lui, des grandes civilisations, la chinoise et l’islamique s’affirment fortement et explicitement par rapport à l’Occident, proclamant même leur supériorité. De façon générale, les musulmans verraient l’Occident comme corrompu, décadent et immoral ; notamment du fait de leur absence de foi religieuse, même si l’Occident les fascine. D’où une polarisation et un rejet mutuel croissants.
Mais il faut nuancer sérieusement cette vision des choses. Il est vrai que les lignes de fracture significatives internationalement se situent très souvent entre musulmans et non-musulmans. Mais si elles sont nombreuses, chacune d’elles est relativement petite. Il n’y a pas opposition de bloc à bloc. L’absence d’État musulman dominant est un fait majeur. Cette dispersion est d’ailleurs un facteur de violence et d’instabilité, contrairement à ce qu’on croit, puisque aucun pays musulman n’a la puissance ou l’autorité lui permettant de réguler les différents conflits qui peuvent opposer une partie du monde musulman à l’extérieur. Mais cela signifie que l’islam ne peut pas représenter une menace globale, une tentative d’hégémonie universelle crédible. Il n’y a pas de califat universel actuellement en gestation. Dès lors on ne voit pas en quoi la montée ici ou là de l’animosité entre musulmans et non-musulmans, aussi irritante soit-elle, pourrait déboucher sur une opposition d’ensemble, ce qui ne lui enlève pas son importance (terrorisme, immigration non assimilée).
Il faut en outre rappeler l’absence profonde d’unité politique et idéologique de chacune de ces " aires de civilisation ". De ce point de vue, il est arbitraire de voir en elles des blocs conduits à s’opposer les uns aux autres du fait de l’irréductibilité supposée de leurs visions du monde. Même dans le cas de l’islam, ce qui frappe au Moyen-Orient est l’importance des rivalités et conflits entre pays de la zone. Le cas général, à notre époque comme auparavant, est qu’il y a, certes, un sentiment de spécificité, qui peut exacerber des conflits, créer des solidarités, mais qui ne rend pas l’un ou l’autre nécessaire. En outre et surtout, il faudrait expliquer pourquoi il doit y avoir conflit opposant des aires de civilisation entre elles, ou leurs parties : cela ne paraît pas possible sans un support idéologique, qui donnerait un sens à cette opposition. En résumé, le choc des civilisations ne peut exister, s’il n’est médiatisé par des relations de puissance à puissance, colorées par des idéologies.
Le second point porte sur la capacité de rayonnement des civilisations, et notamment de l’occidentale. L’une des thèses de notre auteur est que ce qui rend attractive une culture ou une idéologie, c’est la puissance qui est derrière, le succès matériel et la capacité d’influence. Si une telle puissance n’est plus aussi manifeste, la propension des autres explorer les voies alternatives augmente. C’est pourquoi selon lui l’occidentalisation de la planète est chaque jour moins probable, du fait de la diminution du pouvoir relatif de l’Occident. De ce point de vue, il est caractéristique qu’alors que la Turquie kémaliste, et d’autres, avaient recherché en leur temps une occidentalisation systématique, les sociétés asiatiques d’aujourd’hui, en plein développement, attribuent ce succès à leur fidélité à leurs traditions. En outre il rappelle qu’on aurait tort d’identifier tout court l’Occident et la modernité. Rien n’oblige les autres civilisations à adopter ce modèle alors même qu’elles se modernisent. Cette partie de son analyse n’est pas sans fondement. Mais si elle implique une diversité plus grande des modèles, elle n’implique pas qu’ils doivent être en conflit.
Certes, les risques pouvant découler d’un prosélytisme idéologique occidental (américain ou autre) sont réels. Les tentatives en ce sens risquent d’être interprétées en termes d’impérialisme plus que d’autorité morale ou politique. Mais on voit qu’il ne s’agit ici toujours pas d’un conflit de civilisation, mais des risques que font inévitablement courir les idéologies messianiques, surtout quand elles ont pour support une politique de puissance.
En résumé, il faut souligner le rôle central des idéologies dans les supposés " conflits de civilisation ". Or les idéologies sont multiples, et pas toujours là où l’on croit. En particulier, si les supposés conflits de civilisations ne jouent pas de rôle moteur par eux-mêmes, en dehors des conflits de puissance d’un côté, du jeu des idéologies de l’autre, on peut concevoir que se répande justement une idéologie du conflit de civilisation, c’est-à-dire l’idée que ces conflits existent. Ceci serait particulièrement risqué dans le cas de l’islam, puisqu’il présente par nature une dimension politique, pouvant prendre une forme radicale, mobilisant la solidarité entre musulmans. Une lecture en termes d’antagonisme globalisé entre islam et Occident peut aboutir à faire aller le monde musulman dans la mauvaise direction. Il est donc important de veiller à éviter une coagulation de ce type.
Mais si l’on admet que les conflits de civilisation n’ont rien d’inéluctable, raison de plus pour ne pas se sentir obligé de tenter l’expérience hasardeuse et provocatrice de l’intégration dans un contexte européen d’une nation dont les principales racines sont ailleurs. Car c’est justement alors qu’on risque de créer les bases de ce que l’on voudrait éviter.
Pourquoi alors veut-on intégrer la Turquie ?
Les arguments des partisans de l’intégration de la Turquie
Comme on l’a vu, ils ne sont pas basés sur le caractère démocratique, actuel ou potentiel, de ce pays, même si c’est ce qui est mis en avant comme condition d’entrée, puisque cela conduirait à envisager une grande partie de la planète. Il y a convergence de deux séries d’arguments. D’un côté, on affirme que la Turquie a fait un choix d’européanité, comprenant en outre démocratie et laïcité. Or, dit-on, ce modèle peut être menacé si on la refuse, et au contraire conforté si on l’accepte, avec ce bienfait additionnel qu’on démontrerait ainsi la cohabitation possible entre musulmans et occidentaux dans une même communauté. D’un autre côté, on souligne l’importance stratégique majeure de la Turquie et l’intérêt vital de l’amarrer définitivement au monde occidental : c’est notamment l’argument américain.
Prenons le premier argument. Naturellement il n’a de sens que si on refuse ce qui a été montré ci-dessus, à savoir qu’une véritable communauté politique ne saurait se fonder sur un volontarisme politique, même sanctionné par un vote, et qu’elle suppose des références et similitudes communes profondes et anciennes. La démocratie donne une voix au peuple, elle ne crée pas le peuple. Or en faisant l’impasse sur cette dimension importante, on a toutes chances d’obtenir précisément le résultat inverse de celui que l’on cherchait. Car s’il n’y a pas suffisamment d’éléments communs et s’il y a de puissants éléments de divergence, notamment en termes de civilisation, et du fait de l’islam qui cohabite mal sauf à être dominant, la cohabitation aboutira à l’intolérance mutuelle.
Une possibilité d’échapper à ce problème serait de considérer l’Europe non comme une communauté, ressemblant quelque peu à une nation en plus large et plus complexe, mais comme une zone de libre-échange améliorée. C’est la conception britannique. Alors de deux choses l’une. Ou c’est effectivement l’avenir de l’Europe. Mais alors les ambitions fédéralistes doivent définitivement reculer, ainsi que l’accumulation de normes juridiques, actuellement de plus en plus envahissante (l’acquis communautaire), car elle implique une communauté véritable de destin. En outre, dans ce cas on ne voit pas en quoi une adhésion se distinguerait dans ses effets pratiques d’une association, semblable à celle actuelle de la Norvège. Pourquoi alors ne pas en rester là ? Surtout pour préserver l’avenir, au cas où l’option fédéraliste reviendrait au premier plan. Ou au contraire l’évolution en cours se poursuit, et le système commun impliquera un passage au moins partiel à une dimension fédérale. Et alors le problème de l’insuffisance de communauté réelle avec la Turquie se posera.
Il reste que les soucis des partisans de l’entrée de ce pays ne sont pas sans fondement et qu’il faut y répondre. D’un côté, la Turquie est effectivement fragile, et son orientation actuelle mal enracinée. La laïcité et la démocratie à l’occidentale y sont garantis par une armée sourcilleuse de son autonomie à l’égard du pouvoir civil, peu tolérante (les Kurdes en savent quelque chose), et qui tient sa légitimité d’elle-même : contradiction manifeste. À l’abri de ce pouvoir, une minorité dirigeante effectivement assez occidentalisée, souvent de grande qualité, aspire passionnément à l’entrée dans l’Europe, afin de stabiliser une situation qu’elle sent fragile, face à une masse de population tout à fait moyen-orientale et dont les valeurs réelles ne sont nullement ancrées dans les références européennes. On le voit dans le comportement des populations immigrées en Europe : les Turcs ne s’assimilent pas mieux que les Maghrébins, bien au contraire. Comparez avec les Portugais en France.
D’un autre côté, la Turquie est effectivement décisive dans le contrôle du Moyen-Orient, zone clef non seulement pour assurer les approvisionnements pétroliers du monde, mais aussi capable de nourrir sur la base de cette rente fabuleuse les appétits de tous les terroristes et dictateurs de ce monde, ce dont la zone s’est avéré généreuse productrice. En outre, une Turquie islamiste serait effectivement une menace terrible.
Toutes ces raisons sont graves et impliquent de notre part une solidarité active et vigilante à l’égard de la Turquie. Comment ?
La voie possible
La première chose est de tenir à ce pays un langage clair et honnête, tenable sur le long terme, présentable aux électeurs, et cohérent avec l’Europe qu’on veut créer. Et donc de cesser la suite de promesses irresponsables et malhonnêtes dont elle est régulièrement abreuvée depuis quarante ans.
La forme que peut prendre un tel partenariat est somme toute simple : c’est évidemment une forme explicite et stabilisée d’association ne débouchant pas sur une adhésion. La notion importante est celle de stabilité : il ne s’agit pas d’accords transitoires, mais d’une relation durable, dans le cadre d’une catégorie clairement définie comme telle au niveau des traités européens. Donnant à la Turquie des avantages commerciaux et éventuellement financiers durables et adaptés à sa situation, confortant l’alliance stratégique, cela reconnaîtrait la spécificité du rôle charnière de ce pays. Mais sans l’orienter dans des directions illusoires et donc intenables pour lui aussi.
Sous des formes adaptées cas par cas, un tel partenariat aurait d’ailleurs une vocation naturelle à s’étendre aux pays, Russie comprise, qui possèdent avec l’Europe occidentale, du fait de l’Histoire, de la géographie ou autres, des relations d’une intensité particulière.
Dans le cas de la Turquie, et contrairement à une adhésion soit illusoire, soit risquée pour les deux parties, c’est une voie qu’on peut immédiatement explorer, apportant donc aux Turcs la clarification, la reconnaissance et le soutien qu’ils demandent. Mais dans le respect des réalités.
P. L.