Le recours à l'euthanasie n'est jamais une fatalité
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

J'INTERVIENS ici comme président d'une association, l'Alliance pour les droits de la vie, dont l'objectif est de promouvoir et de défendre la dignité et la vie des personnes, notamment des plus faibles.

Puisqu'il est question de vie et de droit, la bioéthique est au cœur de nos préoccupations. Nous ne l'abordons pas seulement sous l'angle des " grands principes " (éthiques ou juridiques), qui prennent rapidement une connotation autoritaire et inhumaine s'ils sont coupés de la réalité, mais dans le cœur à cœur avec cette réalité vécue, qui est celle de la souffrance, avec laquelle il est difficile de tricher. Ainsi, nous avons réagi au drame de la canicule de l'été 2003, non pas en évaluant les pouvoirs publics (ce n'est pas notre objet), ni même en donnant notre avis sur les causes de ce qui apparaissait comme un malheur injuste (la mort et l'abandon, avant ou après), nous avons lancé une enquête approfondie dans 15 régions test auprès de 600 personnes âgées. C'est dans la rencontre que nous mettons à l'épreuve nos prises de position. C'est sur la base d'une expérience humaine, voire humanitaire, que nous intervenons dans le débat public.

Cette réflexion s'articulera sur trois points : 1/ l'esquisse des trois priorités éthiques qui semblent se dégager aujourd'hui en fin de vie, notamment sur le plan médical ; 2/ les trois illusions (je dirais presque " fantasmes ") qui se répandent dans notre société autour de ce débat ; 3/ les trois pièges qui nous conduiraient à une société de l'euthanasie.

 

I- À LA FIN DE VIE, LES TROIS PRIORITES POUR LES EQUIPES SOIGNANTES

 

Face à la fin de vie et aux situations difficiles auxquelles les équipes soignantes sont régulièrement exposées, trois priorités se dégagent " naturellement " aujourd'hui : 1/ lutter contre la douleur, 2/ éviter l'acharnement thérapeutique, 3/ respecter la liberté du patient. Ces trois points ont heureusement aujourd'hui, dans leur énoncé, quelque chose de consensuel. Mais entre la réalité de l'exposé et la mise en pratique concrète, il y a encore un grand chemin à parcourir, non seulement dans les dispositifs à développer mais aussi dans les mentalités.

 

1/ Lutter contre la douleur

 

La peur de la douleur est l'un des principaux points d'ancrage de la revendication d'euthanasie, au niveau du corps social (je parle davantage de l'opinion telle qu'elle est décrite par les sondages que des demandes réelles émanant des patients ou de leur entourage familial ou soignant). Or – il y a là un paradoxe à relever – la médecine a progressé dans ses techniques comme dans sa prise de conscience : elle a intégré que le soulagement de la douleur est un des actes les plus significatifs de la prise en compte de l'autre ; c'est le type-même de l'acte de reconnaissance et de respect de l'altérité. À la personne qui a mal, à celle que la douleur met dans une détresse profonde, à celle qui fait à travers la douleur l'expérience d'une solitude terrifiante, à celle qui vit la crainte d'être abandonnée à son mal, nous affirmons, par le soulagement, notre humanité et surtout la leur. Notre devoir social est d'être " ensemble contre leur douleur ". Le refus de traiter la douleur constitue littéralement une " maltraitance ". Et nous pouvons prendre des risques pour cela, de même que nous pouvons le faire pour tout acte médical. Les moyens techniques existent désormais pour supprimer ou au moins limiter la plupart de nos souffrances physiques. Il ne semble pas acceptable qu'une douleur soit aussi intense et mal calmée qu'elle en vienne à justifier une demande de mort. Si cette situation devait survenir, il serait alors sans doute opportun et urgent de changer de médecin !

 

Le combat contre la douleur est à la fois plus large et plus exigeant que l'administration pourtant indispensable des analgésiques appropriés. Car d'une part, les symptômes de la " douleur " à l'approche de la mort ne sont pas seulement ceux de la classique " douleur physique " : il faut aussi prendre en compte la dyspnée, les nausées et vomissements, la sécheresse buccale, la constipation, la confusion… Et d'autre part, chaque personne ressent et est en droit d'exprimer, dans ces situations toujours particulières, sa propre perception de sa douleur physique, son malaise, sa souffrance morale. C'est pourquoi la stratégie de lutte contre la douleur est complexe, doit être individualisée et ne peut faire l'économie d'une prise en compte globale de la personne dans son histoire et son environnement. Vous le savez d'ailleurs, la douleur physique n'est pas la raison pour laquelle le malade, dans certaines situations exceptionnelles, demande la mort. Le motif profond est toujours lié à une souffrance morale intense. Il y a donc là souvent un décalage entre l'idée que se font les gens en bonne santé et ce qu'expriment les patients.

 

Pour les soignants, il reste la tentation toujours présente de ne pas entendre la plainte de celui qui a mal ou qui se sent mal, dans sa réalité, sa spécificité, sa répétition et sa profondeur. La plainte de l'autre me fait mal. Je suis tenté de l'occulter ou de la dénier, de l'interpréter selon mon propre fonctionnement. Je crois qu'aujourd'hui, malgré les progrès (ou même grâce à eux) il y a une véritable crise de confiance de la médecine par rapport à sa capacité de répondre aux plaintes.

Une fois décrétée la priorité à la lutte contre la douleur, il nous reste encore à mettre en œuvre ces principes, et c'est difficile : le droit à ne pas souffrir (ou du moins à souffrir le moins possible) reste à conquérir dans bien des endroits…

 

2/ Refuser l'acharnement thérapeutique

 

Comme soignant, je suis régulièrement confronté à l'interrogation suivante : pour ce malade, faut-il poursuivre telle ou telle thérapeutique ? Lui apporte-t-elle plus de bénéfices que de désagréments ? Cette chimiothérapie, cette réanimation, cette perfusion est-elle raisonnablement utile ou ne sommes-nous pas entrés dans l'acharnement thérapeutique, l'obstination déraisonnable, les soins disproportionnés ? À cette question posée honnêtement, la réponse est souvent positive. Il faut d'ailleurs s'interroger sur cette dérive de notre médecine moderne.

Au risque de paraître injuste avec nombre des équipes médicales qui font " de leur mieux ", je me sens obligé de constater qu'il demeure, aujourd'hui, dans notre pays un véritable scandale de l'acharnement thérapeutique. L'automaticité d'application de notre technique semble parfois, en effet, retarder le questionnement indispensable sur la " proportionnalité " des soins au regard du bénéfice attendu et des désagréments induits. Interrompre des traitements s'impose, non pas dans l'objectif d'abréger la vie du patient, mais bien plutôt dans la volonté de respecter cette vie, d'accepter la mort qui est un phénomène naturel indissociable de la vie elle-même, d'accepter qu'un phénomène pathologique inéluctable déjà présent conduise à la mort et de comprendre que certaines pratiques médicales qui ne changent rien à l'issue de la maladie constituent des contraintes insupportables alors que leur bénéfice est discutable. Il faudra donc souvent, toujours, arrêter des soins disproportionnés. Il ne s'agit évidemment pas là d'une euthanasie, il s'agit d'une attitude médicale normale. Non seulement le médecin a le droit d'interrompre des soins disproportionnés, il en a même le devoir. Il s'agit même d'une des situations où la grandeur et la difficulté de la responsabilité médicale s'expriment avec le plus d'intensité. Le médecin n'est ainsi jamais chargé de prolonger l'agonie par des prouesses techniques. Respecter la vie ne consiste pas à poursuivre indéfiniment les manœuvres " agressives " de réanimation mais plutôt à savoir accepter le caractère inéluctable de la mort et l'impuissance ultime de la médecine à guérir et également à reconnaître le rôle primordial de l'accompagnement. Il n'y a aucune obligation morale à faire durer à tout prix une vie sans perspective (à condition toutefois que derrière cette expression, nous ne projetions pas sur autrui notre propre évaluation d'une vie qui ne vaudrait pas la peine d'être vécue).

Or, nous savons bien que l'acharnement thérapeutique génère dans l'opinion une peur, une terreur même, qui, avec la peur de souffrir déjà évoquée, entre largement en ligne de compte pour expliquer l'attrait pour l'euthanasie. Cette terreur est celle de se voir intubé, attaché, opéré et réopéré, réanimé de façon excessive, dans un univers où la technique prend le pas sur l'humain. Avec, à la clé, la mort hospitalière, au bout d'une course sans espoir. Nous ne voulons pas, personne ne veut devenir un instrument, une sorte de " machine foutue " dont on tente de réparer tant bien que mal les pièces qui flanchent. Personne ne veut mourir au terme d'un processus de déshumanisation : où nous sommes entre les mains de techniciens quand nous voudrions être entourés des mains de nos proches. À ce titre le refus de l'acharnement thérapeutique est un signe positif du besoin d'humanisation de la fin de vie.

Mais il faut à ce stade expliquer pourquoi l'acharnement thérapeutique s'est développé : les patients et leurs familles ont, sur le moment, beaucoup d'ambivalence. La médecine est vue comme " toute puissante ". On ne se fait pas à l'idée qu'un accident de santé puisse réduire à néant brutalement une vie. On veut que " tout soit tenté ". On est souvent prêt à tout, y compris à reprocher aux équipes de ne pas avoir " fait le maximum ". La tentation est pour les soignants de tenir compte de ce non-accueil du pronostic vital, en faisant durer les choses tant que l'inéluctable n'a pas été accueilli. Personne ne peut défendre le principe d'une médecine inutilement agressive, trop technique et partant trop inhumaine. Mais comment le discerner en pratique sur le moment, dans un contexte de pression ? C'est là que le " tout technique " se révèle complice de l'euthanasie car l'un et l'autre permettent la maîtrise du temps ou plutôt en donnent l'illusion. C'est l'illusion d'une toute puissance devant ce qui s'impose pourtant comme une limite absolue : la mort. On fait tenir au-delà du raisonnable, on stoppe quand on veut. Ce refus du caractère naturel de la fin de vie, c'est ce qui caractérise l'acharnement thérapeutique comme l'euthanasie qui sont, à nos yeux, comme les deux faces d'une même médaille.

Heureusement, beaucoup de médecins ont ce souci de pratiquer des soins proportionnés. L'arrêt de soins est une pratique courante qui ne pose pas de problème, ni éthique ni juridique, sous réserve de l'intention des soignants. C'est un devoir qui s'impose.

 

3/ Respecter la liberté

 

Le principe éthique du respect de la liberté du patient est peut être moins connu du public, et cette méconnaissance entre sans doute en compte pour expliquer la peur de l'acharnement thérapeutique.

 

Tout patient est libre de refuser des soins. La possibilité de ce refus est contenue dans la notion de consentement éclairé qu'on attend d'une personne à laquelle on administre un soin. Dans certains cas, sans doute assez rares, le médecin découvrira que le patient a opéré un véritable choix de valeurs, réfléchi, excluant provisoirement ou définitivement le traitement et ses exigences. Dans la mesure où cette réflexion apparaît ferme et cohérente avec les convictions du malade, il n'y a sans doute pas d'obstacle à ce que le praticien coopère avec le malade pour l'aider à vivre et à se soigner selon sa manière de concevoir l'existence, tout en négociant avec lui de façon à concilier, autant que possible, ses objectifs prioritaires et une certaine protection de sa santé. Attention cependant à ne pas induire, par un défaut d'information ou une " prise au mot " systématique et précipitée, un déni de soins.

 

Ce que dit le patient, il a le droit qu'on l'entende. Cette " évidence " n'est peut être pas si facile que cela à faire entrer dans nos mentalités de soignants qui ont le savoir et l'expérience (mais pas toujours du temps pour écouter) face à ceux qui n'ont pas notre compétence, ni cette expérience, et qui, de plus, sont fragilisés par la maladie. Pourtant, respecter la liberté du malade, c'est avant tout lui montrer qu'il est écouté en profondeur, lorsqu'il nous lance un appel, lorsqu'il exprime sa plainte. Or nous passons à côté d'éléments essentiels pour accomplir notre travail de soins et d'accompagnement si nous ne savons pas écouter, en vérité, ce qui nous est dit de personnel par ceux que nous soignons. Très souvent, c'est eux qui savent ce qu'ils sont capables de supporter, de vivre et cette vérité est bien plus adaptée que bien des projections liées à notre expérience… Il est évident que la peur de ne pas être entendu ouvre la voie à la tentation de fuite face à des situations difficiles.

 

Or nous sommes encore tentés de fuir, voire d'en finir. La plainte d'un patient m'est insupportable, surtout si je n'ai pas établi avec lui une relation de connaissance, de confiance et d'écoute. Et il ne m'est pas si difficile – c'est même la facilité – de me réfugier dans des réponses expéditives qu'elles soient thérapeutiques (y compris disproportionnées ou inutiles) ou létales : il faut reconnaître qu'il y a, naturellement, dans bien des services hospitaliers, une impatience vis-à-vis des patients qui n'en finissent pas de mourir, comme si on pouvait le leur reprocher. Et c'est là une des causes du scandale de l'euthanasie dans certains services, comme celles exigées par certains chefs de service à leur départ : " Je ne veux plus voir Mme Untel lundi. " Dans ces conditions, la tentation est grande de prendre au mot les patients qui, à un moment de leur parcours, ont exprimé leur plainte sous une forme radicale et qui sont d'ailleurs angoissés à l'idée qu'on les prenne au mot.

Nous le constatons tous, lorsque les principes éthiques de notre accompagnement médical sont correctement mis en œuvre au niveau d'une équipe : douleurs et autres symptômes de la fin de vie bien contrôlés, soins proportionnés, respect de la liberté du malade et en particulier du refus de soins, écoute en profondeur de l'appel, la demande d'euthanasie est exceptionnelle. La priorité est, à mon sens, à développer cette démarche qualité. Le débat actuel perdrait largement de sa pertinence.

 

II- REGARD SUR NOTRE SOCIETE : TROIS ILLUSIONS QUI NOUS AVEUGLENT

 

Notre société semble être devenue très perméable à l'idée qu'il faille administrer la mort pour mieux lui échapper, si l'on en croit les médias (beaucoup plus qu'à l'écoute des personnes directement concernées). J'ai essayé de réfléchir à des causes sociales de cette évolution, et j'en vois trois qui sont comme des " fantasmes ", des " idées fausses " à corriger à l'épreuve du réel.

 

1/ On pourrait éradiquer la souffrance

 

C'est le premier rêve qui prend aujourd'hui de l'ampleur, son acception la plus radicale est exprimée par la secte Raël qui préparerait une forme d'immortalité. Mais un tel fantasme, sous sa forme atténuée, est plus répandu qu'il n'y paraît. Si l'on me permet un témoignage personnel, j'ai découvert, à sa naissance, il y a bientôt huit ans, que ma fille Anne était atteinte d'une trisomie 21, maladie chromosomique aujourd'hui incurable. Je passe sur le choc de cette annonce. Plusieurs personnes m'ont affirmé être scandalisées de découvrir qu'en 1996, " on laissait encore naître des enfants comme ça ". C'était dit sans agressivité, peut-être même pour me consoler. Mais quelle illusion !

 

Le risque existe bien de considérer qu'il est anormal de souffrir. On dit que notre seuil de tolérance à la douleur s'abaisse. Il faut bien sur se réjouir de cette moindre tolérance en la lisant comme une réaction naturelle à la meilleure prise en charge de la souffrance, à l'efficacité des moyens techniques dont nous disposons pour y répondre, mais surtout à une vision plus aiguë de la blessure que peut causer la douleur à l'humanité. Mais apparaît là un danger : c'est le revers de la médaille. Nous entrons dans l'utopie que la souffrance peut et doit être supprimée grâce aux progrès de la technique. Nous sommes en train d'évoluer d'une situation où la douleur, comme scandale, doit être combattue avec toutes les armes disponibles et doit faire l'objet d'une recherche médicale intensive, vers une situation où nous ne sommes plus capables d'accepter que la souffrance puisse encore exister, vers une utopie qui nous ferait croire que la souffrance peut être supprimée par la technique. Or si nous nous laissons fasciner par cette utopie – utopie car il n'est pas d'humanité vaccinée contre la souffrance —, alors nous abandonnerons notre capacité à nous engager solidairement aux côtés de celui qui souffre. Et je crois avoir expérimenté comme père qu'il n'y a pas loin entre le refus de l'évidence que tout homme souffre et le refus de la solidarité, l'exclusion.

Que se passe-t-il quand l'idée d'un " seuil zéro " a fait irruption dans l'inconscient collectif ? On nous dit " avoir mal, ça n'est pas normal " ou " vous ne pouvez pas le laisser souffrir comme ça ". Alors, le soignant pourrait bien être prêt à tout faire pour faire taire la plainte.

 

Le risque de considérer que toute limite peut remettre en cause la valeur de la vie. Il ne m'appartient pas ici de développer une critique de la société de consommation (dont je bénéficie par ailleurs au même titre que tous), mais on voit bien que les malades, les vieillards (non pas les " seniors " dynamiques que s'arrache l'industrie du tourisme mais les grands vieillards qui peuplent nos institutions médico-sociales) et plus encore lorsque les uns ou les autres deviennent des " mourants ", sont complètement à l'écart de la vie. Leurs limites les font quitter l'univers de performance et de réussite dont la publicité nous donne sans cesse des modèles, des archétypes inimitables d'ailleurs car inexistants. Mais c'est l'illusion d'une société sans limite, dont les conséquences se font ressentir à tout âge, de l'adolescence dont il est difficile de contenir les inévitables frustrations, à la femme enceinte naturellement fatiguée alors que les magazines nous la montrent pleine d'éclat, jusqu'au " senior " que je viens d'évoquer. Quel rapport avec la fin de vie et l'euthanasie ? Dans le contexte de fin de vie, les valeurs de réussite véhiculées sont complètement hors de propos. Et lorsqu'on a vécu avec ces valeurs comme critères ou cible, il devient difficile d'accorder du prix aux vies qui en sont démunies. On passe malheureusement là à côté de l'essentiel, c'est ce que nous enseignent ceux qui ont eu la chance de côtoyer en vérité des personnes parvenues à l'ultime étape de leur course. Pour nous-mêmes, pour nos proches, en ce qui me concerne pour les personnes que je soigne, l'acceptation de la valeur de la vie malgré les inévitables limites qui s'accumulent pour tous avec l'âge est essentielle pour éviter la tentation d'euthanasie.

 

En tant que soignant, lorsque la souffrance et la limite imposée à l'autre par la maladie me sont insupportables, je suis face à deux tentations :

La première modalité d'une médecine exclusivement technique, c'est l'abus de soins, les soins " disproportionnés ". La demande insistante de soulagement crée chez le soignant une intense détresse et une tentation de rejet qui peut le conduire à adopter des thérapeutiques disproportionnées et potentiellement iatrogènes dans l'espoir de faire taire à tout prix l'expression de douleur. Particulièrement si le malade exprime sous la forme d'une plainte douloureuse (ou perçue comme telle par le soignant) une détresse morale voire une détresse spirituelle. Dans ces situations, on peut voir des malades recevoir des médications psychotropes très lourdes, des morphiniques à des doses largement supérieures à ce qui serait utile pour calmer leur douleur. Souvent soignants et familles seront tentés par la sédation qui est alors utilisée, non pas pour calmer des douleurs particulièrement insupportables, mais qui est prescrite comme le moyen le plus sûr pour obtenir le silence. La sédation est là employée par les proches du malade pour se protéger du malade.

La seconde tentation d'une médecine exagérément technique, c'est paradoxalement l'euthanasie comme issue de l'échec thérapeutique. Pour le médecin obnubilé par la technique et par son résultat, à quoi bon soigner encore lorsqu'il sait que la maladie va gagner ? Et l'expression de la douleur peut être alors le prétexte, le fait déclencheur du passage à l'acte.

Ce fantasme d'éradication de la plainte est contradictoire avec la réalité qu'il y a — et qu'il y aura toujours des souffrants.

 

2/ On pourrait dénier la mort

 

Sans aller jusqu'au fantasme véhiculé par les raéliens, il ne fait pas de doute que la mort est largement déniée aujourd'hui. C'est une conséquence, peut-être, des progrès de la médecine qui fait que, de moins en moins, elle nous fauche en pleine enfance ou jeunesse. En ayant toutes les chances de mourir vieux, on a l'impression de ne pas mourir. Mais en écartant par peur cette réalité qui constitue à ce jour, le seul lot commun de tout être humain avec la naissance, on génère de l'avis de beaucoup, une angoisse plus forte encore. Il n'y a pas d'un côté les personnes qui n'ont pas peur de la mort et qui refusent l'euthanasie, et de l'autre celles qui demanderaient l'euthanasie parce qu'elles ont peur de la mort. Nous avons tous peur de la mort. Et que cette mort soit artificielle, provoquée, voulue ou non n'y change rien. Et cette mort nous fait d'autant plus peur que nous ne la côtoyons plus. Je ne vais pas détailler à ce stade les arguments qui sont presque une évidence tant nombre de sociologues et philosophes ont traité cette question. Je me bornerai à rappeler les trois axes qu'il serait nécessaire de poursuivre pour que la mort ne soit plus autant déniée.

 

Redonner un sens à l'agonie : l'expérience des soignants et des bénévoles, mais surtout des familles engagés dans l'accompagnement et qui ont pu accompagner un proche dans ses derniers jours doit continuer de se répandre dans la société, non pas comme quelque chose d'extraordinaire, mais comme une évidence : il est possible et plus, nécessaire, de vivre avec nos proches, jusqu'à cette phase si particulière de l'agonie (je choisis ce mot fort à dessein) ; trouver les mots, les gestes et les regards, surpasser cette crainte et vivre cette expérience. Cela vaut la peine car il s'agit d'une expérience profondément humaine. Nous avons, pour sensibiliser le public à cette réalité, produit un film reportage avec des interviews de personnes en fin de vie et nous l'avons intitulé : " Ces instants précieux ". Trop souvent ce temps-là nous est volé, escamoté.

 

Remettre la mort au cœur de la vie : ce ne sont pas les images qui s'accumulent de cadavres réels aux informations télévisées ou virtuelles dans les fictions plus ou moins violentes qui nous permettront de remettre la mort au cœur de la vie. Là où une personne, un proche, est en train de mourir, il faudrait témoigner qu'il est utile, possible, nécessaire de se rendre. Qu'il y a des choses à se dire, et que notre " impuissance " face à la date, au jour et à l'heure du dernier soupir, fait partie de la richesse de ce moment. C'est une dernière limite à partager avec celui qui s'en va. Fixer l'échéance, c'est tuer la vie, c'est aussi, en quelque sorte " tuer la mort ", c'est une très grande violence dont ont pu témoigner, d'ailleurs, plusieurs personnes ayant obtenu, pour leur proches, l'euthanasie, dans des pays où elle était légale : ils avaient été privés de la possibilité de ces instants précieux en portant la responsabilité d'un geste qu'ils sentaient finalement " contre nature " : administrer la mort à un proche.

 

Redonner du sens aux rites funéraires : ce point étonnera peut-être mais les rites funéraires, qui demandent du temps, permettent au deuil de s'exprimer, font partie à mon sens du débat sur la fin de vie. Ils sont un moyen de ne pas escamoter cette réalité. Notre société aime " faire la fête ". Mais elle doit aussi réapprendre à vivre les temps de deuil. Les cadavres qu'on voit sur les écrans n'y aident pas ; mais il nous faudrait davantage passer du temps avec ceux de nos proches qui viennent de mourir. Et c'est largement valable pour les enfants ou adolescents lorsque c'est possible. La mort, les morts comme une réalité au cœur de la vie, jusqu'aux funérailles, c'est à mon sens indispensable pour accueillir le processus qui, en nous, et chez nos proches conduit à la mort.

La mort nous fait peur car nous craignons la souffrance et les autres symptômes de la fin de vie. Mais ce n'est pas la raison essentielle de nos peurs. Car nous savons combien de progrès ont été faits et nous espérons pour nous-mêmes et pour nos proches une prise en charge de qualité. La mort nous fait peur car nous savons intuitivement que l'approche de la mort est un des moments où l'on vit le plus. Nous devinons l'intensité des relations humaines et surtout leur vérité. Et nous pouvons comprendre que certains peuvent avoir envie de fuir ces moments.

L'euthanasie et les soins disproportionnés (qu'on nomme souvent acharnement thérapeutique) sont en fait les deux phases d'une même réalité : celle d'une humanité habitée par un fantasme de toute puissance qui s'exprime autant par le refus de la mort que par l'illusion de sa maîtrise.

Il y a aujourd'hui un véritable risque de régression de notre société face à la mort.

 

3/ On pourrait négliger les proches

 

Quelle place pour les proches, avec la mort médicalisée, à l'hôpital, entre des mains professionnelles ? Le risque lié aux proches, omniprésents, inutiles ou encombrants se traduit par trois réflexions.

 

Le risque par rapport à la vérité : trop souvent, le mensonge s'installe autour de la maladie et de la mort entre le patient et ses proches. La vérité, connue par les proches, est cachée aux patients (ou du moins elle n'est pas " parlée " avec lui). Même s'il la connaît, tout est fait pour lui interdire de la dire ou d'en parler, comme si une malédiction s'abattait sur celui qui dirait : " Oui, je risque de mourir " ou, pire, " Je vais mourir ". Comment, dans ces conditions, vivre un accompagnement en vérité ? Comment ne pas projeter des angoisses jusqu'à être conduit à des actes injustes ?

 

Le risque de les remplacer : à côté de notre présence auprès des patients, il reste indispensable de reconnaître comme vitale (au sens du maintien des conditions de vie dignes) la présence des proches. Après la canicule de l'été 2003, nous avons donc voulu en savoir davantage sur les attentes des personnes que l'actualité avait ainsi révélées. 600 personnes d'âge moyen 85 ans ont été interviewées . Il ressort de cette enquête que 4 personnes âgées sur 10 souffrent d'isolement :

- 23 % ne reçoivent pas au moins un appel téléphonique de leur famille une fois par semaine ;

- 25 % n'ont pas l'occasion de rencontrer un ami au moins une fois par mois ;

- 28 % n'ont pas l'occasion de parler à un enfant au mois une fois par trimestre.

Or, ce qui est essentiel pour eux, juste après leur état de santé, et ceci de façon consensuelle, c'est la relation avec leurs proches. Et c'est cette même relation qui constitue à leurs yeux leur priorité en fin de vie : " revoir mes proches "; " être entouré par mes proches ".

Nous nous interrogeons sur les mutations culturelles qui ont conduit des personnes âgées dans la situation de ne plus recevoir un appel téléphonique, de ne plus rencontrer un enfant par trimestre. Ces chiffres traduisent l'isolement de ces personnes très âgées et expriment une intense souffrance morale. La première question qui se pose à la personne en fin de vie, c'est aussi la première question qui se pose à ces personnes très âgées : " Est-ce qu'il y a des gens pour lesquels je compte ? ". Et c'est une question de sens, du sens que peut avoir la vie de la personne souffrante. Or nous savons que des réponses sont possibles, elles passent par la présence affectueuse et par l'affirmation répétée que " ce que tu vis est important pour moi ", " tu as du prix à mes yeux "…

Il y a là un enjeu considérable pour notre société : la société de l'individualisme et de l'isolement court naturellement le risque de devenir celle de l'euthanasie.

 

Le risque de les débarrasser : en parlant des proches, il ne s'agit pas d'être angélique, nous sommes tous témoins du risque d'abandon de la personne mourante par ses proches. Nous l'avons vu de façon radicale au moment de la canicule. Mais nous le voyons parfois d'une autre façon quand l'agonie devient insupportable aux proches au point qu'ils sont envahis d'un sentiment d'impatience. Jusqu'à quand cela va-t-il durer ? Quand va-t-il enfin mourir ? Ce sentiment d'impatience est compréhensible, et je dirais même légitime. Mais il ne doit surtout pas conduire au passage à l'acte. Or déjà beaucoup de familles savent, à demi-mot, qu'elles ont laissé les choses se précipiter, s'interrompre, sans que le mot euthanasie ait été prononcé. D'autres croient à tort que l'arrêt de soins, légitime, auquel elles ont souscrit était un arrêt de mort et s'en culpabilisent. Il faut sortir d'une telle confusion avec des repères clairs qui excluent l'euthanasie et précisent la justesse de l'arrêt de soins. C'est tout le travail des soignants que d'aider les proches à trouver leur place dans l'incertitude de la fin de vie…

L'enjeu majeur, c'est de savoir comment les proches (famille, aidants, soignants) vont pouvoir gérer la fin de vie, dans des relations vraies.

Tous n'ont pas accès à des soins de qualité, particulièrement en fin de vie. Nous ne pouvons nous satisfaire de ce constat. Il n'y a qu'une seule réponse acceptable : développer la formation des soignants, diffuser l'esprit des soins palliatifs, cesser de valoriser essentiellement une médecine ultra technique et reconnaître la place qui lui est due à une médecine qui privilégie l'accompagnement, encourage la présence des proches, facilite le retour à domicile…

Dans les trois domaines que je viens d'évoquer, et sans prétendre me mettre à l'écart de la situation décrite, je suis tenté de constater un manque de maturité de notre société. C'est un véritable tournant culturel que nous devons continuer d'accomplir pour que nos limites ne soient pas déniées, que la mort ne soit pas occultée et que les proches soient à la fois soutenus et responsabilisés.

 

 

III- TROIS PIEGES DU DEBAT SUR LA FIN DE VIE

 

J'en viens aux trois questions-clé qui, de mon point de vue, constituent à plus court terme les pièges, je dirais les pièges dialectiques du débat au sujet de l'euthanasie.

 

1/ Le contresens sur la notion de dignité

 

Le premier piège, c'est le risque d'un contresens sur la notion de dignité.

Devenir incontinent, perdre la tête, voir son aspect physique très dégradé, ces réalités qui peuvent survenir au cours de la vie (et particulièrement en fin de vie) peuvent être difficiles à vivre, vis-à-vis des autres : les proches, les amis plus lointains, les soignants. Et c'est une troisième clé, avec la peur de la douleur et celle de l'acharnement thérapeutique, de l'attrait de l'euthanasie. On se sent humilié, on peut penser qu'on a perdu ou qu'on va perdre sa dignité. Ces sentiments sont naturels. À l'échelon de la personne malade, il est important de les déceler, de les prévenir si possible par un surcroît de gestes de respect et en libérant la parole, sur des sujets parfois tabous. À l'échelon de la société aussi, il est sans doute nécessaire de continuer ce qui a été fait à propos du cancer, puis du SIDA : éviter le rejet, montrer la réalité, expliquer et dédramatiser.

Nous pouvons en effet nous demander pourquoi des personnes sont amenées à douter de leur dignité, voire à affirmer " J'ai perdu ma dignité ". Je note cependant que c'est plus un concept exprimé au futur comme une peur, une menace. Il est rare qu'une personne se dise aujourd'hui " indigne " et cette remarque me semble importante car, beaucoup de personnes bien portantes disent oui à l'euthanasie pour les autres, plus tard. Et peu de personnes malades la demandent pour elles-mêmes, maintenant. Je le dis sans ironie : simplement on a généralement plus peur de ce qui risque de nous arriver que de ce qui advient aujourd'hui. Cependant il est évident que nous tous avons notre part de responsabilité lorsqu'un des nôtres se sent indigne. Comment sa toilette est-elle effectuée ? Comment lui a-t-on parlé ou l'a-t-on regardé ? Lui a-t-on donné l'occasion de s'exprimer ? Je crois qu'une équipe doit savoir se remettre en cause dans ces situations.

Car il reste essentiel de témoigner à chaque patient, quel que soit son état, qu'il est à nos yeux digne, " digne d'être soigné et digne d'être aimé ". Il ne s'agit pas d'interdire ou de contester tout sentiment d'indignité, mais il s'agit de refuser l'idée qu'une personne soit devenue indigne. Je conteste l'expression " mourir dans la dignité " car elle laisse supposer que l'euthanasie pourrait être le moyen de préserver cette dignité. Au contraire, le geste d'euthanasie, me paraît indigne de l'humanité.

 

2/ Le fatalisme devant la tentation suicidaire

 

Notre société post-moderne est confrontée à un très important taux de suicide qui touche différentes catégories de la société, des jeunes aux personnes âgées. Jusqu'à aujourd'hui, notre réponse est dans la prévention avant le passage à l'acte et, lorsqu'il a lieu, dans le secours au désespéré pour lui éviter la mort et sauvegarder sa vie. Il n'y a fort heureusement pas de neutralité vis-à-vis de cette question et bien des suicidants remercient a posteriori ceux qui les ont sauvés lorsque les conditions qui les avaient poussés à l'acte ont été objectivées, lorsqu'ils ont été consolés …

Dans le même temps, paradoxalement, on observe une sorte de sentiment diffus, que j'ai même entendu dans la bouche de certains responsables politiques, selon lequel il y aurait un droit au suicide. Il faut se rendre compte que la reconnaissance de ce type de droit vient contredire les pratiques que je viens d'évoquer. On dira que ce qu'on entend reconnaître, c'est l'expression d'une volonté ferme et réitérée ou encore l'acceptation de cette volonté lorsqu'elle s'exprime dans un contexte objectivement et irrémédiablement dramatique pour la personne. Mais selon quels critères pourrons-nous objectiver cette volonté ou ce contexte ? À partir du moment où la société considère qu'il y a un droit au suicide, les conséquences individuelles mais aussi collectives en chaîne me paraissent évidentes…

 

Ces conséquences, c'est ce qu'on commence à apercevoir dans les situations malheureusement existantes de suicides plus ou moins assistés :

L'impact social considérable du suicide qui est à la fois appel au secours et dénonciation voire vengeance vis-à-vis des proches et de la société. Qu'il ait lieu au petit matin le long du RER ou dans le contexte d'une maladie difficile, le suicide constitue une violence terrible pour ses témoins directs et indirects. Combien de familles sont profondément et durablement traumatisées et culpabilisées ? Et nous commençons à observer pareille situation chez des soignants ou des proches de personnes qui ont subi l'euthanasie.

En sens inverse, la réalité du suicide, dès lors qu'elle devient banale et acquiescée, risque de constituer une pratique sociale, voire de résulter d'une pression sociale. Ce n'est pas une hypothèse d'école puisque les sociétés esquimaude et japonaise poussaient leurs vieillards à mettre fin à leurs jours dès lors qu'ils étaient inutiles. Nombre de personnes handicapées ou âgées ont tendance à exprimer qu'elles se sentent coupables de vivre ou menacées dans leur vie dès lors que la société s'apprête à légitimer l'euthanasie comme un bien dans des cas similaires au leur.

Évidemment, il n'est pas question de condamner le suicidaire. Mais il serait inacceptable de l'encourager dans sa pulsion suicidaire.

Alors, existe-t-il une demande de mort qui ne serait en aucune façon un appel au secours ? On peut en douter ! Mais nous voyons que, même dans cette hypothèse, le principe qui doit nous animer est celui du soutien à la personne vivant cette souffrance morale. Le rôle du soignant qui ne fait que traduire la vocation de la société à la solidarité, est de rechercher comment rendre au désespéré le goût de vivre.

 

3/ L'attrait de la mentalité de l'euthanasie

 

Nous réfléchissons ici, au-delà de la seule question de la loi, à la réalité de la fin de la vie. Et de même nous ne pensons pas qu'il faille se limiter à la question apparemment simple : faut-il dépénaliser l'euthanasie, voire faut-il accepter une exception d'euthanasie ?

Il nous semble en effet que nous sommes dans ce domaine confrontés à un choix de société, non pas un choix pour les uns ou les autres, ceux qui pourraient accéder à l'euthanasie et d'autres qui s'y refuseraient, mais un choix collectif. Contrairement à ce que l'on entend parfois, la coexistence entre tous les efforts que j'ai successivement évoqués pour accompagner vers la mort au cœur de la vie et une éventuelle acceptation de l'euthanasie me paraissent antinomiques au plan des principes et incompatibles au plan de la pratique. Inévitablement, la solution de facilité risque de l'emporter : ne pas trop se poser de questions, ne pas trop écouter les plaintes, ne pas trop associer les proches et finalement décider pour ceux dont on pense qu'ils ne sont pas ou plus capables de le faire. Certains de nos concitoyens sont déjà dans cette mentalité lorsqu'ils énoncent à propos d'autrui que leur vie ne vaut pas la peine d'être vécue.

Dans ce contexte, l'ouverture à l'euthanasie légale constitue un basculement. On a beau nous donner les exemples de pays voisins en prétendant qu'il n'y a pas eu les dérives annoncées, je ne suis pas certain que les situations soient comparables. En revanche, j'ai établi un parallèle avec la situation de la trisomie 21 et du choix de société qui fait qu'aujourd'hui, malgré les efforts de prise en charge, il n'y a pratiquement plus de recherche pour soigner cette affection chromosomique. Les études économiques sont allées jusqu'à démontrer que le rapport coût-efficacité du dépistage était supérieur au coût de prise en charge d'une personne née trisomique. Comment ne pas voir que, déjà, dans notre pays, une forme de fatalisme s'instaure pour laisser supposer le prix exorbitant des soins palliatifs ? Comment ne pas voir, dans le même temps que des services hospitaliers vivent des euthanasies sous la pression du manque de lits avec le constat qu'un malade coûte cher dans les derniers temps de sa vie ?

La notion d'exception est, je le conçois, tentante. Elle serait un compromis entre le maintien d'un principe et la prise en compte des situations limites. Cependant, dans le domaine d'une pareille transgression, il nous faut à mon avis prendre en compte le fait qu'une exception, en réalité, ruine la règle. Les sondages d'opinion récents montrent une nouvelle fois que nos concitoyens seraient favorables à la peine de mort dans des situations exceptionnelles comme le meurtre d'enfants. Notre association se réjouit que les responsables politiques, tout en travaillant sans cesse à la sécurité, ne cèdent pas à cette tentation. En tout état de cause, on sent bien qu'une seule exception à l'abolition de la peine de mort constituerait la réinstauration de cette peine. Dans le domaine de l'euthanasie, il en serait de même. Ce n'est pas pour rien que les promoteurs de l'euthanasie légale se sont emparés d'un cas particulièrement limite à l'appui de leur revendication, qui est, vous le savez tous, beaucoup plus globale puisqu'il s'agit selon eux d'une liberté fondamentale qui serait celle de choisir sa mort. Au terme de mon exposé, vous comprenez que, selon nous, le suicide assisté ne constitue pas une liberté mais un risque totalitaire insidieux.

 

Pour un changement culturel

 

Nous le savons bien, c'est la dramatique affaire Humbert qui a réouvert ce débat dans notre pays. À titre personnel, j'ai été atterré par son issue. Les révélations faites par l'équipe de l'étage du jeune homme quelques jours après sa mort jettent sur cette situation exceptionnelle et bouleversante un éclairage qui me paraît particulièrement utile pour notre débat.

L'équipe de Vincent s'est dite trahie par l'environnement du jeune homme. Elle met en cause non seulement les relations fusionnelles entre la maman et son fils mais aussi les pressions extérieures. Elle révèle que toutes les pistes proposées pour ouvrir sa situation à la vie ont été refusées (promenades, projets de retour à domicile, aide psychologique, etc.). Sans juger les personnes en cause, elles parlent d'une rigidité particulière qui pourrait être la conséquence du traumatisme crânien que le jeune homme avait subi. En parallèle, et sans prétendre que deux situations puissent être identiques, elles évoquent le cas d'une personne qui subissait un handicap comparable et demandait avec la même obstination la mort, jusqu'au moment où, après qu'on a arrêté certains traitements nécessaires à la survie, une aide extérieure est venue dénouer la situation et ouvrir à un nouveau projet de vie la personne qui était bloquée dans son projet de mort. Je crois que ces révélations n'ont pas eu le retentissement qu'elles méritaient. Ces professionnels sont plus fondés à parler de la situation de Vincent Humbert que le médecin du service de ranimation qui ne le connaissait pas au moment où il l'a reçu en réanimation.

Je tire personnellement deux enseignements de ces révélations :

1/ pour le cas d'espèce, le Premier ministre a exprimé, de mon point de vue, ce qu'on pouvait dire : cette femme a commis une faute et mérite toute notre indulgence. J'ajoute que le médecin a, de mon point de vue, commis une faute en administrant une injection de chlorure de potassium mais que la pression qui pesait sur lui était insoutenable ;

2/ même dans la situation de Vincent Humbert, l'euthanasie n'était pas une fatalité. Il est trop facile de le prétendre a posteriori, ce qui a été largement fait dans la presse. Comment une mère peut-elle être libre dans une telle situation après avoir annoncé publiquement son geste à la télévision ? Comment la justice peut-elle être sereine quand les protagonistes peuvent discuter avec un ministre à la veille de leur première audition par le juge ? Il y a là quelque chose de choquant pour la sérénité des débats et je me réjouis a contrario qu'une mission d'information, à l'abri de toute pression, puisse travailler longuement et dans la sérénité pour resituer la réalité des enjeux.

 

X. M.