Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
JUSQU'AU XIXe SIECLE et même, dans la plupart des pays du monde, jusqu'au XXe siècle, les sociétés humaines demeurent à dominante rurale dans des proportions considérables. En 1800, le taux moyen d'urbanisation des populations du monde est de 8 %, ce qui signifie évidemment que 92 % des familles vivent à la campagne.
En 1900, le taux moyen passe à 16 %, niveau encore faible, mais surtout taux moyen entre les pays dont l'économie s'est industrialisée, comme l'Europe occidentale ou l'Amérique septentrionale, et d'autres sous-continents dont l'économie demeure essentiellement agricole et artisanale.
Avec l'essor de l'industrie puis des services, le taux d'urbanisation dans le monde monte à 30 % en 1950 et avoisine 45 % en l'an 2000. L'habitat urbain n'est plus un phénomène très minoritaire, mais concerne désormais près de la moitié des familles. En fait, cette proportion est très diversifiée entre les continents : l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Amérique latine comptent un taux d'urbanisation aux environs de 75 %, tandis que celui de l'Asie et de l'Afrique est de l'ordre du tiers.
Ces changements dans le peuplement de la planète sont liés aux considérables mutations économiques intervenues depuis deux siècles, mais aussi à diverses décisions politiques favorables à l'urbanisation ou à des conflits civils concentrant les populations dans des espaces urbains où la sécurité est globalement mieux assurée. Ont-ils une importance pour la famille et ses valeurs ? Bien évidemment. Pour comprendre cet impact de l'urbanisation sur les valeurs familiales, il faut d'abord exposer que la famille rurale s'inscrivait dans ce que nous appellerons " la règle des trois unités ". Deux d'entre elles disparaissent généralement sous l'effet de l'urbanisation. Ce qui n'est pas sans conséquence pour les valeurs familiales.
Une " règle des trois unités "
Pendant la majeure partie de l'histoire de l'humanité, la famille s'inscrit essentiellement comme une unité affective, économique et de lieu.
Sous prétexte que l'Histoire apprend que des mariages de raison ont été organisés parmi les puissants, ou dans certaines sociétés caractérisées par l'inégalité entre les sexes, on conteste parfois l'essence de l'unité affective de la famille. Or l'histoire enseigne que la famille est depuis toujours un lieu d'affection. Prenons l'exemple des temps féodaux, pendant lesquels le seigneur s'inquiétait de ces liens d'affection, et interdisait aux paysans asservis de se marier sans sa permission. L'existence de nombreuses règles régissant les mariages de personnes appartenant à deux fiefs différents souligne a contrario combien les souhaits de mariage résultaient de sentiments d'affection.
Unité d'affection, la famille des sociétés rurales est également une unité économique comme le fait comprendre l'étymologie : les termes européens de famille, family, famiglia, sont issus du latin familia, lui-même formé sur famulus, le serviteur. À l'origine, ce terme désignait l'ensemble des famuli, c'est-à-dire des serviteurs vivant au même foyer . Le terme s'est vidé peu à peu de son contenu initial pour venir à désigner la communauté du mari et de la femme, impliquant la double notion de parenté et de résidence partagée.
Certaines caractéristiques de la famille dans une société rurale tiennent au système économique dans lequel elle vit. Certes, la géographie culturelle enseigne les différences de modes de vie des familles rurales selon les traditions locales ou les coutumes concernant les règles de parenté ou les relations de parenté. Néanmoins, lieu d'affection, d'éducation des enfants, et de solidarité entre les générations dans l'idéal, la famille de la société rurale traditionnelle est presque toujours une entreprise économique. L'exploitation de terres, d'un commerce, ou d'un artisanat repose rarement sur un individu seul, mais s'organise dans la famille, dont chacun des membres participe à la production économique commune en fonction de ses capacités et de ses autres obligations familiales. Dans ce contexte, la nécessaire solidarité économique contribue à l'unité du groupe familial associé dans un objectif économique partagé. Vie familiale et vie professionnelle sont entremêlées.
D'ailleurs, dans nombre de sociétés, les individus ne peuvent créer une famille que s'ils ont la capacité de former une unité de production. Ainsi, dans l'Europe du Moyen Âge , le rythme des mariages est directement lié aux évolutions de la conjoncture économique de chaque région considérée. Les années de mauvaises récoltes, dues par exemple à des conditions climatiques moins favorables, voient diminuer les ressources économiques et réfrènent les mariages. En revanche, les années d'amélioration de la production voient se réaliser des mariages auparavant retardés par les insuffisantes conditions économiques.
Outre l'unité affective et l'unité économique, la famille rurale s'inscrit le plus souvent dans une unité de lieu, mariant famille et travail : les membres de la famille, quel que soit leur sexe, exercent leurs activités économiques pour l'essentiel au lieu du domicile, à la ferme, à l'atelier, au commerce... La famille de la société rurale s'inscrit donc dans ce que nous pouvons appeler une " règle des trois unités ".
La fin de l'unité économique
Puis, aux XIXe et XXe siècles, la révolution industrielle s'accompagne d'un intense processus d'urbanisation qui remet en cause cette règle. Certes, la première unité, l'aspiration à des liens affectifs, demeure, car elle reste une aspiration humaine universelle et fondamentale. En revanche, l'unité économique et l'unité de lieu s'estompent. L'unité économique ne disparaît pas toujours car elle dépend du type de fonction exercé et de l'organisation du secteur économique considéré. Dans les premières décennies de l'ère industrielle, dans certaines villes industrielles, comme Saint-Étienne en France, une partie des activités économiques s'exerce au domicile où se trouvent les machines permettant la production. Aujourd'hui encore, des commerces urbains demeurent encore tenus par des couples, éventuellement assistés par leurs ascendants, descendants ou collatéraux, et résidant dans un logement contigu ou très proche du lieu de travail.
Mais, de plus en plus, on constate une dissociation des fonctions économiques des différents membres de la famille. Dans les villes, les différents membres d'une famille participent de moins en moins fréquemment à une tâche économique commune, mais exercent le plus souvent des fonctions professionnelles indépendantes les unes des autres. L'unité économique formée par la famille rurale a laissé la place à une individualisation des fonctions de production, chaque membre divergeant dans son type d'activité productive. Même si des soutiens peuvent s'effectuer au sein de la famille en matière de recherche d'un emploi ou d'un meilleur emploi, de formation professionnelle continue, ou en matière financière, la solidarité familiale dans le travail s'est donc considérablement estompée, et n'a souvent plus de raison d'être. La famille, qui représentait une valeur économique par elle-même, n'en a plus guère. En général, le marché du travail urbain ne s'intéresse plus qu'à la valeur économique de l'individu, sans attacher de l'importance à son appartenance à une famille.
En fait, cette réalité n'est pas aussi universelle qu'on pourrait le penser : il demeure encore certaines activités où l'économie s'intéresse à la complémentarité économique existant dans le lien familial : cela est particulièrement vrai dans des activités de distribution ou de service. En France par exemple, les centres de distribution Leclerc ont pour base économique un couple d'adhérents. D'autres activités économiques relevant de la franchise (hôtelleries, commerces...) sont souvent gérées dans un cadre familial. Demeurent également les petits commerces artisanaux des villes où l'association du travail des deux sexes reste efficiente.
Néanmoins, le plus souvent, dans le monde urbain, la famille n'est plus un sujet économique. L'économie urbaine instaure des séparations professionnelles et également des difficultés de communication . Les séparations professionnelles entre les membres de la famille proviennent de ce qu'ils exercent des activités de production totalement différentes ; ce phénomène ne fait que s'accentuer car le monde urbain multiplie les types de métier en raison de la diversité croissante des biens et services et également parce qu'il se crée des activités de service qui n'étaient pas justifiées dans le monde rural ou exercées dans le cadre de la solidarité familiale. Cette différenciation professionnelle à l'intérieur de la famille met d'ailleurs certains couples à cheval entre le monde urbain et le monde rural, le mari étant par exemple agriculteur tandis que la femme travaille en ville dans le secteur tertiaire ou administratif.
En outre, cette évolution se double de difficultés de compréhension mutuelle et donc de communication à l'intérieur de la famille : les enfants ne peuvent plus acquérir un savoir technique en observant leurs parents ; avec le développement du caractère immatériel de nombre d'activités économiques, il devient difficile de les expliquer en famille et de les faire comprendre ; le travail devient alors abstrait non seulement pour les enfants, mais même au sein du couple.
Cette rupture de l'unité économique de production qu'était la famille, cette séparation professionnelle entre ses membres, imposée par le monde urbain, est en fait voulue par les entreprises comme par les salariés. En effet, nombre d'entreprises considèrent qu'employer dans un même établissement deux personnes mariées, appartenant donc à la même famille, est susceptible de créer des complications, que ces complications risquent de décupler si, à la suite d'une restructuration, l'entreprise doit inviter à une mobilité professionnelle ou procéder à des licenciements. Les employés eux-mêmes partagent de plus en plus ce point de vue selon lequel l'unité économique de la famille n'est pas souhaitable dans le monde urbain. D'une part, les membres d'une même famille peuvent posséder des formations professionnelles totalement différentes et donc aspirer en conséquence à exercer des métiers différents ; d'autre part, ils savent que la dynamique économique peut imposer des périodes de restructuration, voire des périodes de chômage. Dans ces conditions, il est préférable que les revenus de la famille ne soient pas soumis au risque d'un seul secteur professionnel, d'une seule entreprise, et il est souhaitable de tout faire pour rejeter l'unité économique qui prédominait avec la famille rurale.
Dans la société urbaine, le travail de chacun ne s'inscrit donc plus dans le travail collectif commun de la famille rurale, mais est fondé sur une interdépendance orientée vers l'accomplissement de projets personnels de nature très diverse. Le travail professionnel des époux peut ainsi porter en germe des forces de fission dont les familles à double carrière donnent un exemple . Le maintien de l'unité affective n'étant plus facilité par le caractère économiquement unitaire de la famille, le risque de divergence des valeurs ou des référents de chacun des membres de la famille peut s'accentuer.
La fin de l'unité de lieu
La spécificité du monde rural résidait non, comme on le pense trop souvent, dans l'absence d'activité économique de la mère, mais dans le fait que la femme pouvait exercer au même lieu ses activités professionnelles et ses activités familiales. Or la fin de l'unité économique dans la famille a fréquemment pour conséquence la suppression de l'unité de lieu de travail pour les membres de la famille : l'un va exercer sa profession dans un quartier, l'autre doit se rendre dans un autre quartier de la ville dans le même but. Et le développement du télétravail à domicile est trop marginal pour empêcher la fin de l'unité de lieu.
Ce dernier se dédouble d'une question liée au temps : les membres de la famille peuvent ne pas avoir les mêmes horaires de travail, parce que certains ou chacun d'entre eux ont des horaires atypiques, des horaires de nuit, ou des obligations le dimanche. En outre, la globalisation, l'internationalisation et la mondialisation de l'économie multiplient les déplacements professionnels, ce qui ne fait qu'accentuer l'absence d'unité de lieu entre le domicile et l'exercice du travail.
Compte tenu de la fin de l'unité de lieu, les parents sont évidemment moins présents au domicile ou à proximité. En conséquence, les enfants se trouvent davantage laissés à eux-mêmes, parfois à la télévision, qui ne peut être au mieux qu'un substitut imparfait à la présence parentale. Les risques de coupure entre le monde des adultes et la vie des enfants peuvent s'accentuer, aggravant les difficultés de communication, de compréhension mutuelle... En outre, la mobilité géographique nécessitée par les contraintes professionnelles crée des perturbations, les différents membres du couple ne la supportant pas de la même façon.
Le changement de l'unité de lieu concerne non seulement la famille conjugale, mais aussi la famille élargie. Lorsque les différents membres d'une même famille élargie vivaient dans le même village ou dans des villages proches, la proximité facilitait l'exercice de solidarités familiales et intergénérationnelles. La famille conjugale urbaine est souvent une famille dont les ascendants sont restés à la campagne et se trouvent en conséquence éloignés, ce qui rend impossible une entraide quotidienne. Le maintien des liens familiaux suppose alors des déplacements, parfois longs.
Même lorsque les ascendants ou collatéraux habitent également en ville, l'unité de lieu est rarement réalisée. De nombreuses politiques d'urbanisme, souvent accentuées par des mesures fiscales inadaptées, ont provoqué des ségrégations entre les quartiers, certains étant plutôt réservés à leurs occupants les plus anciens, tandis que les générations les plus jeunes se trouvent concentrées dans des quartiers nouveaux qui ne sont guère plurigénérationnels.
Dans le monde urbain, chaque personne de la même famille exerce généralement des activités professionnelles indépendantes les unes des autres et situées dans une constellation de lieux d'activité humaine à travers lesquelles il est difficile de trouver une unité, d'où une segmentation de la personne humaine et un déséquilibre entre une vie économique subissant de très fortes contraintes nées de la rigueur nécessaire à la capacité d'être compétitif et une tendance à la déréglementation de la vie privée. En outre, une sorte d'échappatoire de la nécessaire efficacité de la vie économique pourrait expliquer des tendances à une vie désordonnée ou licencieuse hors de l'activité professionnelle.
Un monde complexe et bousculé en permanence
Outre l'évanouissement de l'unité économique et de l'unité de lieu, la famille urbaine se trouve confrontée aux nouvelles spécificités de la société. Par exemple, un pan important de l'éducation est assuré dans le système scolaire, et ce dernier néglige souvent la collaboration qui devrait s'instituer entre les temps éducatifs dans l'école et ceux dans le cadre familial. En outre, l'école, si nécessaire soit-elle, apporte au couple formé par les parents de nouvelles difficultés dans la recherche quotidienne de l'unité familiale : les deux parents peuvent ne pas attacher la même importance à l'école, ressentir de façon opposée les choix de scolarité à effectuer...
La société urbaine est une société plus complexe, où les valeurs de compétition individuelle prédominent souvent sur les valeurs de solidarité. Il en résulte que même si les familles demeurent attachées à certains idéaux, leur réalisation est plus difficile car les éléments susceptibles de venir influencer les membres de la famille sont nombreux.
En définitive, la société urbaine demande à chacun de ses membres d'être plus autonome et plus responsable. Plus autonome car la proximité familiale n'est plus là en permanence pour résoudre les problèmes qui se présentent. Plus responsable, car la stabilité de l'unité affective exige une volonté d'autant plus grande qu'elle est soumise en permanence aux risques de tiraillements, aux agressions du contexte urbain. Dans le monde rural traditionnel, les règles de l'organisation de la vie en famille pouvaient être claires, et il existait différents garde-fous naturels non remis en cause par le " bousculement " permanent du monde qu'accompagne la société urbaine. En revanche, une société urbaine impose aux familles des règles plus complexes, comme une organisation davantage réticulaire (en raison de la fin de l'unité de lieu), pour que l'autonomie croissante de chacun des membres du couple puisse profiter à l'ensemble du groupe familial et donc bénéficier ainsi à chacun .
La question de l'impact de l'urbanisation sur les valeurs familiales est complexe car il est difficile de démêler ce qui s'explique exclusivement par les processus d'urbanisation et ce qui provient du fait que ce processus se produit en même temps que d'autres changements fondamentaux dans les régimes démographiques, dans les logiques migratoires, dans la composition par âge et par sexe des populations, ou dans les biotechnologies. Les évolutions des valeurs familiales reflètent donc à la fois la concentration des populations dans les villes, mais également et par exemple l'importance croissante des années d'instruction, l'intrusion des nouveaux médias urbains, ou celle du droit dans les rapports familiaux. En effet, dans la stabilité du monde rural ancien, le non-droit se suffisait à lui-même et la coutume prévalait ; dans une société urbaine soumettant la famille à des tiraillements, le droit apparaît de plus en plus nécessaire pour préciser le cadre juridique dans lequel s'inscrit une vie familiale plus complexe.
La famille se trouve donc bousculée par la montée de l'urbanisation, et se trouve confrontée à la " modernité " imposée par cette évolution. Quelles sont, dans ce cadre, les valeurs irremplaçables qui la justifient et la guident ? Son caractère anthropologique , l'expérience et l'exercice de la vie affective, la transmission du relais de la vie aux générations futures auxquelles il s'agit également de transmettre des valeurs, valeurs fondamentales enracinées dans la structure familiale et tournées vers l'amour et l'accueil à la vie, valeurs de développement personnel et de la morale personnelle, croyance en des valeurs spirituelles...
Malgré les changements dans les différents composants des liens familiaux, dans les risques accrus de ségrégation au sein de la famille élargie, malgré de nombreuses réglementations, parfois présentées comme " sociales ", mais inspirées en fait d'idéologies prônant l'évanouissement de la famille, malgré de nombreux auteurs ayant annoncé sa mort, la famille a survécu à l'urbanisation parce qu'elle correspond à des valeurs irremplaçables d'amour et de fraternité, sans lesquelles la vie ne mérite pas d'être vécue. En outre, de nombreuses enquêtes et sondages montrent que la famille demeure une aspiration fondamentale. La famille ayant perdu son unité économique et son unité de lieu, il en reste l'essentiel : la capacité de fournir un cadre, où l'homme réalise l'unité de la personne, le sens de la durée, la liberté personnelle de l'engagement.
G.-FR. D.