Quel rôle politique pour les catholiques français?
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

LA QUESTION DU ROLE POLITIQUE des catholiques français se repose toujours en période électorale. Cette question, utile et légitime, ne peut être posée sans partir de la définition de la politique reconnue par le Magistère et telle qu'elle s'enracine dans ce que les anciens appelaient l'art du meilleur possible.

Aujourd'hui, la politique se réduit souvent à l'art du possible : c'est une approche machiavélienne. Si à l'opposé, la politique est seulement l'art du meilleur, il s'agit seulement d'un très bel idéal, séduisant, mais abstrait.

La véritable politique unit les deux démarches : c'est une recherche prudentielle du meilleur dans l'ordre du bien commun. Mais c'est inséparablement l'art du meilleur possible dès que l'on introduit la prise en compte des moyens possibles dans la poursuite de la fin. Seuls les moyens sont de l'ordre du possible, car la finalité est d'ordre moral et doit être reconnue en conscience. C'est pourquoi il ne peut pas y avoir deux morales, " l'éthique de conviction " et " l'éthique de responsabilité ". La morale de responsabilité consiste à gouverner le corps politique, par des moyens différents de ceux de la morale individuelle, à assumer ses responsabilités à l'égard de la finalité : le bien commun. Les finalités sont les mêmes que celles de la morale. Il ne peut pas y avoir deux types de finalités pour l'homme, même s'il y tend de manière différente, par des moyens différents.

Pour aborder la question du rôle des catholiques français dans le cadre d'une politique comprise comme art du meilleur possible, toute illusion idéaliste doit être proscrite, car on doit partir du réel. L'illusion en politique ne pardonne pas, elle se paie très cher. C'est pourquoi l'une des vertus essentielles de l'homme politique est la perspicacité, c'est-à-dire la capacité d'estimer ce qui est réellement possible à un moment donné.

Je vais d'abord tenter une appréciation des possibilités de la société française et de la place qu'y occupent les catholiques, car la politique se fait toujours dans une société donnée : il n'y a pas de projet politique en soi. Il s'agit pour nous de déceler les meilleurs choix de gouvernement dans notre société et, dans ce contexte, d'apprécier la marge de manœuvre de la communauté catholique.

 

I- UNE SOCIETE FRANÇAISE DECHRISTIANISEE

 

Le constat appelle au réalisme et à une certaine modestie : utopies et illusions ne peuvent servir pour analyser une situation. Rappelons en premier lieu la place occupée par l'Église catholique et la foi chrétienne dans l'opinion, puis tentons un diagnostic de la société française au sein de laquelle vit la communauté ecclésiale comme partie du corps social.

 

Le recul de l'Église

Plus des deux tiers des Français de plus de dix-huit ans se déclarent catholiques . Mais le prêtre de paroisse que j'ai été sait très bien que les baptêmes sont en chute comme est en chute la natalité, en raison de la baisse des mariages, surtout des mariages religieux. Cela explique pourquoi le degré de présence sacramentelle de l'Église dans notre pays est assez faible.

Un élément dont on parle peu, mais qui est dramatique du point de vue pastoral, est celui de l'instruction religieuse. À peine un tiers des enfants baptisés sont catéchisés. Face à cela, on comprend que des prêtres se demandent s'il convient de baptiser des enfants dont les parents non seulement ne leur transmettent pas la foi, mais ne les envoient pas au catéchisme. Nous sommes dans un processus global de déchristianisation. La crise des vocations n'est que la conséquence de l'autre : elle est proportionnelle à l'implosion du christianisme et cette dernière qui est grave. Nous sommes en train de régresser vers une situation analogue à celle de saint Martin de Tours au IVe siècle, aggravée par le phénomène de désertification des campagnes. Qu'on le veuille ou non, on s'achemine vers une Église qui se rassemblera dans les bourgs et les villes. L'enquête du CSA publiée à Noël dernier par La Croix montre que la pratique religieuse résiste le mieux dans les zones extrêmement urbanisées, notamment dans la capitale (même si elle s'affaisse dans les grandes villes de province). On compte encore des prêtres courageux qui se dévouent dans de nombreux diocèses pour desservir chacun des dizaines de clochers, mais ils sont vieux et ce ne sont pas les réformes entreprises pour restructurer les paroisses qui vont les remplacer.

Cette tendance est lourde, parce que l'impact de l'Église sur la société vient de surtout de la sacramentalisation et de la catéchisation. Les effets de cette évolution ne sont pas neutres et il serait souhaitable que les responsables d'Église évoquent ces questions avec des hommes politiques catholiques. Il ne s'agit pas ici de bloquer les deux domaines et de tenter une reconquête religieuse par le biais du politique, mais la modification du paysage socioculturel et socio-politique à la suite de l'effacement du christianisme n'est pas sans conséquence pour le bien commun.

Sur ces 70 % de Français " se reconnaissant catholiques ", on compte près de 15 % de pratiquants réguliers, mais les statistiques sont assez larges sur la régularité dominicale : les " pratiquants réguliers " ne sont pas seulement ceux qui vont à la messe tous les dimanches (8,5 %), mais incluent ceux qui vont à la messe au moins une fois par mois (6 %). C'est donc bien peu dans la masse de la population. Le plus ennuyeux, c'est que parmi ces pratiquants, tous sont loin d'adhérer pleinement à la foi de l'Église, à ses dogmes et à sa morale.

On dira non sans raison que les sondages sont très aléatoires dans ce domaine. La personne qui répond à un sondage est irresponsable de son choix. Or plus le sondage auquel on répond engage la responsabilité, plus l'écart est inévitable avec le choix véritable, la personne répondant au niveau le plus superficiel : celui de l'opinion. C'est pourquoi il n'y a rien de plus désastreux que les hommes politiques qui choisissent leurs orientations les yeux fixés sur cette expression la plus superficielle de l'opinion. En revanche, tout l'effort de l'homme politique comme de l'homme d'Église dans le domaine religieux, est d'amener les personnes à l'acte libre et responsable. Or celui-là n'apparaît pas dans les sondages. Ceci dit, on a vu des sondages affolants sur ce que croient et ne croient pas les catholiques. Il y a 15 ans, 25 % des catholiques pratiquants réguliers admettaient le principe de l'avortement (SOFRES/Le Monde) ; en 1990, ils étaient 38 % (SOFRES/Le Figaro). Au delà des questions délicates concernant la morale sexuelle, ce sont désormais les dogmes tout à fait fondamentaux comme la Résurrection, la vie éternelle, l'Incarnation qui sont mis en doute. Plus que l'incroyance, ces enquêtes traduisent une pauvreté réelle de catéchisation, surtout dans les jeunes générations. Même quand ils sont fervents, beaucoup se révèlent à peine catéchisés. Dans les séminaires il faut commencer par assurer la catéchèse et beaucoup de jeunes couples pratiquants demandent d'abord à être formés parce qu'ils ont " fait du catéchisme " en dessinant des ballons !

Face au manque de cohérence dans la détermination des catholiques vis-à-vis de questions aussi fondamentales, il faut se rendre à l'évidence : la pauvreté du catholicisme français ne réside plus seulement dans sa quantité, mais aussi dans sa qualité. Depuis 1968, le christianisme français a perdu sur les deux tableaux. Mai 68 a été le signe d'une énorme crise dans la transmission des valeurs et des certitudes, du savoir et des institutions, une crise de toutes les formes de tradition. Dans ce contexte, le vote catholique réel doit tourner autour de 3 à 4 % de l'électorat. Il comprend les personnes qui se détermineront politiquement de manière cohérente par rapport à une hiérarchie de finalités éclairée par la foi catholique. Ce pourcentage, modeste, peut peser néanmoins de manière décisive sur l'échiquier politique. La question est de savoir si ce capital politique a un sens, si la balance électorale constitue pour lui un terrain d'engagement acceptable, et si oui, de quelle manière.

 

Une société portée aux réflexes anticléricaux

Pour répondre à cette question, il faut s'interroger sur les capacités profondes du corps social à se transformer.

C'est une banalité de dire que la société française est marquée depuis deux siècles par une tradition de laïcité et même d'anticléricalisme. Celle-ci est rétive à toute orientation politique venant de l'autorité religieuse. C'est une des raisons pour lesquelles l'épiscopat, qui n'a guère de goût ni d'aptitude pour le débat politique, est particulièrement circonspect en France. Il sait que ses interventions dans ce domaine constituent la meilleure manière de brûler sa cause. Cela n'est pas seulement vrai à gauche. En politique, le tempérament frondeur français se manifeste à l'égard de toute autorité morale, ce qui explique pourquoi la laïcité est ancrée dans les esprits plus profondément qu'on ne le croit. Elle correspond à une attitude commune plus ou moins diffuse depuis deux siècles. Pour cette raison, il n'y a jamais eu en France de parti catholique. Même le MRP n'a pas été ouvertement catholique comme l'ont été les démocraties chrétiennes italienne, allemande ou belge.

De nos jours, la société française subit une sécularisation de plus en plus forte ; celle-ci, légitime dans le domaine politique, s'étend à toute la vie sociale au nom d'une démocratisation systématique. Cette idéologie culturelle " de gauche " (mais qui domine intellectuellement la droite) est majoritaire, non dans l'intelligentsia, mais à la base du corps enseignant et surtout dans le personnel des médias. On a rencontré ce phénomène aux États-Unis sous la forme oppressante du politically correct mais de façon plus conflictuelle : sa version française fait davantage l'unanimité.

Cette culture idéologique " de gauche " manifeste de plus en plus d'agressivité à l'égard de l'Église catholique et même du christianisme comme tel. Elle se justifie elle-même au nom du refus de tout ordre moral, toujours mal vu en France. Elle est très perceptible dans la génération des " bourgeois-bohèmes ", éclose en 68. Cette génération, qui a pris le pouvoir en 1981, l'a conservé dans tous les secteurs où se vulgarise la culture, et pèse lourd sur la vie de la société française d'aujourd'hui.

 

 

 

II- LES IMPASSES STRATEGIQUES

 

Dans le contexte français, ce serait une illusion que de rêver à un parti catholique (en lui-même parfaitement honorable mais dans d'autres conditions). Il n'y a pas de régime idéal en soi, ni de formation politique idéale en soi. Toute formule politique réaliste, c'est-à-dire juste et adaptée, est en rapport avec la réalité de la société. Des moyens qui peuvent être bons dans une situation donnée ne sont pas adéquats dans une autre. Dans la situation actuelle, il n'y aurait pas de meilleur repoussoir que de donner l'impression à la société française qu'un parti catholique est en formation. En 1995, les résultats de l'élection présidentielle se sont ressentis de cette crainte d'un parti " d'ordre moral ".

 

L'illusion du vote catholique négocié

Un rêve plus subtil consiste à vouloir peser sur l'élection présidentielle en négociant une force d'appoint catholique chimiquement pure dans un affrontement serré entre deux coalitions électorales. Ce raisonnement n'est pas à rejeter par principe. Trois ou quatre pour cent de l'électorat, cela peut peser de manière décisive. Il peut être tentant de vouloir négocier ce ralliement. Ce jeu peut se justifier quand il s'agit d'obtenir un ministère en retour. Mais du point de vue de l'intérêt politique des catholiques, c'est un jeu irresponsable entre le mal et le pire.

Considérons la situation entre les deux tours de l'élection présidentielle. Si, plaçant la barre trop haut à l'heure de reporter ses voix avec le candidat jugé le plus proche, on s'abstient de le soutenir parce qu'il ne répond pas suffisamment aux exigences politiques et morales (tout à fait légitimes en elles-mêmes) qui sont les nôtres, on prend le risque de faire élire le candidat qui en est le plus éloigné. Ce serait un jeu irresponsable.

 

Le rêve de la divine surprise

L'autre option consiste à rêver de passer en force : imposer sous la contrainte au corps social un redressement moral en mettant à profit une crise de régime, une crise sociale ou une crise internationale. C'est le rêve de la " divine surprise " : prétendre bâtir un ordre nouveau à partir d'un désastre national. Certains l'ont tenté jadis, elle a été payée très cher. On n'a pas le droit de spéculer sur un redressement des valeurs à partir d'une situation de désastre collectif. Ce serait en outre bâtir sur du sable : la logique de la rupture est plus souvent chaotique que constructive. Un homme politique responsable ne peut entretenir ce type de raisonnement.

Cette tentation est pourtant récurrente, où l'esprit de revanche n'est jamais loin. On s'illusionne sur les capacités du pouvoir à changer les mœurs par la contrainte ou par la force de la propagande et on est prêt à passer des alliances contre nature entre courants national-catholique et nationaliste de type néo-païen ou jacobin. Les catholiques finissent par devenir des otages dans ces combinaisons chimériques. En outre, ce type de coalition politique n'a aucune chance d'arriver au pouvoir dans les circonstances actuelles, en dehors d'une catastrophe nationale ou internationale, qu'il serait insensé et immoral de souhaiter. Il suffit de faire une analogie avec la situation du Parti communiste sous la IVe et la Ve République pour s'en convaincre. Les communistes ont atteint près de 25 % des suffrages, mais plus ils ont gagné d'électeurs, plus le reste de l'électorat s'est montré déterminé à l'empêcher de gouverner ou de gouverner réellement.

 

Le chantage de l'exclusion

Ce qui est grave aujourd'hui, c'est que la délégitimation des formules politiques " de conviction " se fait au nom de cette culture de gauche dont on a parlé plus haut, qui n'est plus vraiment marxiste, mais qui pourrait parfaitement le redevenir, par le biais d'un néo-trotskysme par exemple. Elle porte en elle un rejet automatique de tout ce qui peut être moralement normatif. Selon la formule de mai 68, " il est interdit d'interdire ". En fait, son seul interdit, c'est " l'exclusion ", la " discrimination ". On peut faire n'importe quoi, sauf exclure — alors que l'exclusion n'est que la conséquence d'un choix. Quand on choisit, on est obligé d'exclure : il y a des domaines où l'exclusion est légitime et d'autres où elle est illégitime. L'exclusion est devenue aujourd'hui un mot de passe idéologique comme naguère " l'exploitation ". Le concept illustre la " soft-idéologie " qui imprègne actuellement un enseignement multitudinaire et une culture de mass media.

Cette nouvelle vulgate progressiste s'attaque aux valeurs familiales, sociales, culturelles, nationales et les sape selon une logique idéologique en grande partie inconsciente. Point n'est besoin d'imaginer un complot, mais dans la pauvreté et le désarroi culturels qui sont les nôtres, les esprits se laissent conduire sans discernement par des slogans simplistes, en apparence humanitaires et généreux. Comme peu d'hommes politiques osent percer cet écran idéologique et amener l'électorat à se poser les vraies questions sur l'homme et son avenir, on reste prisonnier de cette langue de bois qui interdit d'appeler par leur nom les vérités qui dérangent le consensus.

Disposant comme repoussoir d'une extrême droite qui aborde souvent ces questions de manière démagogique ou idéaliste, on s'estime justifié de ne jamais les aborder ou de ne pas les aborder de manière réaliste. On s'enfonce ainsi dans un silence qui devient de plus en plus lourd. Et l'opinion prend confusément conscience que la vie politique est en train de décrocher du réel. La démocratie, au nom de Droits de l'homme indéfiniment étendus, sort du domaine des institutions politiques et prétend s'appliquer à toute la vie sociale et morale. Nous en avons eu un bel exemple avec le slogan que l'ONU avait conçu pour l'Année de la famille en 1994 : " La famille est la plus petite démocratie de la société. " Or s'il y a une réalité qui n'est pas démocratique et qui ne doit pas l'être, justement pour rendre possible la démocratie politique et la société libre, c'est la famille ! La société elle-même ne peut d'ailleurs jamais être démocratique en tant que société, car elle est faite d'interdépendances ; c'est au plan de la stricte représentativité politique que joue la convention démocratique. Mais on constate aujourd'hui un dévergondage du principe démocratique et des droits de l'homme au détriment de la nature même du droit. Une énorme démagogie a dominé le discours politique en France depuis au moins 1981 et le discours " culturel " et médiatique reste encore presque entièrement prisonnier de celle-ci.

Mais ici, il faut bien voir le piège à éviter. Il est tentant pour les catholiques de souhaiter que cette dérive tourne au désastre pour justifier un recours " aux cosaques et au Saint-Esprit " (Bloy). Ce fut l'erreur de bien des catholiques au cours des années trente. Une certaine analogie de notre temps avec la situation de l'avant-guerre française semble pertinente : on ressent une sorte de malaise de fond par rapport à la société, au régime, etc. et certains catholiques se prennent à espérer que l'on puisse entreprendre une œuvre de redressement par des voies politiques faisant table rase du passé. Il y a un demi-siècle, il a fallu la Deuxième Guerre mondiale pour remplacer une démocratie essoufflée et corrompue. Pour cela, on n'a rien trouvé de moins mauvais... qu'une démocratie réformée. Entre temps combien de catholiques s'étaient bercés d'illusions ! Il faut prendre garde à ne pas prêter foi au mirage d'une eschatologie politique, berceau d'illusions et de tant de rêves brisés.

 

 

 

III- QUEL ROLE POLITIQUE POUR LES CATHOLIQUES ?

 

Sur la base de ce constat, qui peut sembler décourageant, il est clair que les catholiques représentent en France un potentiel d'influence sociale très supérieur à leur pourcentage électoral.

 

La force ou l'intelligence ?

Le problème politique ne se pose pas d'abord pour eux en termes de vote catholique. Seules certaines circonstances pourraient le justifier, pour des raisons graves d'objection de conscience en matière morale, sur lesquelles il faut s'attarder pour en définir les contours.

Dans cette hypothèse, il conviendrait premièrement que la hiérarchie de l'Église se prononce de manière claire. Quand donc une législation de plus en plus imparfaite requiert-elle des chrétiens une objection de conscience politique globale ? Le magistère n'a nommément désigné ce cas de figure qu'une seule fois à propos du pouvoir communiste caractérisé comme " intrinsèquement pervers " (Pie XI). C'est dire sa prudence à délégitimer un régime — prudence qu'on n'a pas manqué d'ailleurs de reprocher postérieurement aux évêques et au pape à propos du régime nazi. Ce n'est pas parce que des lois sont en elles-mêmes très imparfaites et comportent des éléments contraires à la morale qu'un régime politique a cessé d'être dans son ensemble un État de droit .

La démocratie oblige celui qui veut transformer une société à un cheminement beaucoup plus long, beaucoup plus difficile que les batailles électorales qui s'apparentent souvent à des passages en force artificiels et superficiels : c'est le véritable défi des chrétiens. Leur engagement consiste à convaincre, non pas à contraindre. Pour cela, il faut faire un effort d'intelligence. Il ne s'agit pas seulement d'avoir raison, mais de réunir les conditions permettant de susciter un changement intérieur et durable de la plus grande majorité. C'est pourquoi la vertu du responsable politique est dans sa capacité à déployer une force de conviction qui inspire confiance. Il faut que grâce à lui, les citoyens décèlent les vrais enjeux politiques, et se posent la question des fins, en acceptant de revoir leur première impulsion. En formulant correctement les problèmes qui se posent à la société pour elle-même et son avenir, l'homme politique doit conduire progressivement le corps électoral à délibérer en conscience sur les véritables choix.

La grande difficulté politique réside aujourd'hui dans l'épaisseur de la " soft-idéologie " qui s'oppose à l'indispensable effort d'honnêteté intellectuelle et morale. Cette idéologie est omniprésente, y compris au sein de 1'Église. Consciemment ou non, les chrétiens sont d'ailleurs souvent les premiers producteurs de cette langue de bois qui masque le réel au nom d'aspirations généreuses, justes en elles-mêmes, mais qui deviennent des idéaux utopiques et trompeurs lorsqu'elles sont privées d'adéquation au réel. Il serait donc désastreux de porter le débat sur les justes finalités que peuvent être la lutte contre l'exclusion ou la paix dans le monde ; c'est sur la nature du droit et sur le réalisme des moyens politiques que doit porter notre vigilance.

Soyons avant tout lucides. Toute idéologie s'appuie sur les mots et mène les hommes en falsifiant les mots. C'était la force du communisme comme George Orwell l'a montré dans 1984. " La lutte contre l'exclusion ", " l'anti-racisme " d'aujourd'hui rappellent " l'antifascisme " des années trente, avec lequel les communistes ont piégé une grande partie de l'opinion française au profit de leur cause. Un certain discours sur l'islam n'est pas sans rappeler la naïveté d'avant-guerre : le dialogue interreligieux est une chose, le monde islamique qui accède à la puissance atomique, tout en cédant souvent au fanatisme en est une autre. Dire que le danger est en nous n'est pas faux, mais renoncer aux mesures de défense intérieure et extérieure élémentaires en cédant à des tabous idéologiques, est totalement irresponsable.

La force des catholiques cohérents, c'est d'être souvent à des postes influents dans la société civile, dans les corps de l'État, dans la représentation parlementaire, mais malheureusement, ils sont pris eux aussi dans cette langue de bois, faute des concepts qui permettent de saisir le réel politique. S'ils le veulent, les catholiques peuvent contribuer à mobiliser une majorité encore silencieuse comme on l'a vu par exemple pour la liberté de l'enseignement en 1984, la résistance au PACS ou à la jurisprudence Perruche.

 

Patience et imagination

Il faut en outre que les catholiques parviennent à avancer des propositions concrètes à propos de l'homme et de la société avec une authentique prudence politique. L'opinion doit recevoir ces propositions comme un meilleur possible, et non pas seulement comme une exigence incantatoire de la part des détenteurs de la vérité enfermés dans leur parti. Ces propositions ne seront jamais acceptées sous la pression ou à l'usure : elles doivent être libératrices et apparaître comme " porteuses de vie " (Jean-Paul II). Elles seront par conséquent innovantes, à la fois dans leur formulation et dans leur expression politiques.

L'objectif est de mobiliser progressivement une majorité silencieuse qui souffre aujourd'hui de la paralysie dans laquelle l'enferme le débat politique officiel. Le corps social est certainement conscient du piège de ce qu'on a appelé la " pensée unique " (et de l'exploitation qu'on en fait), mais ne sait comment s'en défaire : l'édredon est trop lourd. Pour mobiliser cette masse critique, les catholiques cohérents doivent d'abord entraîner une majorité catholique, elle-même hésitante, parfois tentée par de rassurantes pulsions romantiques faute de formation intellectuelle et d'authentique prudence politique. Si un courant de pensée politique qui retrouve le réel devient suffisamment puissant, les hommes politiques vont pouvoir commencer à exprimer des convictions autres que celles des sondages d'opinion, des médias et de la langue de bois, sans pour autant imposer en bloc leurs convictions dans un programme de gouvernement et de législature.

Car c'est la difficulté : il ne s'agit pas seulement de proclamer ce qui est vrai et ce qui est bien. La politique du tout ou rien est catastrophique, la politique de la confrontation permanente est stérile et contre-productive, quand la règle du jeu se réduit notamment aux rapports de force. La prudence politique opère toujours selon une loi de gradualité. Si le perfectionnement moral de l'individu se fait lui-même selon cette loi de gradualité, a fortiori celui de toute la société qui exige le concours de tant de libertés ou d'une majorité qu'il faut arriver à convaincre et entraîner.

 

Une nouvelle école de pensée et d'action

La tâche prioritaire, me semble-t-il, c'est de créer une dynamique de recherche et de débat où l'on ose parler de la réalité politique française sans peur mais sans dramatisation démagogique, avec responsabilité mais sans tabous. Toute question doit pouvoir être posée, tout problème doit pouvoir être mis sur la table, sans tomber dans le déterminisme partisan ou les accusations simplificatrices (procédés terroristes artificiels voués à ne jamais convaincre durablement).

Sans céder à la facilité démagogique, il faut néanmoins soulever les questions que pose la réalité et les aborder avec d'autres citoyens épris de vérité, et pas forcément catholiques : les débats parlementaires sur l'arrêt Perruche ont montré que des convergences étaient possibles entre adversaires politiques aux différences apparemment irréductibles. Il y a aura de plus en plus d'occasions de coopérer entre hommes de bonne volonté. Ceux-ci aspirent tous à partager une liberté de pensée et de parole où le réel politique puisse être discuté sans fard, mais aussi sans caricature.

La pensée politique catholique doit donc se distinguer par sa méthode : elle prend tout en compte. Quand on aborde par exemple le drame de l'avortement, il faut avoir l'honnêteté intellectuelle de saisir la monstruosité objective de centaines de milliers d'avortements par an, les pressions subies par les jeunes femmes contraintes à l'IVG, les avortements clandestins qui mettent la vie des mères en danger, et dans le même temps, les difficultés sans nom que rencontrent les familles qui cherchent à adopter. Réduire ce drame à sa seule dimension morale est irresponsable : il est tout autant politique. À ce titre, il faut entendre l'altera pars, car elle a aussi sa part de vérité, au moins dans les questions qu'elle soulève. C'est dans cette ligne que se trouve la véritable alternative à la culture dominante, car l'alternative autoritaire ou vindicative n'est tout simplement pas raisonnable. Les contraires sont dans le même genre et finalement se soutiennent.

L'intelligence politique catholique doit ensuite œuvrer à unir les esprits libres. À la différence des années 70, la haute intelligentsia de notre époque n'est plus soumise à l'idéologie. Les membres de l'élite intellectuelle et scientifique ne partagent pas nécessairement les mêmes opinions, mais ils pensent librement et se sentent souvent isolés. Entre les intellectuels cloisonnés dans leurs travaux et une opinion orpheline, se dresse la pseudo-culture dominante. En court-circuitant les réseaux de pouvoir du middle management aux postes de commande, on pourra libérer l'analyse sérieuse et la délibération responsable, casser un certain nombre d'idées reçues et regagner peu à peu le sens commun d'une grande partie du corps électoral.

Les conditions de cette appréhension du réel politique exigent de la patience, de l'imagination et de la compétence pour avancer des propositions prudentielles, capables de convaincre une majorité responsable. Celles-ci ne seront pas purement et simplement l'application more geometrico de la loi morale et de la loi religieuse à la société sécularisée qui est la nôtre. On ne peut procéder que par approches successives, en écartant toute démarche systématique, programmatique ou partisane. Plutôt que d'asséner des principes, la priorité est de réveiller progressivement la conscience des personnes collective en crevant les baudruches idéologiques qui aveuglent les esprits. Hier, les Allemands, intoxiqués par la propagande communiste, avaient totalement surévalué l'économie de la RDA. Aujourd'hui, dans un tout autre domaine, les Français se laissent illusionner par un prétendu " droit à l'avortement " que pourtant la loi n'a jamais reconnu comme tel ! Ce sont de telles hypnoses collectives qui bloquent les solutions politiques.

 

Unité et service politiques

Ce long travail de reconquête des esprits suppose du courage. Cela nécessite aussi un minimum d'unité entre les catholiques cohérents. Or le mal français que César avait déjà diagnostiqué, l'esprit de division et la guerre des chefs, demeure. On est d'autant plus sévère entre chrétiens qu'on n'est séparé de son voisin le plus proche que par quelques nuances de sensibilité. Les causes les plus nobles comme la lutte pour la vie sont ainsi en proie aux plus mortelles déchirures. S'il faut se réjouir de la créativité dont cette division est parfois l'expression, la confiance doit s'établir entre le rôle prophétique de ceux qui dénoncent les violations du droit moralement inadmissibles, y compris par la désobéissance civique, et le rôle politique de ceux qui dans les institutions politiques représentatives essaient de faire progresser graduellement le meilleur possible.

L'initiative politique des catholiques doit être pensée en priorité comme un service. Celui-ci doit se concevoir à travers des engagements de proximité, créateurs de liens sociaux, répondant à des besoins concrets, avant d'être partisan. Sa mission est d'aider moralement la société française à sortir des vapeurs du chloroforme idéologique, sans pour autant lui injecter des amphétamines qui lui donneraient des hallucinations contraires. Le réel n'est pas manichéen, il n'est pas d'abord électoral. La grande politique classique est difficile en démocratie, a fortiori dans une société malade, dont les repères culturels et moraux sont brouillés. Mais les grands hommes politiques de l'ère démocratique ont toujours su gouverner en acceptant le réel en vue du meilleur possible.

Dans les circonstances qui sont les leurs aujourd'hui, les catholiques français sont appelés non à sacrifier leur générosité militante dans des batailles partisanes perdues d'avance, mais à unir leurs efforts pour éclairer de manière crédible la conscience responsable des citoyens électeurs.

 

J.-M. G.