Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
LE FRANC VA DISPARAITRE, quasi-certitude. " Quasi " parce que les certitudes n'existent pas pour celui qui croit aux miracles. Il faut dire que depuis quelques temps déjà, tout discours sur le franc prenait des allures d'autopsie.
Pourquoi ne pas se livrer alors à une bonne oraison funèbre ? Avant tout, il convient de se demander quel peut bien être l'intérêt de gloser sur un défunt qui, pour l'euro-béat moyen appartient déjà à l'histoire ? Strictement aucun et voilà déjà une bonne raison d'en parler. Il y en a encore une, que l'on a déjà oublié : le franc va être incinéré et non enterré. De ses cendres, en toute logique, le franc pourrait renaître, et peut-être plus vite qu'on ne s'y attend. L'histoire a plus d'un tour dans son sac et rien ne dit qu'elle ne nous prépare pas une surprise dont elle a seule le secret. Qui peut affirmer aujourd'hui avec certitude que dans quinze ans la monnaie de la France sera l'euro ? Qui pouvait prédire le 11 septembre au matin qu'avec un boeing, un cutter et une barbe bien taillée on pouvait faire vaciller la plus grande puissance du monde ?
Oraison funèbre donc ; l'exercice est convenu, qui consiste à retracer la vie du défunt. En sachant d'où il vient, on peut parfois prévoir où il va... L'histoire du franc, c'est peut-être le passé de l'euro.
La monnaie histoire
Le 5 décembre 1360, Jean II le Bon, de retour de captivité de Grande-Bretagne, promulgue trois ordonnances fiscales et monétaires qui constituent devant l'histoire, l'acte de naissance du franc : " Nous avons ordonné et ordonnons que le denier d'or fin que nous faisons faire à présent et entendons faire continuer sera appelé franc d'or. " Ainsi est ordonné la frappe d'une pièce d'or qui, quatre siècles plus tard, deviendra en pleine tourmente révolutionnaire, l'unité officielle de la République française. Cette monnaie est le cadeau que fait le roi à son peuple en contrepartie des impôts destinés à payer sa colossale rançon : 3, 5 millions d'écus d'or. Dans l'ordonnance de Compiègne qui crée le franc en même temps que la gabelle, le roi insiste à deux reprises : " Nous avons été délivrés à plein de prison et sommes francs et délivrés à toujours [...]. Nous sommes retrouvés en notre royaume franc et délivré . " Le franc est donc la monnaie créée pour payer la rançon qui a rendu le roi franc. Il est créé pour permettre à la France de s'affranchir de la tutelle d'une puissance étrangère et devient par la même le symbole de la souveraineté retrouvée. Dès lors, il n'est pas étonnant que la sémantique associe de façon indissoluble la monnaie, le territoire et la population : franc, France, Français. L'histoire de France est indissoluble de l'histoire du franc. " La monnaie fait le roi " écrit Fernand Braudel dans son Identité de la France.
Cinq cent soixante-huit ans plus tard le franc était toujours là, et l'on doit citer avec respect et nostalgie l'intervention de Vincent Auriol à la Chambre des députés, plaidant contre la dévaluation : " Vous avez lu, messieurs, que la loi de germinal an XI est abrogée. Ainsi, remontant cent vingt-cinq ans d'histoire, on nous appelle à réduire au cinquième de sa valeur le franc légal, établi alors dans les difficultés que vous savez. [...] Je disais que le franc, qui résisté à l'Empire, à ses désastres, au Cent-jours, au traité de Vienne, à deux révolutions, qui est sorti intact de l'épreuve du cours forcé de 1848, de la guerre et de la défaite de 1871, qui a traversé toute la crise économique du XIXe siècle, qui a accompagné le bouleversement industriel et commercial de la fin du XIXe siècle et du commencement du XXe, nous allons écrire aujourd'hui dans la loi qu'il ne vaut plus que vingt centimes or de sa valeur légale de germinal an XI . " Vincent Auriol ne fut pas écouté, le franc fut dévalué, en 1928 puis en 1936. Il n'empêche qu'un telle représentation a le mérite de souligner l'importance du lien qui unit un pays à sa monnaie. Lorsque l'État s'effondre, la monnaie, une peu comme le drapeau, devient l'élément fixe qui demeure à travers les soubresauts de l'histoire. Il s'agit d'éléments inaliénables qui font parti du patrimoine commun de la nation. Les modifier revient implicitement à décréter que l'héritage historique qui avait été transmis jusque là, s'arrête. Dès lors, la question qui se tient en embuscade derrière l'intervention de Vincent Auriol est la suivante : que se passe-t-il lorsque la monnaie disparaît ?
La monnaie image
La monnaie comme symbole de l'identité et comme facteur de la souveraineté nationale est un formidable instrument de propagande. Pendant des siècles elle a été le seul support où l'on voyait l'image — symbolique ou réaliste — du souverain. La monnaie devenait une image, moyen de diffusion d'un visage. C'est l'une des fonctions de la monnaie oubliée aujourd'hui, qui est rappelée par un document sur l'art monétaire dans l'ancienne Rome, publié au Journal officiel en 1874, préfigurant les débats qui auront lieu au Parlement, les quatre années suivantes.
Dans l'empire romain, la circulation de la monnaie permettait de faire connaître l'empereur à toutes les populations de l'empire, grâce à son effigie qui était gravée sur les pièces de monnaie. Auguste substitua sa tête à celle de Janus, de Mars ou de Rome, et bannit du revers les divinités ; ses successeurs suivirent son exemple. Les types et légendes des pièces impériales furent essentiellement historique ; ils se rapportaient à l'empereur et à l'empire et à des événements contemporains. L'empreinte des monnaies exprima la politique de l'État et devinrent comme nos médailles modernes, de véritables bulletins public. Un citoyen ou un sujet sachant lire entre les lignes étaient au courant de la politique quand il tenait dans sa main la nouvelle pièce frappée à Rome. Même les passions politiques se montraient sur les monnaies et frappaient de la contre-marque du sénat ou du peuple le portrait haï d'un Néron ou le type odieux d'un Caligula. La succession rapide des titres impériaux : Empereur, Cæsar, Pontife, Consul, Tribun, Père du peuple, annonçait aux provinces éloignées chaque maître nouveau et inattendu .
L'imagerie monétaire de la Révolution française n'est pas en reste. La monnaie constitutionnelle qui porte d'un côté l'effigie du roi avec l'inscription Louis XVI, roi des Français, et de l'autre : La nation, la loi, le roi, 1791. Au centre, figure un faisceau surmonté d'un bonnet phrygien, le tout enveloppé d'une guirlande de laurier. La Première République a fondu en métal de cloche le type suivant : la pièce de deux sous, portant en légende République française ; au centre, un rectangle surmonté d'un oeil contient ces mots : Les hommes sont égaux devant la loi. En l'an II le roi a évidemment disparu. Le revers porte en légende Liberté, Égalité, et au centre une balance dont le fléau horizontal est enlacé de lauriers, l'aiguille surmontée d'un bonnet phrygien ; sur la gauche, une grappe de raisin ; à droite, un épi de blé. À la suite de cette émission vint la première fabrication des monnaies décimales en métal de cloche raffiné. Le type de 5 décimes porte l'effigie de la République placée sous un trône et pressant ses mamelles d'où sortent deux jets de lait. Le revers porte ces mots : Régénération française .
Les débats sur la forme qu'il convenait de donner aux signes monétaires prirent une telle ampleur pendant la seconde moitié du XIXe siècle, qu'en 1878 Joseph Garnier proposa de supprimer toutes ces illustrations pour les remplacer pas des inscriptions plus simples. L'objectif était qu'elles ne contribuent plus au " mysticisme et aux préjugés monétaires ". Son souhait était que la monnaie soit perçue comme une valeur d'échange, jugée uniquement pour sa valeur intrinsèque sur laquelle le pouvoir politique ne devait avoir aucune prise.
La monnaie souveraine
Image, unité de compte, la souveraineté monétaire est encore bien autre chose. L'histoire montre que celui qui impose sa monnaie, impose sa domination politique. Dès 1941, le général de Gaulle avait institué une caisse centrale de la France libre, dont le premier article du statut précisait : " L'unité monétaire de la France libre est le franc . " En 1943, lorsque le gouverneur du Cameroun fera frapper une monnaie de la France libre, l'article 2 du décret précisant le type des pièces, dispose qu'au revers figurera " une croix de Lorraine surmontée de la devise Liberté, Égalité, Fraternité, flanquée à gauche du mot Honneur et à droite du mot Patrie . Lors du débarquement de Normandie enfin, toutes les précautions avaient été prises pour que les États-Unis ne distribuent pas le papier monnaie qu'ils avaient préparé, afin de bien marquer qu'il n'y avait pas déshérence de la souveraineté nationale et que celle-ci ne relevait que des Français eux-mêmes. Le Général montrait par ce geste que la monnaie est bien plus qu'une simple unité de compte.
L'expression " droit de battre monnaie " rend-compte d'un autre élément de la souveraineté : le pouvoir de fabriquer la monnaie, que l'État monopolisera à partir de 1879. Dans l'exposé des motifs de la loi du 13 juillet 1879 , qui substitue au système de l'entreprise le système de la régie, on trouve la volonté d'obtenir l'identité absolue entre toutes les monnaies circulant en France, afin de permettre un meilleur contrôle de la qualité de la monnaie. L'objectif est de faciliter la circulation monétaire.
La souveraineté c'est aussi le droit pour l'État de décréter la valeur de la monnaie grâce à la technique du cours forcé, que l'État utilisa en 1848, entre 1871 et 1878 et enfin, à partir de la loi du 5 août 1914, dont l'article 3 dispose que pour faire face aux dépenses exceptionnelles consécutives à la déclaration de guerre, " la Banque de France et la Banque d'Algérie sont dispensées de l'obligation de rembourser leurs billets en espèce ".
La souveraineté c'est encore la faculté de pouvoir décider, comme cela apparaît très clairement à travers les travaux préparatoires des deux grandes lois monétaires de 1928 et de 1936 , si l'intérêt de l'État est dans la revalorisation ou au contraire dans la dévaluation de la monnaie " en fonction de sa transformation incessante et permanente de l'économie ".
C'est le choix entre rattacher la monnaie à une devise appréciée ou bien la fixer par rapport à l'or. Tout ceci avec une constante rappelée par Jules Moch lors de la discussion d'un projet de loi tendant à obtenir du Parlement une délégation de pouvoir pour réaliser l'assainissement des finances publiques1935 : " Nous ne séparons jamais la défense de la France à celle du franc . "
C'est le droit d'instituer une nouvelle unité monétaire, comme ce fut le cas avec l'ordonnance du 27 décembre 1958 qui créait le nouveau franc. Le droit de dévaluer, même après avoir annoncé l'inverse comme Jacques Chaban-Delmas en 1969 : " L'évolution préoccupante de notre situation économique et monétaire a conduit, je le sais, un certain nombre d'esprits à remettre à l'ordre du jour l'idée d'une modification de la parité monétaire. Une telle éventualité ne recueille pas l'approbation du gouvernement . " Deux mois plus tard, Jacques Chaban-Delmas rend compte de son revirement : " Un changement de parité monétaire ne recueillait pas l'adhésion du gouvernement, mais j'ai su gré à M. Poudevigne d'avoir remarqué que nous n'avions jamais vu un gouvernement annoncer à l'avance une dévaluation. J'ajoute que le 27 juin nous n'avions pas encore songé à cette dévaluation et qu'en conséquence j'avais aussi, si j'ose dire, le bénéfice de la sincérité . "
C'est enfin le droit pour le gouvernement d'agir sur les taux d'intérêts de manière à éviter la perte de réserves de la Banque de France et les dispositions pour limiter la spéculation comme ce fut le cas en 1976 avec Raymond Barre , ou enfin de procéder en moins de neuf mois, durant l'année 1982, à deux dévaluations .
À cette relation entre trois personnes, État, monnaie, population, il convient d'en ajouter une quatrième : la Banque de France. Son histoire, entre 1801 et 1993, est celle de réformes successives qui tendent à effacer la personnalité morale de la banque, pour finir par la confondre avec l'État lui-même ; l'objectif étant de placer la politique monétaire dans le plein champs des compétences de l'État. À partir de 1993, sous l'influence de la construction européenne, un mouvement inverse s'opère : la Banque éloignée du cœur de l'État est promise à une odyssée commune avec le franc : la disparition. Dès lors, son histoire est le reflet fidèle de celle du franc.
Lors des trois grandes réformes de la Banque de France, 1936, 1945 et 1993, majorité et opposition s'affrontent sur la transcription juridique qu'il convient de donner à la phrase de Napoléon : " Je veux que la Banque de France soit dans la main de l'État sans y être complètement. " Avec la loi du 24 juillet 1936 , la Banque de France devient enfin, selon la demande de Mollien à Napoléon " un grand instrument public et non pas le comptoir exclusif de quelques banquiers ". L'objectif de démocratisation des organes de direction de la banque est réalisé par l'admission de tous les actionnaires à l'assemblée générale, chacun d'eux disposant d'une seule voix, ainsi que par la modification apportée à la composition du conseil général où sont introduits des représentants des diverses organisations groupant les producteurs, les consommateurs et les travailleurs . Enfin, les quinze régents sont remplacés par vingt conseillers désignés pour la plupart par l'État.
Pour François de Wendel, le danger est que la Banque de France, en devenant une banque d'État, ne puisse plus l'appuyer en lui apportant son crédit, en cas de besoin. C'est la distance avec l'État qui permet de mieux le soutenir : " Laissez-moi déplorer la logomachie qui consiste à dire qu'il faut que la Banque de France devienne la Banque de la France. La banque a toujours été, elle est et doit être au service de la nation. Mais pour qu'il en soit ainsi, pour qu'elle remplisse la rôle qui lui est assigné, il est nécessaire qu'elle garde une certaine indépendance . " Avec la réforme de la Banque de France, l'institut d'émission cesse d'avoir une existence propre et risque de devenir un enjeu des luttes électorales . Il souhaite que la banque " conservât une vie propre ", indépendante de celle de l'État, afin de la préserver de l'instabilité ministérielle et éventuellement lui permettre de s'opposer au pouvoir politique, si c'est dans l'intérêt du pays. L'ancien statut donnait à la Banque de France une personnalité propre incarnant la conscience d'un intérêt spécifique. Or aucune entreprise n'est viable si elle n'a pas, à la manière d'un organisme, une individualité suffisamment forte pour se défendre contre les influences du dehors.
Mais François de Wendel ne sera pas suivi et la loi du 2 décembre 1945 , en transférant la propriété du capital de la banque à l'État, renforce encore l'identité entre l'État et la Banque. L'objectif visé par la nationalisation est, pour reprendre les termes de l'exposé des motifs, " d'éliminer de la gestion de la Banque de France toute influence privée ". La nationalisation est envisagée au sens large puisqu'il est question aussi bien de la nationalisation des banques que celle du crédit. Christian Pineau, rapporteur général, précise que nationaliser le crédit tout seul ne signifierait pas grand chose : " Ce serait un peu comme si l'on nationalisait le courant électrique sans nationaliser la production et la distribution : on nationaliserait un fluide et non pas une réalité . " Le but est de donner à l'État les moyens de drainer le crédit vers l'industrie afin de permettre ainsi une reconstruction rapide.
La monnaie abandonnée
Voilà pour la souveraineté monétaire. La suite, Shakespeare préfigurant l'évolution ultérieure l'avait déjà décrite dans le Roi Richard II : " Regarde maintenant comment je vais me dépouiller : je retire ce lourd fardeau de ma tête, ce spectre incommode, de ma main et de mon cœur, l'orgueil du pouvoir royal. De mes propres larmes, je me lave de l'onction sainte ; de mes propres mains, j'enlève ma couronne ; de ma propre voix j'annule tous les serments de fidélité, j'abandonne mes manoirs, rentes et revenus, je rapporte mes actes, décrets et statuts ... " La France va progressivement abandonner les attributs de sa souveraineté, avec la bénédiction du Conseil constitutionnel, il faut le relever au passage. Les sept sages ont couvert les renonciations de l'État, en affirmant dans ses arrêts que la Constitution et donc la souveraineté nationale, était toujours respectée, hormis quelques petits détails insignifiants. Jamais le Conseil n'eut l'indélicatesse d'aborder la question fondamentale soulevée par la construction européenne : si la souveraineté n'est plus qu'une addition de compétences, si on peut lui ôter successivement ses compétences comme des feuilles à un artichaut, à partir de quel moment ou à quel degré le cœur de la souveraineté est-il atteint ? En d'autres termes, à partir de quand la France cesse-t-elle d'être un État ?
Pour autant, l'Union monétaire européenne constitue-t-elle une première ? Des projets qui tendaient à limiter la souveraineté monétaire de la France avaient déjà vu le jour, à cette différence près qu'il s'agissait de limitation et non de suppression. Le 23 décembre 1865 est signé la convention créant l'Union monétaire latine, inspirée par le désir de favoriser l'unification monétaire entre la France, la Belgique, la Grèce, l'Italie et la Suisse.
En 1945, la France signe les accords de Bretton Woods (FMI) qui eurent deux conséquences : l'interdiction, à partir de 1950, de mettre en œuvre des restrictions de change ou des mesures douanières anormales en vue de la protection de la production intérieure, et l'obligation d'utiliser comme commun dénominateur l'or ou le dollar, au cours du 1er juillet 1944 . La question de la limitation de la souveraineté monétaire fut logiquement soulevée lors de la discussion de ces accords devant l'Assemblée nationale constituante. Le rapport de Christian Pineau, rapporteur général du projet, comporte une section intitulée le Problème de la souveraineté nationale , dont il ressort très nettement que la France, en ratifiant l'accord de Bretton Woods, s'engage dans la voie d'une collaboration économique internationale, comportant pour elle de " redoutables obligations ". À la question de savoir si ces accords comportent des limitations de souveraineté , la réponse de Christian Pineau est claire : " Il faut avoir le courage de répondre nettement par l'affirmative. La France ne sera plus demain libre de déterminer seule les conditions de sa production et son commerce, libre de fixer le cours de sa propre monnaie et, par voie de conséquence, de s'engager sans limite dans une politique internationale de son choix . " Cette limitation de souveraineté est toutefois jugée acceptable par le rapporteur pour deux raisons. D'une part, la limitation de souveraineté est partielle et non totale. À tous moments, les États membres peuvent se retirer du fonds. En cas de retrait, le fonds est tenu de payer à l'État une somme égale à sa quote-part ainsi que toutes les sommes qui lui sont dues . La limitation ne touche qu'à la monnaie. Elle est volontaire et non imposée ; multilatérale, c'est-à-dire qu'elle entre dans l'ensemble de l'économie mondiale, et non pas unilatérale, comme le serait une soumission d'un État à un seul autre État . D'autre part, la situation économique de la France en 1945, ne lui permet pas de se passer pour sa reconstruction de la coopération internationale.
Lors de son intervention, le général de Gaulle abordera le problème sous un angle différent. La fixation du taux du franc est perçue comme ne possédant en elle-même aucune sorte de vertu. Elle n'est que la constatation de la situation dans laquelle se trouve l'économie . En conséquence, la ratification du FMI n'a pas de conséquences directes sur la souveraineté monétaire de la France.
En 1948, Louis Marin, député, dépose une proposition de loi qui ne sera pas adoptée, tendant à abroger l'ensemble des textes qui autorisent le gouvernement ou les ministres à réaliser par décret des manipulations monétaires au motif que " ce pouvoir régalien ne lui appartient que depuis peu ; il a été acquis par l'exécutif sous l'influence de cet esprit totalitaire qui a transformé complètement certains pays et contaminé de vieilles démocraties comme la nôtre " . Il fonde son projet en réaction au fléchissement des principes moraux, parmi lesquels le respect de la liberté humaine, de la légalité des contrats et du bien d'autrui. En effectuant des manipulations monétaires, l'État, au lieu d'offrir aux citoyens l'exemple de l'intégrité et du respect de la parole donnée, manifeste le mépris de ses engagements, soit cyniquement comme dans la question des emprunts d'or, soit par des moyens dissimulés, comme les dévaluations-alignements, ponctions ou autres opérations analogues, a dénominations édulcorées sous le nom générique de manipulations monétaires.
La monnaie oubliée
Tout change en 1957 avec le traité de Rome. La droite ayant voté pour le traité, un consensus existe de ce côté de l'échiquier politique pour ne pas l'accuser d'orientation intégrationniste, pente suivie ultérieurement par la construction européenne. Avec le traité de Rome, c'est encore l'Europe modeste qui respecte les États-nations. La rupture sera consommée avec le traité de Maëstricht ; interprétation accommodante, le traité ayant été soumis au référendum par François Mitterrand. Il n'en demeure pas moins que dès juin 1969, Jacques Chaban-Delmas invoque le traité de Rome comme motif de non-dévaluation. C'est le début de l'Europe alibi, dont on ne sait jamais très bien si elle est la cause ou la justification de mesures impopulaires prises par les gouvernants, en l'occurrence le refus par Jacques Chaban-Delmas de procéder à une dévaluation qu'il fera deux mois plus tard : " Sans doute nulle disposition du traité de Rome ne condamne-t-elle les dévaluations ou réévaluations. Mais peut-on concevoir que les peuples de nos six pays considèrent comme irréversible et riche d'avenir une entreprise que viendraient périodiquement ébranler les ajustements monétaires ? Mieux vaut instituer une solidarité européenne en mettant en place, dans une première étape, un mécanisme de soutien mutuel monétaire et financier, qui permette de remédier aux accidents toujours possible et exprime, sur le plan de la Communauté, cette idée de mise en commun des risques qui est à la base de toute entreprise collective . " L'idée que la construction européenne peut brider l'État dans la mise en œuvre de sa politique monétaire fait son entrée dans les esprits, elle ne fera que s'amplifier avec le temps.
Le glissement sera tel, que lorsque les adversaires de la monnaie unique s'interrogeront sur la perte de souveraineté induite par la monnaie unique, il leur sera répondu que le pouvoir monétaire est en réalité déjà sorti du giron de l'État. Cette thèse est clairement exprimée dans le livre vert publié en mai 1995 par la Commission européenne. Du point de vue de la construction européenne, la monnaie unique restitue aux pays membres une souveraineté monétaire qui était perdue de fait : " Quelle est la véritable marge d'autonomie des politiques monétaires aujourd'hui ? Dans un contexte d'économies indépendantes, de liberté des mouvements de capitaux, la mise en œuvre d'une politique monétaire autonome n'est plus une option crédible. En fait, les États membres perdront une prérogative qu'en pratique ils ne peuvent plus utiliser. En gérant collectivement la politique monétaire de l'UEM, les banques centrales participantes exerceront une responsabilité partagée, mais effective, sur la gestion de l'une des plus forte monnaie du monde. "
Il n'y a par conséquent pas lieu de s'inquiéter de la disparition des monnaies nationales. Les opposants à la ratification du traité de Maastricht y voient la preuve d'un abandon de souveraineté. Le mythe est en effet très fort, mais qu'ils ouvrent leurs fenêtres et observent le monde ! Le nationalisme financier n'a plus cours, et depuis longtemps : " Depuis les années soixante-dix, aucune nation ne peut plus, seule, battre monnaie, même si les apparences le laissent penser . " Et si Edmond Alphandéry, lors du débat sur la ratification du traité de Maastricht, admet que le transfert de compétence monétaire est au cœur du débat constitutionnel, l'article 34 de la Constitution prévoyant que " la loi fixe les règles en matière d'émission de la monnaie ", c'est pour mieux s'interroger sur la pérennité de la souveraineté monétaire comme prérogative essentielle de l'État. Car au-delà de la représentation formelle dégagée de l'article 34, il convient de s'interroger sur la signification réelle de la souveraineté monétaire : " Les systèmes de parité fixe réduisent considérablement les pouvoirs des autorités monétaires qui y participent, surtout dans un régime de libération des mouvements de capitaux internationaux . " Le système monétaire européen n'est qu'une réponse aux désordres monétaires et n'implique pas d'abandon réel de souveraineté. Il conduit simplement à renoncer à l'emploi de l'instrument du taux de change, devenu dans les faits, inutilisable. La controverse relative à la perte de souveraineté induite par le transfert de la compétence monétaire est par conséquent " un faux problème ".
Le débat a pourtant lieu et les allusions à la disparition du franc sont permanentes dans la discussion sur le traité de Maëstricht devant l'Assemblée nationale. Philippe Séguin se livre dans une exception d'irrecevabilité, à une critique violente de l'euro comme étant une menace pour l'identité de la nation et un facteur de démantèlement de la souveraineté nationale .
En 1993, le franc existe encore et les oppositions à la monnaie unique sont vives. Témoin, cette saillie de Jean-Pierre Chevènement : " On a rarement relevé une bastille avec autant de discrétion ", prononcée à l'occasion du vote de la loi sur l'indépendance de la Banque de France . Loi qui noie la réalité de ses intentions dans d'obscures dispositions. Le gouvernement n'a plus la maîtrise de sa politique monétaire qui a été dénationalisée. Le transfert de compétences se fait en deux mouvements. Dans un premier temps, transfert de compétences législatives et gouvernementales à la Banque de France, puis, dans un second mouvement, transfert de compétences de la Banque de France à la Banque centrale européenne. Certes, pour tenter de sauvegarder les apparences, l'article 1er de la loi prévoit que la Banque " accomplit sa mission dans le cadre de la politique générale du gouvernement ". Mais dans le même temps, le deuxième alinéa précise qu'elle ne peut, dans l'exercice de ses fonctions, solliciter ni accepter d'instructions du gouvernement.
En 1996, Jean-Claude Lefort intervenant sur une déclaration du gouvernement présentée par Alain Juppé , fustige la monnaie unique placée dans la main de la Banque centrale européenne qui met à mal la cohésion sociale et affaiblit le pays.
En 1998, dans une exception d'irrecevabilité prononcée par Philippe de Villiers contre le traité d'Amsterdam , il n'est plus question une seule fois du franc, mais seulement de la monnaie : " On ne peut pas vouloir mettre sur pied un gouvernement tricéphale – la monnaie, les lois, la justice – et nous faire croire dans le même temps qu'on maintient le principe de souveraineté ." Le franc a bel et bien disparu cette fois-ci. Sorti de l'arène politique, il a cessé d'être un élément du débat européen.
Il ne reste plus qu'à souhaiter bonne chance à l'euro, monnaie de la France... aujourd'hui. Les Français, eux, sont comme Andromaque, ils s'interrogent : " Quand il est parti, il m'a juré que cette guerre était la dernière. " Réponse de Cassandre : " C'était la dernière, mais la suivante l'attend. "
R. DE B.