Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
Aude de Kerros ouvre ici une nouvelle chronique, consacrée à l'actualité artistique, en particulier à la peinture contemporaine. Depuis toujours, l'homme cherche le mystère de sa vocation dans la beauté contemplée.
Aujourd'hui, la création artistique est souvent devenue le signe de la nudité de l'homme, une fuite dans l'irréel narcissique où se perdent ses espoirs les plus intimes — avec les subventions du ministère. C'est ainsi que l'artiste s'est fait porteur du message antisocial par excellence, l'éloge du soi coupé du monde, comme l'a bien vu Soljenitsyne. Mais la beauté, splendor veritatis, demeure l'une des voies empruntées par Celui qui est la Vie pour se faire connaître et aimer. Paul VI disait : " La beauté, comme la vérité, c'est ce qui met la joie au cœur de l'homme. " En toile de fond de nos vies, l'art contemporain illustre les peines, mais aussi les espoirs du monde. p.s.-g.
Un article spectaculaire par ses photos vient de paraître dans Paris Match ce 10 mai 2001. L'horreur des images est telle qu'elle suscite une polémique. On y voit des " œuvres d'art " qui ont pour thème la carcasse humaine, le sang, les excréments. Ce sont des installations, des performances, des mises en scène utilisant des déchets organiques réels. Les titres et sous-titres de cet article à sensation sont réprobateurs mais le texte, au contraire, en fait l'apologie.
Quels sont donc les arguments qui plaident en faveur de ces œuvres insoutenables ? C'est l'Histoire qui fournira le premier argument : cet " art " est un témoignage de notre temps. L'on demande au public sa compréhension et sa compassion car l'origine de cette expression, si insupportable, n'est autre que l'immense traumatisme subi en raison des guerres et surtout du nazisme. On le sait, au xxe siècle un culte a été rendu à l'Histoire et voici l'un de ses rites d'exorcisme ! La condamnation du nazisme est ce qui légitime la démarche " plastique " des Actionnistes de Vienne dont il est fortement question dans tout l'article.
Ils se mutileront sur scène et même se suicideront, tentant d'expier par leur art le mal infligé au genre humain par le nazisme. Face à la violence du siècle, ces artistes placent dans la balance ce qu'ils ont de plus cher, leur propre corps, leur propre vie.
Ce discours justifie les œuvres en comparant les artistes au Christ. Ils sont le bien face au mal absolu représenté par Hitler. Ce mal rend tout le monde innocent et pur. L'abject et l'insoutenable sont revêtus de tous les attributs de la morale et du bien puisqu'ils sont censés dénoncer le mal.
Exorciser le nazisme
L'Histoire offre une autre justification : des photos montrent des chefs d'œuvre d'art classique tels qu'un saint Sébastien criblé de flèches de Rubens et un bœuf écorché de Rembrant ; l'article suggère qu'il s'agit de la même démarche artistique, mais en mieux, car les œuvres des Actionnistes vont beaucoup plus loin :
Aujourd'hui, plus que jamais, l'artiste s'implique. Il entre en lutte contre son temps par sa chair et sa présence.
L'artiste contemporain a bien plus de mérite et d'héroïsme que ses prédécesseurs, il ne se contente pas de peindre, il joue un rôle exemplaire, son " rôle critique " est fondamental dans la société car en dénonçant le mal, il l'empêche de se propager... L'" art " contemporain, grâce à cet avantage moral indépassable, est hissé au niveau des chefs d'œuvre de l'humanité de tous les temps... Personne ne semble amusé de constater que cet héroïque combat contre le mal absolu ne représente aucun risque puisqu'il a disparu voici un demi-siècle. L'artiste contemporain serait-il aussi courageux si le diable était encore de ce monde ?
Aux portes du sacré
L'amalgame fait entre l'art et la morale a été en d'autres temps perçu par les artistes comme une confusion peu favorable à la liberté de créer... Ce nouveau moralisme en art ne semble pas choquer nos contemporains. Après la légitimation historique et morale, l'article nous démontre l'utilité de cette " expression plastique ". Elle serait la source d'un formidable bienfait pour l'humanité.
Ces actes de violence recèlent une extraordinaire énergie positive. À la manière des cultes primitifs et des rites ancestraux, des sacrifices mettent à jour la puissance organique qui nous habite. Ces artistes libèrent à leur tour une décharge de vie stupéfiante. Au fond leurs œuvres ne sont ni morbides ni malsaines. Elles entonnent au contraire une ode à la vie inattendue, électrique, à la fois contemporaine et très ancienne, universelle. Si on oublie un instant nos préjugés, nos craintes, nos habitudes culturelles, on capte aisément cette force primitive, essentielle, naturelle qui jaillit des mises en scènes. Le second paradoxe, plus surprenant encore, c'est que ces actes barbares, triviaux, mêlant le sang, la souffrance et les excréments dressent une véritable passerelle vers le sacré.
C'est donc aujourd'hui par le biais inattendu de l'art officiel que sont légitimés, à nouveau, les sacrifices humains que le judaïsme, le christianisme et l'islam avaient réussi à éradiquer pendant prés de deux millénaires. On avait considéré la disparition de ces pratiques magiques et barbares comme un grand progrès ! La nouvelle apologie de celles-ci dans l'art les protège de la loi et du jugement ordinaire, en les rendant sacrées.
Auto-sacrifice
Il faut noter que ces pratiques ne font pas référence aux rites traditionnels du chamanisme et du vaudou, mais à toute autre chose :
Cette fois il ne s'agit plus de sacrifier au nom d'un Dieu païen ou d'esprits de la terre, le sacrifice semble ici tourné vers sa propre palpitation, sa propre faille, comme si le sang, la souffrance, la blessure révélait le Dieu qui est en nous. La magie de la vie. Nous entrons alors dans un cercle sacré.
L'homme a pris la place de Dieu dans ce nouveau sacré et c'est ce qui confère de l'efficacité à cette " expression plastique ", à défaut d'une fécondité. L'article s'achève ainsi :
D'une certaine façon, ils rachètent notre propre aveuglement par leurs blessures, comme le Christ rachète nos péchés par sa souffrance et sa mort.
Les artistes sont identifiés au Christ et parés de ses vertus. Si vous êtes opposés à cet " art ", vous êtes contre le Christ et pour Hitler.
Cet art a aujourd'hui quarante ans d'âge et une existence internationale, c'est un " art " officiel, reconnu et montré par les institutions, sa diffusion est planétaire. Il n'existe que par les circuits d'État car il n'est pas collectionnable par des particuliers. Ce qui se passe sur le plan symbolique à tendance à se produire dans la réalité. L'art comprend toujours une dimension prophétique : les plus grands charniers sont sans doute à venir...
a. k.