Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
L'Église s'est toujours opposée à la philosophie libérale. Dans Octogesima adveniens, Paul VI a clairement précisément le sens de cette opposition : " L'idéologie libérale croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l'intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles, et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l'organisation sociale " (n.
26). Tout est dit, dénoncé, à savoir l'individualisme, pour ne pas dire l'hédonisme que recouvriraient de leurs pompes les mœurs et les législations de la société que la parabole de la " main invisible " a cherché à décrire : chacun y poursuit ses propres intérêts sans se soucier de l'intérêt général.
Tout est dit mais il reste à interpréter l'apport décisif d'Adam Smith et des penseurs libéraux qui ont combattu le rationalisme des Lumières et expliqué qu'il n'a pas été donné aux hommes de fonder, à leur guise, la société de leurs vœux mais que toute société humaine repose sur la justice des actes qu'ils posent. D'autres l'ont fait en leur temps , d'autres le feront à leur tour, peut-être même dans les colonnes de Liberté politique. Nous nous contenterons ici de chercher en quoi les intérêts particuliers peuvent se soucier de l'intérêt général ou, pour le dire en termes classiques, comment les biens propres peuvent converger vers le bien commun. Notre thèse est la suivante : la libéralité rend communs les biens propres. Cela est évident pour le don, cela est vrai aussi mais d'une façon atténuée pour l'échange. Mais cette thèse n'est pas sans enjeux, si on admet que l'économie de marché est le régime économique qui incite le plus les hommes à établir des échanges avec libéralité : la liberté de la rencontre du consommateur et du producteur est à la source de la convergence des biens propres vers le bien commun — d'autres diront de la moralité de l'économie.
Biens matériels et spirituel, biens propres et bien commun
On distingue habituellement les biens matériels des biens spirituels : lors d'un partage, il est nécessaire de diviser les biens matériels, au contraire des biens spirituels qui s'en trouvent multipliés. Les biens matériels sont propres au sens où ils sont susceptibles d'être appropriés (rappelons que l'un des caractères de la propriété privée est l'exclusivité de son usage : les économistes qualifient de libres les biens qui ne sont pas l'objet d'une rivalité à l'appropriation, partant d'un droit de propriété, par exemple : l'air). Les biens spirituels sont communs au sens où il n'y a pas de motif à rechercher l'exclusivité de leur usage (les brevets ou tout autre forme de propriété industrielle, littéraire ou artistique ont pour objet l'appropriation d'un bien spirituel : ils permettent de rendre exclusif l'usage de savoir-faire, d'idées ou de créations de l'esprit dont la nature spirituelle voudrait pourtant qu'ils soient libres).
S'il est de simple bon sens que le bien commun (à un ensemble de personnes) soit un bien propre (à chacune d'entre elles), on peut se demander si le bien propre de l'homme est toujours un bien commun et non individuel : serait-il toujours de nature spirituelle ? S'il est certain pour un croyant que sa fin ultime l'est bien, il est non moins certain pour chacun qu'il existe une multitude de fins matérielles : qui se laissera mourir pour n'avoir pas considéré son appétit ? La satisfaction de sa faim ne nécessite-t-elle pas des moyens dont l'appropriation constitue une finalité légitime ? Mon repas n'est pas commun à mon voisin. Et pourtant l'abondance des produits alimentaires permet à chacun d'avoir sa part. Nos repas sont-ils pour autant communs ? Les biens propres peuvent-ils être communs ? Cette question a son importance : savoir à quelles conditions les biens propres convergent vers le bien commun, c'est répondre aux exigences de la doctrine sociale de l'Église qui, selon les termes même de Jean Paul II, " reconnaît le caractère positif du marché et de l'entreprise, mais qui souligne en même temps la nécessité de leur orientation vers le bien commun " (Centesimus annus, n. 42).
La libéralité rend communs les biens propres
Les biens propres peuvent-ils être communs ? Si les chrétiens tiennent pour certain que la fin ultime de l'homme est un bien commun car elle consiste en la vision béatifique, il est non moins certain que certains bien extérieurs et donc appropriés, sont requis pour la béatitude. Pour saint Thomas d'Aquin, " la béatitude imparfaite, telle qu'on peut la posséder dans la vie présente, requiert des biens extérieurs, non comme faisant partie de la béatitude, mais comme des instruments au service de cette béatitude [...] En effet, l'homme, en cette vie, a besoin de ce qui est nécessaire au corps, tant pour l'activité de la vertu contemplative que pour celle de la vertu active ". C'est donc seulement par analogie que l'on peut affirmer que le bien propre de l'homme est toujours un bien commun.
Précisons cette analogie. Elle porte, d'une part, sur la béatitude parfaite — Dieu étant l'être spirituel par excellence, le bien propre de l'homme est le bien commun par excellence. Elle porte, d'autre part, sur la béatitude imparfaite : dans la mesure où ils sont censés être un moyen de la béatitude parfaite, les biens extérieurs que la béatitude imparfaite requiert sont destinés à tous les hommes, sans précision de propriété, parce que justement la béatitude parfaite est leur bien commun. Saint Thomas fonde implicitement sur cette analogie le principe reconnu par la doctrine sociale de l'Église comme la " destination universelle des biens ", quand il affirme que, " selon l'ordre naturel établi par la providence divine, [...] l'appropriation [des êtres inférieurs à l'homme], œuvre du droit humain, n'empêche pas de s'en servir pour subvenir aux nécessités de l'homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance sont dus, de droit naturel, à l'alimentation des pauvres . " D'où l'éloge de la libéralité, la vertu du propriétaire qui subvient aux besoins de son prochain.
L'échange juste est une forme atténuée de libéralité
En droit positif, la question se complique : la prudence des hommes adaptera dans le temps les institutions aptes à réaliser cette communauté des biens appropriés. Si le don est la forme exemplaire de la diffusion des biens extérieurs, tous les hommes n'ont pas la fortune de pouvoir le pratiquer de manière significative ; c'est par l'échange qu'il pourront mettre leur avoir au service d'autrui. Saint Thomas ne dit rien d'autre lorsqu'il affirme que " l'achat et la vente semblent avoir été institués pour l'intérêt commun des deux parties, chacune d'elles ayant besoin de ce que l'autre possède, comme le montre Aristote ". Comme tout acte humain, l'échange ne sera vertueux que s'il est volontaire et délibéré (libre dans le vocabulaire contemporain) : le vol et la rapine, la fraude commerciale et l'usure ont été stigmatisés de tout temps par les moralistes. Le respect de la propriété privée et de la liberté des contrats semble ainsi appartenir au patrimoine institutionnel de la civilisation occidentale.
Seuls la confusion et la décadence de notre siècle conduisirent les papes à rappeler les bienfaits attachés au respect de ces droits. On connaît la place que la propriété prend, dès Rerum novarum, dans la doctrine sociale de l'Église. On connaît moins l'importance accordée par Pie XII à la " liberté du commerce réciproque des biens par échanges et donations " : du respect de ces deux institutions juridiques on peut attendre du libre jeu de la concurrence l'avènement d'un régime économique bien ordonné. Dans ce contexte du respect du droit, le passage suivant de Quadragesimo anno prend tout son relief :
Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l'ont surabondamment prouvé, depuis qu'on a mis en pratique les postulats d'un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d'un principe directeur juste et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd'hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d'autant moins que, immodérée et violente de nature, elle a besoin, pour se rendre utile aux hommes, d'un frein énergique et d'une sage direction, qu'elle ne trouve pas en elle-même. C'est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu'il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c'est-à-dire à la justice et à la charité sociales .
On pourrait dire, en d'autres termes, que le respect de la justice libère les échanges de l'appétit du gain, violent et immodéré de nature. Précisément, ce sont les facultés supérieures de l'âme des protagonistes de l'échange qui sont ainsi libérées : ils soumettent leurs passions à leur raison, l'échange ayant pour " principe directeur [...] l'intelligence créée " (Pie XI) . Or, nous l'avons vu, l'échange, à défaut du don, diffuse les biens extérieurs vers ceux qui en ont besoin. Nous pouvons conclure que le respect des propriétés et des termes des contrats est la façon dont les pauvres peuvent, par l'échange, pratiquer la libéralité.
Économie de marché et libéralité
De ce raisonnement, il ressort que l'échange juste est une forme atténuée de libéralité : les institutions de la propriété et du contrat ne favorisent-elles pas la moralité de l'activité économique et, transformant les biens matériels en biens libres, ne les rendent-elles pas comme " spirituels " ? De biens propres, elles les transformeraient en biens communs ! Or, selon Friedrich Hayek lui-même, le pape du renouveau libéral contemporain, ce qui caractérise une économie de marché c'est l'existence de " règles de juste conduite comportant ce que David Hume appela les trois lois fondamentales de la nature, celle de la stabilité de possession, de son transfert par consentement, et d'exécution des promesses, ou, comme l'exprime en bref un auteur contemporain (Léon Duguit) à propos du contenu essentiel de tous les systèmes contemporains de droit privé, la liberté de contrat, l'inviolabilité de la propriété privée et le devoir de dédommager autrui pour les torts qu'on lui inflige ". Dans Centesimus annus, Jean Paul II ne tient pas un langage fondamentalement différent :
Peut-on dire que, après l'échec du communisme, le capitalisme est le système social qui l'emporte et que c'est vers lui que s'orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur économie et leur société ? Est-ce ce modèle qu'il faut proposer au pays du tiers-monde qui cherchent la voie du progrès de leur économie et de leur société civile ?
Si, sous le nom de " capitalisme ", on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de parler d' " économie d'entreprise ", ou d' " économie de marché ", ou simplement d' " économie libre ". Mais si par " capitalisme " on entend un système où la liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative .
Rapprochons l'analyse de Hayek de l'exigence formulée par Jean Paul II : le " contexte juridique ferme ", marché, propriété, responsabilité, qui met la liberté économique au service de la liberté humaine intégrale, ce sont les trois institutions qui, selon Hayek, caractérisent toute économie de marché. Ce sont elles qui rendent la concurrence loyale ; ce sont elles qui orientent, selon les vœux de Jean Paul II, le marché et l'entreprise vers le bien commun. La compétition que se livrent les producteurs, dans le respect des propriétés et des contrats qu'ils ont conclus, conduit chacun d'entre eux à se mettre toujours plus au service de ses clients par la baisse des prix, la hausse de la qualité, la prestation de services à la vente, etc. En d'autres termes, comme la concurrence conduit les producteurs à pratiquer la libéralité, le respect de la justice a pour effet de rendre de plus en plus communs les produits et services échangés.
Pas de morale économique sans liberté de l'échange
On objectera que ces bienfaits désirables en eux-mêmes, sous un dehors positif, risquent de justifier une cupidité mercantile immodérée. Qui en disconviendrait ? Ici-bas, la justice ne peut trancher qu'au for externe ; elle ne peut appréhender les intentions qui mènent les hommes mais connaître seulement les actes qu'ils posent, dans l'objectivité de leurs conséquences : elle juge, en matière de responsabilité, si l'auteur du dommage aurait pu l'éviter et fixe la réparation à laquelle elle l'astreint. La justice des hommes laisse ainsi à la justice de Dieu le soin de sonder les reins et les cœurs . Aussi faut-il se garder de vouloir moraliser l'activité économique par une législation qui, privant l'homme de sa liberté, nierait la responsabilité qu'il assume ultimement face à son Créateur. La justice de ce monde se contente de laisser les hommes tirer des leçons des actes qu'elle sanctionne. Elle ne se substitue ni à la conscience individuelle, ni à la morale ambiante, ni à l'Église, ni à la grâce.
Ainsi une société économique respectueuse de la justice ne peut que concourir à rendre communs les biens extérieurs requis pour une félicité imparfaite, laissant aux consommateurs le soin de les ordonner à la béatitude parfaite. Que les personnes en charges du bien commun suppléent à l'incapacité où se trouveraient les consommateurs d'assumer leur responsabilité, qu'elles leur apportent le secours dont ils ont besoin mais ne se substituent pas à eux : toute économie qui serait fondée sur des exceptions aux droits de la propriété, des contrats et de la responsabilité civile vicierait à la source la convergence des biens propres vers le bien commun. " Si l'économique est dans l'axe de l'humain, disait Marcel De Corte, il doit être également libre au même titre que l'homme. " Le philosophe entendait par là " libre en sa source ", c'est-à-dire " la rencontre ou le colloque entre le producteur et le consommateur " :
Si le marché où se rejoignent l'offre et la demande n'est pas libre, comment choisir ce qui doit être, comment discerner le meilleur ? [...] Sans marché libre, il est même impossible de maintenir le caractère normatif de l'économie. Il n'y a plus de critère objectif et indépendant de la volonté humaine pour établir la hiérarchie et la valeur des utilités offertes ou demandées : la notion de bien disparaît. C'est l'arbitraire à son plus haut exposant. Sous prétexte d'éliminer les biens apparents au profit des biens réels, le bien qui apparaît comme tel à une subjectivité dirigeante, est imposé au producteur et au consommateur ! [...] L'économie de marché libre est la seule qui soit économique parce qu'elle est la seule qui permette le dépassement vers l'extra-économique .
La liberté de la rencontre entre le producteur et le consommateur est à la source de la moralité en économie.
m. c.