Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
" Ce grand instrument qu'est l'Empire est difficile à construire, mais facile à anéantir ; la masse que représente son immense population est facile à mettre en ébullition, mais difficile à apaiser.
C'est pourquoi les anciens rois se gardaient d'atteler leurs chevaux à des rênes pourries... " Ainsi s'exprimait Kang Youwei , réformiste radical et ardent confucéen, au lendemain du traité de Shimonoseki ; il entendait qu'on réformât l'Empire, par le haut, l'exemple, comme le veut la tradition, qu'on le modernisât, selon le modèle occidental, comme le Japon en avait fait l'expérience, pour le malheur de la Chine.
Comment comprendre un pays sans référence à son passé ? Surtout, quand il a une histoire sans rupture de continuité depuis plus de deux mille ans et cultive, depuis plus de temps encore, une sagesse héritée des " anciens Rois Sages ". Pour travailler en Chine, il faut " passer aux Chinois ", disait Teilhard de Chardin ; pour comprendre la Chine, abandonner ses préjugés. Malgré cela, que d'erreurs chez combien de témoins ! En 1874, un Français, qui a passé cinq ans à l'arsenal de Fuzhou : " Cette grande et vieille nation, après avoir longtemps sommeillé, se réveille et se prépare à reprendre sa place dans le monde politique et économique . " Soixante ans plus tard, un missionnaire : " Enlevez la religion catholique aux paysans du Moyen Âge, et vous aurez la civilisation actuelle de la Chine . "
Quelle civilisation ! Je partage cette appréciation d'un des Français de notre siècle qui l'ont le mieux connue : " Ce qui m'a si longtemps attaché à la Chine, c'est la singularité de son histoire, l'humanisme fondamental de sa civilisation... Le passé de la Chine m'émerveille et m'enchante... La vieille Chine "inventive et stationnaire" s'est mise en marche, elle n'en est qu'à l'aube de sa nouvelle histoire . " Cette " nouvelle histoire " ne saurait être un divorce (surtout imposé de l'extérieur !) avec l'ancienne : " La Chine populaire d'aujourd'hui reste, sous l'habillage d'un discours marxiste-léniniste, et en dépit de profondes transformations structurelles, proche par beaucoup de côtés de la Chine de tous les âges . " La civilisation chinoise a sa logique, nous avons la nôtre, les approches mutuelles sont hasardeuses. Seules données sûres, pour nous, les constantes chinoises.
Nombre des sinologues n'aimaient pas Alain Peyrefitte et son anticonformisme. Au lendemain de son décès, Marianne Bastid a fait justice de ces positions . En 1990, Peyrefitte définissant dix constantes — vérités d'hier, vérités d'aujourd'hui —, donnait de la Chine l'image d'un gigantesque isolat, soucieux, jusque dans l'ouverture recherchée, de préserver son originalité. Dans le même esprit, en 1997, il cernait quelques certitudes :
1/ 22 à 23 % des humains sont Chinois, entassés sur 6 % des terres cultivables dans le monde.
2/ 93 % des Chinois sont des Han.
3/ De 1979 à 1996, la Chine a atteint à un taux de croissance qui semble aux Occidentaux d'une ampleur fabuleuse : autour de 10 %. Jamais un aussi grand nombre d'hommes n'avaient vu leur vie aussi transformée en aussi peu de temps.
4/ Cette explosion, on la doit à la libération de l'initiative économique, lancée en 1978, par Deng Xiaoping qui a voulu moderniser l'économie en l'ouvrant au monde.
5/ L'idéologie confucéenne, un des quatre ou cinq grands courants de pensée et de morale de l'histoire humaine, reste vivante chez beaucoup de Chinois : culte des ancêtres, soumission de l'individu au groupe (dans l'espace) et plus particulièrement à la lignée (dans le temps), respect de l'autorité établie, pour peu qu'elle se montre capable de faire face aux difficultés de la subsistance et de l'ordre public.
6/ Les Chinois ont repris conscience de leur force... Ils sont, depuis quelques années, bien décidés à regagner la seule place qui leur paraisse digne d'eux — la première.
7/ D'autres pays, également imprégnés de confucianisme — les " petits dragons " — ont précédé sur cette voie le " grand dragon "... L'exemple fait tache d'huile dans tout l'Orient asiatique.
8/ Le réveil chinois s'inscrit dans le plus prodigieux bouleversement qu'ait connu l'histoire depuis que les Européens se sont lancés sur les mers, il y a cinq cents ans .
Un peu d'histoire — 1911-1949
En face, que d'incertitudes ! Quoi d'étonnant, après les épreuves formidables qu'a vécues, ce siècle, le peuple peut-être le plus endurant de la terre ?
Pendant la " lamentable " expérience de la République dite bourgeoise, 1912-1927, Sun Yatsen tient six semaines, puis laisse la place à Yuan Shikai, qui cherche à rétablir l'empire à son profit ; la Chine se morcelle. 1914, les Japonais déclarent la guerre à l'Allemagne, s'emparent de ses concessions ; 1919, le traité de Versailles leur transfère les " droits " allemands sur le Shandong. Mouvement du 4-Mai : les Chinois protestent — manifestations et grèves. Des intellectuels se tournent vers la Russie bolchevique qui a renoncé aux " droits " de l'empire russe en Chine. 1921, sous la pression internationale, le Japon quitte le Shandong. Une poignée d'intellectuels fonde le Parti communiste chinois... lequel s'allie, en 1923, au Guomindang , de Sun Yatsen, après un accord passé entre celui-ci et l'envoyé de Lénine. 1925, fleurit " le mouvement du 30-Mai ", hostile aux étrangers : il aura ses martyrs. Sun Yatsen meurt, Chiang Kai-chek lui succède et les premiers craquements se font jour entre nationalistes et communistes, eux-mêmes divisés. Mao qui voit dans les paysans " la force principale de la Révolution ", est exclu du bureau politique. 1927, Chiang lance une offensive contre les communistes et les écrase, notamment à Shanghai. Il entre à Pékin, récupère les concessions accordées aux Puissances et exerce sa dictature sur toute la Chine. Les communistes passent dans la clandestinité.
1931, les Japonais s'emparent de la Mandchourie, créent le Mandchuguo et, 1933, fondent sur le Hebei, menaçant Pékin. 1934, près d'être encerclé dans le Jiangxi, Mao entreprend de gagner le Shenxi : c'est la Longue Marche. À Yenan, où il s'installe, il forme un " gouvernement anti-japonais "... Chiang Kai-shek, capturé par les Rouges, à Xian, et conduit devant Zhou Enlai, prend l'engagement de cesser de combattre les communistes et de tourner ses forces contre les Japonais, qui envahissent alors la Chine du Nord. " Le pays est occupé dans un désordre indescriptible. Les soldats japonais sont échelonnés le long des voies ferrées, par petits groupes. Immédiatement en dehors, tout est plein de soldats chinois débandés ou de bandits. En somme, la Chine attaquée avant qu'elle ait pu achever de s'armer se défend en tombant en poussière, une poussière dont on ne voit pas comment les envahisseurs arriveront à la cimenter . " L'avance japonaise contraint Chiang à s'installer à Chongqing. Les envahisseurs intronisent un régime à leur dévotion, que dirige Wang Jingwei. Les accords entre Chiang et les communistes sont bientôt rompus : la guerre civile ajoute à l'occupation étrangère. Querelles, aussi, au sein du Pcc où les " pro-soviétiques " sont mis à l'écart !
La guerre mondiale s'achève : Chiang traite avec les Russes entrés lors de la déroute japonaise en Chine du Nord et Mandchourie. Les Américains le soutiennent. Les communistes sont-ils isolés ? Oui : au milieu du peuple chinois, " comme un poisson dans l'eau ". Août 1945, un " sommet " entre Chiang et Mao reste sans lendemain : " S'éleva, écrit l'histoire officielle de la Chine rouge, un grand mouvement populaire réclamant la démocratie, que le Guomindang réprima sévèrement . " 1948, Lin Biao écrase les troupes de Chiang en Mandchourie. Janvier 1949, les communistes entrent à Pékin, Chiang et les siens s'enfuient, gagnent Formose ; 1er octobre, avènement de la République populaire de Chine.
1949-1978
L'ère Mao Zedong ne sera pas plus avenante : longue période d'exaltation folle, prompte à sombrer dans l'horreur, ainsi que toutes les vagues révolutionnaires qui jalonnent l'histoire chinoise, durent entre dix et vingt ans et sont follement meurtrières. " Le durcissement du régime à l'intérieur, la terrible "loi sur la suppression des contre-révolutionnaires" promulguée le 21 février 1951 et qui allait conduire à des dizaines de milliers d'exécutions publiques dans les villes, la terreur qui accompagnait la réforme agraire de juin 1950 dans les campagnes allaient transformer l'atmosphère du pays tout entier, affecter du même coup la situation des étrangers et rendre le maintien de leur présence inutile, dangereux, et, très vite, impossible . " La mise en route de la nouvelle économie est dramatique.
1954 : aux termes de la constitution, les régions administratives cèdent la place à une centralisation plus marquée. " Dans son effort de développement économique, dont les objectifs étaient définis dans un premier plan de cinq ans (1953-57), la Chine souffrait au départ de lourds handicaps " : " 1/ ses 530 millions d'habitants (recensement, 1953), à 80 % des paysans disposant en moyenne d'un demi hectare de terres arables. 2/ une base industrielle très faible. 3/ le manque de savants, d'ingénieurs, de techniciens. 4/ la pauvreté des moyens financiers de l'État. Et il y a l'inexpérience des dirigeants : " Ceux-ci ne tenant pas assez compte des données proprement chinoises par rapport au modèle soviétique, privilégièrent l'industrie lourde, négligèrent d'investir suffisamment dans l'agriculture. Des transformations sociales précipitées au nom d'une idéologie impatiente, la déjà surhumaine . " Vinrent les Cent Fleurs, 1957. " Pour se rallier les intellectuels rigidité intolérante d'un parti que nul n'osait contredire, achevèrent de compliquer une tâche à qui le Parti promet un traitement plus libéral, Mao lance un mouvement de "rectification du Parti", par la critique et l'autocritique. Le mouvement dégénère en une explosion de mécontentement que suit une période de répression sévère . " La suite, des erreurs toujours plus graves : Grand Bond en avant et Communes populaires. Le premier, un fiasco économique immédiat ; les secondes, un fiasco différé : la " grande marmite ", dont Deng, bien plus tard, dénoncera l'irresponsabilité. Pour opérer le Grand Bond..., le peuple délaisse les champs, se lance dans une production industrielle naïvement improvisée. Trois années de mauvaises récoltes. " Les années 1960-1963 ont été les plus dures, nous mourions de faim " m'a dit un Chinois. Des dizaine de millions de morts.
En 1962, un " mouvement d'éducation socialiste " est lancé pour " relever l'esprit révolutionnaire ". Se développe le culte de " la pensée–Mao Zedong ". Cela sent sa Révolution culturelle : elle naît officiellement, début août 1966. Le 18, des centaines de milliers de Gardes rouges défilent sur Tiananmen devant Mao, avant de se lancer à l'assaut des cadres du Parti et des " vestiges du passé féodal " : s'ensuit une vague de vandalisme, tandis que le président de la République, " déviationniste de droite ", Liu Shaoqi, est contraint à l'autocritique. La folie gagne ; l'anarchie s'étend, atteint à son comble, l'été 1967, donne lieu à de véritables insurrections armées. Elle est combattue, ici et là, par l'Armée, sur quoi s'appuie Zhou Enlai (seul à conserver son sang froid), pour maintenir ce qui peut l'être des structures de production. À l'automne, Mao, un temps débordé sur sa gauche — l'a-t-il été ? a-t-il laissé faire, par tactique ? — reprend les choses en mains, apporte un soutien entier à Zhou et frappe, à la fois, à droite et à gauche. Dans la seconde quinzaine d'octobre 1968, Liu Shaoqi est destitué, les gauchistes bridés. Mais ils conservent de nombreux appuis, notamment en la personne de Lin Biao, deuxième personnage de la hiérarchie, qui complote contre Mao — " un tyran féodal ". Lin disparaît en septembre 1971, alors que la Chine entame la normalisation de ses rapports avec le monde. Elle est admise à l'Onu en octobre 1971 ; reçoit Nixon, en voyage privé, en février 1972, puis des Européens et le Premier ministre japonais, Tanaka. En février 1973, elle participe à la conférence sur le Vietnam, à Paris. Zhou Enlai semble maître de la situation. Semble...
Une lutte sourde l'oppose aux gauchistes — connus bientôt comme la Bande des Quatre. Zhou, malade, est de plus en plus souvent remplacé par un rescapé de la Révolution cultuelle, Deng Xiaoping. Janvier 1975, l'Assemblée populaire nationale supprime la présidence de la République et crée dix vice-présidents, dont le premier est Deng. Les Quatre le critiquent immédiatement, redoublent, quand, en janvier 1976, Zhou meurt, et obtiennent la démission de Deng : il est chassé du Parti. En septembre, Mao meurt. Hua Guofeng, Premier ministre par intérim depuis la mort de Zhou, devient président du Comité central, et élimine les Quatre. Encore quelques mois, et Deng, réintégré dans ses fonctions, se remet au travail. L'ère Deng Xiaoping commence, malgré la présence de Hua. On ne parle pas encore de " socialisme de marché ", mais on s'achemine vers ce mode de développement à la chinoise.
L'ère Deng Xiaoping
" Le climat d'après 1976 évoque la Russie de la Nep... Le triomphe de la production sur la révolution qu'incarne Deng, c'est le triomphe de la compétence. " Passe-t-on du noir au blanc ? " Deng en visite au combinat de Baoshan calligraphie : "Pour maîtriser les techniques nouvelles, il faut étudier et innover". Mais il proclame également : "Si nous avions suivi la voie capitaliste au lieu de pratiquer le socialisme, il ne nous aurait pas été possible d'en finir avec le chaos social et la pauvreté". " Telle demeure, en 2000, la conviction des dirigeants chinois. La doctrine qui doit se loger dans les têtes, est là, dans ces formules de Deng : " La Chine veut la modernisation, non le libéralisme bourgeois " et " Sans le socialisme comme principe, les réformes et l'ouverture vers le monde amènent au capitalisme. Si 100 millions de personnes vivent mieux, mais que 900 millions restent pauvres, une révolution devient inévitable " . Qu'on se le dise, libéralisme et capitalisme sont " pollution spirituelle ".
Deng est plus héritier de la grande Chine, que de Marx. Né le 12 juillet 1904, d'une lignée mandarinale du Sichuan, éduqué comme tel, son père, en 1920, l'envoie en France, pour le familiariser avec le monde moderne. Il y travaille, comme ouvrier, au Creusot, à Pithiviers, à Billancourt , chez Renault, où il rejoint une cellule communiste chinoise. Sa culture doctrinale, quelques pages de Marx : elle pèsera toujours moins lourd que son sens pratique. 1926, il se rend en Russie, profite de son séjour pour " approfondir sa connaissance du communisme ", montre d'exceptionnelles dispositions pour l'organisation, la propagande et découvre la Nep qui restituait alors aux paysans une partie des terres collectivisées... Rappelé en Chine, il retrouve Zhou Enlai revenu aussi de France et participe, à Shanghai, à la Grande révolution qui suit la mort de Sun Yatsen. 1927, la Commission militaire le nomme secrétaire au Comité central, puis lui confie le secrétariat général du Comité central. 1929, il se rend au Guangxi : Chiang dispute la région aux derniers Seigneurs de la guerre, la bataille fait des centaines de milliers de morts. Deng organise la réforme agraire, établit des soviets élus, forme la viie Armée rouge d'ouvriers et de paysans. 1934-1935, il participe à la Longue Marche. Il est alors en disgrâce : " déviationnisme de droite " — l'assise paysanne que Mao et lui entendent donner à la révolution, trahit l'orthodoxie. Quand le Japon envahit la Chine, Deng réhabilité commande en second la 129e division. Les Japonais ne parviennent pas à réduire les maquis qu'il tient. Blessé à quatre reprises, il conservera de cette époque la réputation d'un combattant intraitable.
En 1945, Deng est au Comité central du Pcc, combat le Guomindang dans la iie Armée, est un des artisans de l'effondrement de Chiang. Après la proclamation de la République populaire, il est vice-Premier ministre. En 1952, il est secrétaire général du gouvernement de Zhou Enlai ; en 1955, secrétaire général du Comité central, membre du Bureau politique, en 1956. Lors des Cent Fleurs, il participe à l'élimination des " herbes vénéneuses ". En 1960, la rupture avec l'Urss consomme sa brouille avec Mao. Toujours réaliste, il pense qu'une ouverture, fût-ce du côté soviétique, est indispensable au pays : taxé de " prosoviétisme ", le voici à l'écart, mais pas inactif . Durant la Révolution culturelle, Deng, le " petit Khrouchtchev chinois " (le " grand " est Liu Shaoqi) fait son autocritique, puis est expédié au fond d'une province, afin — vieille pratique chinoise — de se rééduquer par le travail manuel. Autres pratiques traditionnelles : ses titres et fonctions ne lui sont pas enlevés, mais sa famille est persécutée. La pénitence dure tant que les " gauchistes " attisent le feu. En avril 1973, il refait surface, puis replonge... On l'a dit, 1973-1976 marque un conflit à mort entre réalisme et utopie ; va triompher le réalisme.
Décembre 1978, iiie plénum du xie Congrès, grand tournant. La Chine va décentraliser son économie, l'intégrer au marché mondial. Deng invite les Chinois à changer de mentalité : fini l'isolement, les aberrations gauchistes, mais la révolution continue, sous la houlette du Parti ! En fait foi, après le très bref printemps de Pékin de 1979, la condamnation du " petit électricien " (comme Walesa !) Wei Jingsheng, qui réclamait la 5e modernisation — la démocratie à la façon de l'Occident. Deng donne toute sa mesure, pendant dix ans. Les Chinois et leurs voisins reconnaissent son œuvre : " Depuis qu'il a adopté une politique de réforme et d'ouverture, l'économie chinoise s'est prodigieusement développée et elle est désormais une composante primordiale de l'économie mondiale . " Le point de non-retour a-t-il été atteint ? Deng a donné à son pays un mouvement qu'il n'avait plus connu depuis des siècles. Il a abandonné peu à peu le pouvoir, après avoir donné l'ordre à l'armée d'entrer en force dans Pékin, le 4 juin 1989, en réponse, annoncée " révolutionnaire " et traditionnelle à la fois, à une situation de crise aiguë : Deng déclarait, le 30 décembre 1986, alors que les étudiants s'agitaient : " Quiconque trouble l'ordre public doit être puni, sans hésiter. Sinon, le libéralisme bourgeois précipiterait le pays dans le chaos. " Le " libéralisme bourgeois ", c'est l'injustice ; quant au chaos, il savait qu'en Chine le mot signifie des morts par dizaines de millions. Il a préféré " saigner un poulet pour effrayer les singes " .
En 1992, encore, il fait un ultime voyage dans le Sud, invitant ses compatriotes à créer des richesses, puis quitte le devant de la scène, entendu, suivi : " Réformes et ouverture sur le monde ont été une seconde révolution : la théorie de Deng, visant à ouvrir la voie à un socialisme à la chinoise, débouchait sur la modernisation, et la Chine a pris un nouveau visage. Le Mouvement pour une nouvelle Culture, qui s'est répandu en Chine depuis le 4 mai 1919, est entré dans une nouvelle phase . " Révolution dans la révolution, mais révolution toujours : CQFD. Jiang Zemin, son successeur, de son vivant, a eu le temps de s'installer. La continuité était assurée.
La Chine que Deng a laissée
La situation, au lendemain de sa mort ? Des points positifs, des ombres, certaines très noires. La Chine, un colosse en mouvement, dont la marche reste incertaine. Par son pib, en 1996, elle a dépassé la France ; dépassé l'Allemagne en absorbant Hongkong, en 1997. Selon des prévisions évidemment optimistes, en 2050, elle atteindrait un produit de 35 000 usd par tête, pour une population de 1,5 milliard d'habitants. Son pib serait le double de celui escompté pour les États-Unis. La puissance de la Chine, aujourd'hui et demain, lui vient de ses hommes, fiers à nouveau d'être chinois. " La civilisation asiatique, dit Jiang Zemin, fut un temps le moteur de l'Histoire ; elle recouvrera sa gloire en promouvant le développement de l'Humanité au cours du nouvel âge à venir. " Mais que de retards à combler, dans l'unité nationale et la cohésion sociale. On entend y parvenir, par une politique peu dogmatique, visant à ce qu'écart entre riches et pauvres ne devienne pas gouffre. À cette fin, " l'économie socialiste de marché " a été adoptée en novembre 1993. Il s'agit de " faire du marché un facteur fondamental dans l'utilisation des ressources sous le macro-contrôle de l'État ". Le Parti abandonne la gestion économique du pays, mais exercera son contrôle sur les réformes de l'économie.
La Chine souffre de ses structures juridiques et financières. Le gouvernement les réforme. L'autonomie de la Banque centrale est principe acquis ; les banques naguère spécialisées doivent se muer en établissements commerciaux. Rien ne se fait d'un coup... Dans l'attente d'une législation, la Commission chinoise d'arbitrages internationaux pour l'économie et le commerce siège, sans relâche. De sa jurisprudence devrait sortir un état de droit. Rompant avec l'ordre socialiste pur, la libération des prix doit stimuler l'initiative, permettre une meilleure allocation des ressources, redresser à terme les sociétés publiques déficitaires. En 1978, 98 % des prix étaient contrôlés, 10 % le restaient en 1997. Dès 1978, les paysans vendaient sur le marché libre le surplus de production. Les prix de base sont régulièrement réévalués, mais certaines provinces ont adopté le principe de la libération totale du prix des céréales. Bénéfice, l'amélioration du niveau de vie des ruraux. La libération des prix industriels a été plus lente. En 1990, la moitié d'entre eux étaient encore fixés administrativement. L'énergie demeure sous contrôle : certains surenchériraient pour être fournis sans rupture. Des prix " plafond ", enfin, existent pour les produits de première nécessité, un salaire minimum a été instauré. Ces mesures, imparfaitement appliquées encore, sont du ressort des autorités locales chargées de les mettre en œuvre.
Aux autorités locales aussi de favoriser la création d'entreprises privées : celles-ci, 420 000, surtout des pme, représentaient, fin 1997, 5,7 % de la production. Sur les côtes, dans la zone traditionnellement active du bas Yangzi, les municipalités aident au développement d'exportations de haute technologie. Certains secteurs dégagent des profits immenses ; il y a des milliardaires chinois. Mais c'est encore par des institutions étatiques que se pratiquent 70 % des investissements. S'agît-il des investissements étrangers qui, en 1997, ont financé 20 à 30 % des projets énergétiques, 40 % des projets ferroviaires et 50 % des projets de télécommunication. Ces fonds se diffusent peu hors des zones côtières, cela ajoute au cloisonnement du marché chinois, lié aux structures géographiques et politiques anciennes. Entre nord et sud, est et ouest, la confiance fait défaut, autant que les moyens de transport.
Point périlleux, le secteur public : ses 110 000 sociétés de toutes tailles, représentent encore près de 50 % de la production industrielle, contre 38 % pour les " sociétés collectives " (3/4 des entreprises hors secteur public qui relèvent des autorités locales) principalement situées en zones rurales, et de 12 à 14 % pour sociétés " individuelles privées " et joint-ventures sino-étrangères. Remontant à 1986, les privatisations ont d'abord été circonscrites aux entreprises déficitaires les plus petites. Le Comité central a décidé en 1995 de vendre les entreprises moyennes à 100 %, et partie des grosses entreprises à des investisseurs privés. Outre le coût social : baisse des rémunérations et licenciements, l'opération présente des difficultés techniques innombrables. L'évaluation des entreprises n'est pas la moindre : officiellement 40 % d'entre elles perdaient de l'argent, fin 1998 , puis on a " découvert ", fin 1999, que 81 des 100 plus grosses sociétés avaient gonflé leur bilan, pour appâter les repreneurs .
Franc succès, en revanche, l'ouverture — appel aux investisseurs étrangers et promotion des échanges. Ces investissements, cumulés de 1979 à 1992 , représentaient 34 milliards de usd ; l'afflux pour 1994 a été de 33,8 milliards, pour 1995 de 37 milliards ; il n'a fléchi qu'en 1999 . Certes, la Chine a aménagé sa fiscalité pour les firmes étrangères, mais les autorités chinoises ont su, aussi, inspirer confiance. 1992, c'est la relance des réformes, par Deng, après la pause de 1988-1989 et la stabilisation de la situation, après Tiananmen. La Chine s'insère dans le partage international du travail, multipliant assemblage et transformation de produits importés, sous-traitance, etc., dans des filières à forte demande de main-d'œuvre bon marché. En 1977, ses exportations représentaient 4,5 % du pnb chinois, 0,7 % du marché mondial ; en 1993, ces chiffres étaient passés à 20 % et 2,7 %. La Chine est désormais le deuxième pays exportateur de l'Asie : 111 milliards de usd, loin derrière le Japon : 395. Parallèlement, la voici deuxième importateur, derrière le Japon encore. Deux industries chinoises ont fait une percée remarquable : textile, mécanique. Une stratégie opportuniste, dans l'automobile, les télécommunications, l'aviation, la conduit à être toujours plus sélective dans ses recours aux étrangers, à rechercher les transferts de technologie, à modifier les dispositions réglementaires, si cela permet d'attirer des investisseurs plus intéressants. Naguère, tout le commerce extérieur de la Chine passait par douze sociétés d'État ; elles ont été démantelées. Un à un, la Chine surmonte, contourne les obstacles, visant, entre autres objectifs, l'admission à l'Organisation mondiale du commerce qu'elle vient d'atteindre. L'Omc posera d'autres problèmes, notamment à son agriculture, trop peu compétitive : la Chine va devoir opérer un retour déguisé au protectionnisme, ou renoncer à l'indépendance alimentaire. Mais intégrer l'Omc, c'est prendre rang parmi les pays développés.
Les infrastructures, en Chine, sont toujours très défectueuses. L'aéroport de Pékin, comparé à Paris, à Francfort, est un aérodrome de province vétuste. Les routes chinoises, hors les voies principales, sont ravinées, pleines de nids de poule. Il n'y a pas un an, un de mes amis a mis six heures pour couvrir les 75 kilomètres qui séparent Jiangxing de Hangzhou, région en plein développement. Les camions brinquebalent, cars et bus seraient tous envoyés à la casse, dans tout pays d'Europe ; les trains sont d'une lenteur désespérante : il faut des dizaines d'heures pour aller du nord au sud. Les chantiers, même immenses, respirent le système D... En ville, de nuit, les immeubles d'habitation sont chichement éclairés ; l'électricité est pour l'industrie. La solution est dans l'implantation lente et onéreuse de centrales nucléaires, comme à Daya Bay, au Guangdong. Le formidable barrage des Trois Gorges relève plus d'une entreprise prestigieuse que de l'efficacité énergétique. La couverture informatique du pays ? Les ordinateurs tombent souvent en panne.
Il y a les pollutions industrielles, liées à l'utilisation massive du charbon, dont le pays est premier producteur et premier consommateur du monde ; les questions hydrologiques : inondations catastrophiques, ici, manque d'eau récurrent, ailleurs ; la déforestation jamais sérieusement combattue... L'habitat demeure insuffisant : à Pékin, bien des hlm paraissent dater de l'ère de coopération sino-soviétique. Dans les vieux quartiers — les pittoresques houtong — dépourvus de tout confort, les gens vivent comme vivaient leurs grands-parents, n'était la télévision et, ça et là, quelques climatiseurs. Les magasins d'alimentation, échoppes ou libres-services, laissent rêveur l'étranger qui s'y hasarde — ce qui n'empêche pas Pékin qui se modernise, d'être une métropole plutôt propre. Elle le demeurera tant, au moins, que des milliers de femmes seront maigrement rétribuées pour y agiter (mollement) leur balai du lever au coucher du soleil...
La croissance de la Chine est-elle durable ?
Obstacle inopiné, la " crise asiatique ", survenue au printemps 1997, a éprouvé la Chine : de nombreux clients se sont retrouvés insolvables, que leur monnaie dépréciée a par ailleurs rendus plus concurrentiels. La Chine n'a pas dévalué . On a parlé de dévaluation (15 à 25 %), courant 1998, puis début 1999 ; on l'a dite repoussée à 2001, avant de l'envisager pour 2000... Pékin aurait considéré que la mesure se répercuterait dangereusement sur les économies de ses voisins, et a déclaré maintenir la parité yuan/dollar pour des raisons " morales ". On avait les moyens de cette politique " de prestige impérial " : des réserves en devises — 6 milliards de usd fin 1989, 47 fin 1994, 104 fin 1996, 210 au lendemain du retour de Hongkong à la mère patrie ! A titre comparatif, fin 1996, la totalité des banques centrales européennes et nord-américaines détenaient quelque 300 milliards de usd de réserve. Mais la prudence s'imposait : freiner les réformes, consommer moins, voir venir. Dans le secteur public et parapublic, lourdes conséquences sociales : fin 1998, le chômage passait 5 % dans les grandes villes, atteignant 25 % dans certains centres de combinats sidérurgiques, comme Shenyang.
La croissance chinoise est-elle durable ? Certains en doutent qui avançaient, fin 1996, que, selon un nouveau mode de calcul du pib effectué par la Banque mondiale sur la base de nouveaux critères de pouvoir d'achat, une révision s'imposait, à la baisse, de 40 % ; les investissements étrangers allaient régresser ; la croissance s'essouffler. Beaucoup de ces observateurs reprochent à la Chine un mode de développement qui les désoriente. À l'Ouest, le postulat de Rostow veut que le " décollage " passe par : 1/ société traditionnelle, 2/ démarrage, 3/ marche vers la maturité, 4/ consommation de masse. Les choses vont si vite aujourd'hui en Asie que tout se télescope. L'Occident aurait compris un développement à la japonaise, en grands groupes autonomes dans un cadre protectionniste. La Chine, comme les pays de la région, s'est lancée dans les joint-ventures : hétérodoxe ! Or, justement, " les politiques originales suivies par les gouvernements des pays du Sud-Est asiatique ont été de puissants stimulateurs de la croissance. La politique d'ouverture, notamment, leur a fait faire des progrès scientifiques et technologiques rapides. Cette maîtrise rapide des technologies les plus modernes peut laisser espérer aux pays concernés la poursuite durable d'une croissance rapide . "
La " crise asiatique " a-t-elle enrayé le processus ? Fin 1998, le solde des opérations courantes restait positif, l'excédent de la balance, de l'ordre de 40 milliards de usd. La dette extérieure ne représentait guère que 14,5 % du pib, et le ratio du service de la dette était inférieur à 10 %. La Coface disait sa confiance dans les banques chinoises garanties par Pékin . L'épargne demeurait forte : 38 % du pib, mais la croissance n'atteignait pas les 8 %, sur quoi tablait le gouvernement. Fin 1999, on parle de " coup de frein sur la croissance ", mais celle-ci (la plus faible, il est vrai, depuis sept ans...) a été, quand même, de l'ordre de 7,1 %, soit de 1000 milliards de usd. On constate que la Chine, malgré la reprise des ses exportations (+ 6 %) n'a pas atteint à l'excédent commercial de l'année précédente : il tombe de 43 à 30 milliards de usd. Les importations ont fait un bond de 18 % : est-ce un signe de mauvaise santé ? Le tassement des investissements — + 7,8 %, contre + 15 % l'année précédente — n'est pas anémie. La consommation n'a augmenté que de 6,8 %, les prix de détails baissent. On reparle de dévaluation ? En cet été 2000, le yuan reste à parité constante avec le usd. La Chine dispose toujours de réserves .
Sur le fil du rasoir
Chose sûre, la Chine se développe sur le fil du rasoir. Le Chinois est endurant. Mais le sentiment d'injustice le rend fou. Lancé dans sa révolte, il convaincu que le Ciel soutient sa colère, rien ne l'arrête. L'iniquité s'étend. " Installez la démocratie à l'occidentale ", disent de beaux esprits. Irréalisme funeste ! Le postulat politique est, chez nous, que notre démocratie est le modèle ; qu'un État touche-à-tout qui obéit à des formes définies par l'usage britannique, la Constitution des États-Unis ou des textes français, doit être la règle partout. Admettons que la démocratie soit bénéfique en Occident, ne risque-t-elle pas d'être, ailleurs, tel l'électron libre évoqué par Toynbee ? " Un élément culturel isolé, détaché peut, comme une maladie contagieuse ou comme un électron détaché de l'atome, s'avérer mortel quand il est dissocié du système auquel il appartenait jusque-là, et quand il est lâché en liberté dans un nouveau milieu . " Le général Guillermaz notait, fin 1989 : " En Chine, une voie libérale démocratique paraît improbable. On doit se souvenir que la Chine, vraie démocratie sociale, ne fut jamais une démocratie politique . "
Démocratie sociale et économique. Les guangxi, réseaux d'amitiés, d'intérêts, claniques, familiaux, font que les Chinois s'occupent eux-mêmes de leurs affaires. Frugal, l'État ne prélève que 14 % du Pnb, leur permet d'en épargner trois fois plus. Le Chinois, qui a quelque gain, cherche à renforcer la stabilité financière de sa famille : toute la communauté en bénéficie. Si l'on veut que le boom ne soit pas un feu de paille, épargne, travail doivent l'accompagner. Tel est le comportement universel des classes moyennes : elles sont en train de faire en Extrême-Orient la révolution bourgeoise, n'attendant de l'État que la stabilité. Elles pourraient se compter 500 millions dans tout l'Extrême-Orient, vers 2020. En 1999, elles se comptaient déjà plus de 100 millions en Chine. Rien n'est moins égalitaire, ni plus respectueux des efforts de chacun. Il y a des laissés pour compte ? Où n'y en a-t-il pas ? L'État s'emploie donc à arbitrer — du plus haut possible. Il n'y a pas vingt ans, Deng invitait ceux qui gagnaient de l'argent à contribuer volontairement à la prospérité générale... Pour permettre à l'État de jouer son rôle régulateur, des impôts modernes ont été mis en place à compter de 1994, qui procurent au pouvoir central un supplément de ressources. Il y a un progrès, au moins technique : tva et impôts sur les sociétés sont en progression satisfaisante. Mais les dépenses persistent à croître plus vite que les recettes.
Notre système social a ses effets pervers, les Chinois en ont conscience. Un jeune interprète qui avait passé quelques mois en France, au début des années 1970, observait : " Il n'y a pas de liberté ici " ; l'individualisme des Trente glorieuses indisposait le fils de Mao . Le maire de Ningbo disait récemment : " Le jour où nous construirons des maisons de retraite, cela signifiera que nous aurons été pourris par l'Occident. " Pékin nous donne une leçon, en tenant fermement à l'application de l'article 15 de la Constitution, qui stipule que les enfants doivent participer financièrement aux besoins de leurs parents. Le pouvoir est amené de temps à autre à taper sur la tête des fauteurs de désordre... Le Chinois a l'habitude : " Apercevoir le mandarin, c'est déjà trois dixièmes d'une catastrophe ! " Francis Fukuyama était fondé à remarquer en 1992 : " Après l'effondrement du communisme, il est clair que la démocratie libérale doit faire face à une concurrence potentielle : le soft authoritarism, que l'on dit exister à Singapour, au Japon et dans les autres États en progrès rapide de cette région " — lequel ne va pas sans heurt non plus.
Inégalités, menace de rupture
Un chef d'entreprise chinois, à Shenzhen, remarque : " Aujourd'hui, il y a moins de différence de mode de vie entre un jeune Chinois instruit et un Occidental, qu'entre ce jeune Chinois et un ouvrier pauvre. " Promenez-vous dans Pékin, vous le constatez, la Chine développée côtoie la Chine arriérée. Des pauvres, il y en a dans le secteur encore protégé par le socialisme. Tels les ouvriers des entreprises d'État, où on estime 23 millions les personnels en surnombre. La situation ne pouvait que s'aggraver avec la règle limitant à 4, 5 %, tout au long du plan 1996-2000, la hausse annuelle de leur salaire, quand l'inflation frise le double. Il y en a parmi les vieux : à la fin des années 1980, moins de 30 % des retraités chinois touchaient une pension. La situation ne s'est pas améliorée. Il y en a dans les campagnes : en 1993, le gouvernement reconnaissait plus de 100 millions de travailleurs ruraux sous-employés, ou inemployés. Pour nourrir le pays, suffiraient 40 millions d'agriculteurs proprement dits. Ils sont 300 millions, parmi 900 millions de ruraux. On trouve, en contravention avec toute législation, des ouvriers qui travaillent 70 heures par semaine, vivent entassés dans des cabanes, et ne perçoivent pas 500 yuan par mois . Des gamines se prostituent ; le crime se propage.
L'essor économique des provinces côtières s'accompagne d'une stagnation de l'Intérieur ; l'agitation des catégories sociales laissées pour compte est à la mesure des espoirs de gain qui ont parcouru la société chinoise. Au plan national, on relève de considérables différences de revenus moyens, entre les régions. Si à Shanghai, on atteint à 25 000 yuan, à Pékin, quelque 17 000, à Tianjin, près de 14 000, les moyennes sont égales ou inférieures à 4 000 yuan dans presque toutes les provinces de l'Intérieur, avec un minimum de 2215, au Guizhou . 60 à 80 millions de Chinois vivent sous le seuil de pauvreté absolue. L'ouverture au monde de la société urbaine face à une société rurale formée à l'égalitarisme maoïste ; la substitution de l'individualisme débrouillard aux valeurs communistes, sinon confucéennes, est sources de tensions. Pour l'instant l'insatisfaction ne se manifeste pas en dehors des cellules sociales naturelles : villages, unités de production. Le sous-emploi des régions rurales pauvres est un phénomène récurrent. Il entraîne aujourd'hui un exode important (plusieurs dizaines de millions de travailleurs) vers les côtes. Pour tenter d'enrayer ce mouvement, d'autant plus insensé que suite à la " crise asiatique " nombre de chantiers ont été arrêtés, le gouvernement refoule inlassablement les ruraux vers leurs provinces d'origine. À la gare centrale de Pékin, vous croyez assister à des scènes d'exode. Qu'adviendra-t-il si, sous la conduite d'un chef charismatique comme la Chine en a souvent produit, ces miséreux deviennent enragés ? Si le chômage urbain reste marginal (officiellement, mais officiellement seulement, 2,6 % de la population active, 4 millions de personnes), c'est un tiers de la population rurale active qui est concerné par le chômage rural, 150 millions. Les poches de chômage se rencontrent principalement dans les régions céréalières et cotonnières, où la mécanisation se développe. Pour tenter de l'enrayer, le gouvernement encourage la création d'entreprises rurales collectives, voire la construction de petites villes.
Le seul ennemi que se connaît la Chine, dans une perspective raisonnable, c'est elle-même. Si l'État a la main molle, il s'écroule ou éclate ; s'il a la main trop rude, il déchaîne l'insurrection. On pourrait connaître demain dans certaines régions une de ces révolutions de la misère, à côté de laquelle les désordres de la Révolution culturelle feraient figure d'aimable divertissement. Dans ce monde du développement vibrionnaire, que tente d'ordonner l'économie socialiste de marché, il n'y a, pour l'heure, que deux structures propres à enrayer l'anarchie : le sabre et le pinceau. Autrement dit : le Parti, appuyé sur l'armée ; et les mentalités imprégnées de confucianisme. Bref, si tout va bien, le soft authoritartism... Seront-ils suffisants pour endiguer le dynamisme qui déborde ? C'est, dans l'attente de l'implantation lente de structures modernes, la question la plus sérieuse. La Chine, parce qu'elle s'est éveillée, risque d'éclater. La situation n'est pas inextricable. Le marché chinois n'est pas saturé, son morcellement le freine seulement ; pour beaucoup de produits, en maints endroits, la demande est supérieure à l'offre. Que le marché s'assouplisse, que l'investissement se poursuive, se diffuse, et la Chine sera sauvée. Dans l'attente, elle est en risque de se défaire. Elle a toujours été composée de forces centrifuges contre quoi devait lutter le pouvoir central. Sun Yatsen parlait d'" un plateau de sable sec... ", en danger de vent mauvais ; Lin Yutang taxait le Chinois d'un individualisme forcené que seul limitait la morale confucéenne . De ce point de vue, rien n'est changé, n'était que s'effrite la tradition morale, sous les effets successifs du communisme et de l'argent.
Le xve Congrès en 1997
À Pékin, au printemps 1999, j'ai parlé librement avec mon guide, il a évoqué sa famille, sa femme qui travaille dans un grand magasin. " Dans les magasins, on fait les deux/huit, sur les chantiers, les trois/huit. Ce n'est pas facile, quand on a un enfant. Sa fille avait alors treize ans. " L'école est gratuite, mais beaucoup d'activités annexes, fortement conseillées, sont onéreuses. C'est mieux, cela oblige les parents à suivre ce que fait leur enfant, et contribue à l'entretien de la morale traditionnelle. " Utiles à la morale et gratuites, les périodes militaires, pour les garçons comme pour les filles, dès l'âge de douze ans : " C'est patriotique. " La politique de l'enfant unique, estime-t-il, est dangereuse : " Les enfants sont trop gâtés et, dit un proverbe, " un enfant gâté ignore la piété filiale ". Quel remède ? Il ne sait pas : " Nous sommes pris entre deux feux, nous sommes déjà un milliard deux cents millions, nous ne pouvons pas être plus nombreux... " S'il a bien appris sa leçon, je sens aussi qu'il éprouve une peur sincère : " Demain qu'allons-nous devenir avec un enfant pour entretenir ses deux parents, ses quatre grands-parents et quelque fois encore trois-quatre arrière-grands-parents ? C'est un immense problème pour nos dirigeants. " Retour à la morale : " Avec la course à l'argent, on l'oublie, ce n'est pas bien. Ce n'est pas le cas tout le monde. Il est moral de gagner de l'argent. Mais c'est le cas chez beaucoup. Or, l'enfant unique, capricieux, veut toujours plus. "
Il insiste sur les solidarités entre générations : " Nous nous occupons de nos parents, quand l'âge est venu pour eux de ne plus travailler. Certains retraités reçoivent une petite pension, pour la plupart, elle ne suffit pas à vivre. Si leurs enfants sont morts, ou défaillants, ils s'adressent au syndicat de leur ancienne entreprise. Le syndicat les aide et se retourne au besoin contre les enfants défaillants... Rares sont ceux qui sont réduits à cette démarche. Nous n'aimons pas les tribunaux, c'est infâmant. " Croit-il que la morale a quelque chance de se maintenir ? " Il faut entretenir la morale traditionnelle, pour lutter contre la dilution sociale qu'entraîne le progrès matériel. " Il croit à l'utilité d'une autorité au besoin contraignante, si l'éducation fait défaut. Or, certains, hier, à cause des troubles politiques (comprenez la Révolution cultuelle), aujourd'hui, à cause de la course à l'argent, n'ont pas reçu l'éducation nécessaire. " Nos dirigeants aussi croient à la nécessité occasionnelle de la contrainte ", conclut-il. Cette contrainte existe toujours, régulière, dans le contrôle des naissances.
C'est à cette situation, aggravée par la " crise asiatique " qui venait d'éclater, que fut confronté le Pcc, à son Congrès, de l'automne 1997. Le Parti a bien évolué, depuis les origines de la République populaire. En 1995, 40 % de ses 54 millions de membres (70 % des nouveaux arrivants) ont fait des études secondaires ou supérieures. 84 % des membres du Comité central, aujourd'hui, sont passés par l'université. Ils n'étaient que 13 % au début des années 1970. " Le Maître dit : "Étudier sans réfléchir est vain, mais réfléchir sans étudier est dangereux" . " Il a abandonné peu à peu l'idéologie, et doit se débattre au milieu des corporatismes, des clans auxquels les Chinois sont très attachés : un père protège son fils, un maître, son disciple ... Apparaît un nouveau mandarinat. Le parti est toujours en place. Le communisme ? Difficile à soutenir. 70 % de la population estudiantine estime qu'adhérer au Parti est un plus sur un cv ! Le nombre des Chinois qui se satisferaient du régime, 37 %, seraient plus nombreux aujourd'hui qu'au printemps 1989, à la veille de Tiananmen. Par ailleurs, ils seraient 54 % à estimer que le développement économique est plus important que la démocratie . Ces chiffres de sondages privés ne veulent pas dire nécessairement que 63 % des Chinois sont hostiles au régime et que 46 % au développement économique préféreraient l'institution de la démocratie. Je renvoie à ce que disait mon guide, à Pékin.
Première grande manifestation qui suivît la mort de Deng, de quoi a débattu le xve Congrès ? De la croissance, de ses effets. Ses 2000 délégués savaient que les bouleversements que connaît l'empire ne doivent rien à leur génie. Ils savaient en revanche qu'il dépend de leurs efforts que ces bouleversements ne virent pas à la catastrophe. L'exode rural est une menace, et il y a des Seigneurs de la croissance, comme il y avait hier les Seigneurs de la guerre : les déséquilibres s'accroissent. Et le crime, malgré à chaque printemps une opération Frapper fort, qui voue à la mort des milliers de délinquants, coupables de pornographie, de vol à main armée, de corruption. Pour gérer l'empire, il entend conserver intacte sa puissance, faute de quoi le vide d'autorité ferait éclater le pays. Pour toute idéologie, il a conservé l'inaltérable et changeante " économie socialiste de marché " — ce visage néo-confucéen du capitalisme ; pour objectif politique, le renforcement de son autorité arbitrale .
Le pouvoir mis en place, à Pékin, début 1998, repose sur trois hommes, Jiang, Zhu Rongji et Li Peng. Des deux derniers l'influence fluctue au gré des événements. Jiang est l'empereur. Zhu, l'indispensable technicien, qui a fait allégeance à Jiang et poursuit de façon volontariste et prudente les Quatre modernisations. S'il n'est pas assez prudent, on l'est pour lui. " L'économie, c'est moi ", déclarait Jiang, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la République populaire. Par temps difficile, il est seul maître à bord. Li est le représentant de l'aile conservatrice du parti, sans laquelle il serait fou de compter dans les circonstances présentes de grandes difficultés : restructurations, crise asiatique... Zhu joue les modernisateurs technocratiques, Li, en héritier des mandarins, " pères et mères de leurs administrés " — il est le fils adoptif de Zhou Enlai –, défend les moins chanceux. La crise devait favoriser la tendance conservatrice ! Est-ce à dire que Zhu est en disgrâce ? Jiang mène un jeu subtile et montre que le Parti communiste chinois n'est pas " déconnecté " de la réalité du pays, comme (surtout à l'étranger) on voudrait l'accréditer, pour contester sa légitimité. Il le répète : " Garantir les intérêts des ouvriers et des paysans, c'est l'essence de la politique de notre parti et de notre État. " Un coup vers Zhu, un coup vers Li, il pilote à vue. Qui peut lui donner des leçons ? Li était Premier ministre, quand il déclarait : " Si quelqu'un sait comment nourrir, loger et vêtir un milliard deux cents millions d'hommes, du jour au lendemain, je lui cède ma place. " Alain Peyrefitte notait, peu de temps avant sa mort : " Les dirigeants, héritiers sans rupture, des hommes de la Longue Marche, peuvent être fiers d'avoir fait échapper la Chine à l'enchaînement des drames et de n'avoir plus à régler que des problèmes : les problèmes du développement d'un pays qui était hier encore parmi les plus sous-développés du monde . "
Le sage de l'Asie orientale
Cette dernière affirmation apportait de l'eau au moulin de ceux qui accusaient Peyrefitte de faire bon marché de la liberté des Chinois . J'ai souvent discuté, avec Alain Peyrefitte, de cette question des droits de l'homme. Il répétait, après Marcel Mauss, que " les hommes se ressemblent en creux " : chaque civilisation apporte ses réponses aux questions universelles. La liberté est une notion culturelle. L'ambassadeur américain Hitchcock a fait une enquête dans cinq villes asiatiques sur les valeurs qui doivent guider la société : Pékin, Shanghai, Bangkok, Kuala Lumpur et Tokyo. Il ne posa qu'une question : " À vos yeux, qu'est-ce qui compte le plus, les droits de l'individu ou l'ordre social ? " 71 % optèrent pour l'ordre social ; 29 % pour les droits de l'individu. Lee Kuan Yew, le Chinois qui fit naître Singapour et demeure le sage de l'Asie orientale, n'avait pas besoin d'enquête pour déclarer : " Si vous n'avez pas d'ordre collectif, vous n'avez que des individus qui se sentent parfaitement libres de faire tout ce qu'ils veulent et apportent le chaos. " Alain Peyrefitte savait aussi que les Chinois n'ont pas oublié la période dont Liu E écrivait : " Nous autres hommes de ce temps, sommes atteints dans notre vie, dans notre patrie, dans notre société, dans nos croyances. Plus profonde est la meurtrissure, plus douloureux sont nos pleurs . " Or, la meurtrissure, ils la doivent surtout aux Puissances, qui, aujourd'hui, prétendent leur " faire la morale " !
Nous avions relevé, parmi les déclarations faites au Forum du xxie siècle, à Pékin, en 1996, ce propos de Fan Guoxiang, ancien ambassadeur de la Chine auprès des Nations unies : " Les droits de l'homme sont un principe universel, mais si nous voulons qu'ils se développent à travers le monde comme le stipule la charte des Nations unies, il convient de respecter les caractéristiques de nos différentes sociétés et leur fond culturel. Certaines gens traitent de la question des droits de l'homme d'après des données abstraites et partiales, fondées sur leur seule conception de l'homme ; ils font bon marché de la conception que s'en font les autres pays. Pire : certaines nations excipent des principes universels énoncés par des organismes internationaux, pour imposer aux autres des vues qui ne sont pas les leurs. Le monde n'est ni unipolaire ni bipolaire. Il est multipolaire et nous ne voulons pas d'un prétendu pouvoir politique qui se revêtirait du manteau des droits de l'homme. "
Le " mépris " de Pékin pour les droits de l'homme, dénoncé par des humanistes qui voient midi à leur porte, l'est-il en Chine ? Avec bien des nuances, dans des milieux restreints. Non dans les masses. Des intellectuels chinois dénoncent, discrètement, les contraintes qui accompagnent les Quatre modernisations. Ils se demandent pourquoi les Chinois du continent seraient moins dignes que ceux de Taiwan ou de Singapour, d'accéder à des libertés que la Charte des Nations unies reconnaît à tous les hommes. Taiwan, Singapour ne vivent pas sous un régime qui agréerait aux démocrates occidentaux... Les mêmes reconnaissent que, depuis 1980, de grands pas ont été faits dans le sens des libertés : circuler à l'intérieur du pays, par exemple, partir pour l'étranger. " Nous avons le droit de changer de travail, maintenant, disait mon guide, ancien informaticien reconverti dans le tourisme. Le droit, aussi, de gagner de l'argent. " Les intellectuels murmurants reconnaissent encore que l'immensité de la Chine, sa surpopulation rendent difficile une évolution vers cette démocratie observée dans les petits territoires chinois. Et si la répression est à ce point sévère contre la corruption, contre les trafics et autres délits économiques, c'est que la libéralisation rapide de l'économie a multiplié les tentations. Le réalisme le leur souffle : un gouvernement autoritaire n'est pas de trop pour passer le gué.
Les Chinois sont convaincus que pour se développer ils doivent rester eux-mêmes. " La leçon des millénaires et surtout des derniers siècles, est que la Chine ne parviendra à la modernisation à un coût minimum, ne connaîtra stabilité, prospérité, développement et progrès ; qu'elle ne se ressourcera, qu'elle ne jouera le rôle qui lui incombe dans le concert des nations, que si elle effectue les choix culturels appropriés à son génie . " Utopique ? Comme de désirer que l'Europe redevienne chrétienté ! Je ne crois pas que la Chine vive des " années de plomb " ! Quand je suis rentré de Pékin, un ami, spécialiste de l'histoire russe, m'a demandé : " Est-ce que l'on ressent en Chine cette terreur poisseuse qui me rendait l'Urss irrespirable ? " En conscience, non. La foule chinoise badaude, flegmatique, laborieuse a toujours frappé les voyageurs, je n'ai pas fait exception. Le peuple de Pékin est vif, expansif, curieux, prompt à rire : j'en ai en quelque manière fait les frais. Me suffisait d'entrer dans un magasin, un restaurant en disant " Ni Hao, Bonjour ! ", de le quitter en disant " Zaijian, Au revoir ! " : je déclenchais la gaieté. Ma pipe a amusé plus d'un curieux, qui, sans complexe, me désignait du doigt, mimant ma façon de fumer ! Dans un petit restaurant, près du Palais d'été, le patron, secoué d'hilarité, a même appelé son personnel, pour voir le Long-Nez qui tirait sur sa pipe. Quand nous cherchions notre chemin dans Pékin, il n'était pas rare que des autochtones, dans un anglais approximatif, s'offrissent à nous aider.
Le Tibet, les bagnes, les chrétiens
Vision excessivement optimiste ? Il y a d'autres ombres, je le sais. Je n'oublie pas le Tibet, soumis à la sinisation sans doute la plus brutale, depuis qu'au xiiie siècle, ce pays, le Xizang en chinois, est entrée dans l'aire politique et culturelle chinoise. Je n'oublie pas le laogai et ses bagnes, dénoncés par Harry Wu (un peu vite dit " le Soljénitsyne chinois ", pour avoir passé 17 ans au bagne) : quelques dizaines de milliers d'hommes y seraient enfermés pour leurs opinions, dans des conditions effroyables, au milieu de 5 ou 6 millions de détenus de droit commun . Il n'y a, à nos yeux, aucune excuse à enfermer les hommes pour leurs idées. Mais avant de demander leur libération sans conditions, ne faut-il pas considérer que depuis des siècles les idées hétérodoxes suffisent, en Chine, à faire de ceux qui les professent des " bandits " — donc des délinquants de droit commun ? Je n'oublie pas la secte Falungong ni les chrétiens pourchassés : ils souffrent de la même intolérance à l'hétérodoxie. Selon le code des Qing, " magiciens, chefs de sectes, maîtres de fausse doctrine " étaient passibles de mort ou de bannissement à 3000 li !
Je voudrais dire au gouvernement de Pékin qu'il n'a rien à redouter, bien au contraire, d'une communauté chrétienne importante et libre, mais n'ai rien à lui offrir qui puisse l'en convaincre, nos frères chrétiens chinois, seuls, par leur persévérance et leurs prières, y parviendront. Il y a trois siècles et demi, les jésuites espéraient déjà en la venue d'un " Constantin chinois ". La question relève d'une lente évolution intellectuelle et morale originale . De même pour la corruption, vrai réseau sanguin, durant des siècles, d'un empire fondé sur la vertu ! " La corruption est un mal auquel la société chinoise, au stade de raffinement où elle est parvenue, ne pouvait échapper, " notait Macartney, en 1792. La 5e modernisation ? J'ai dit comme il convenait qu'on entendît les formes qu'elle pourrait revêtir, là-bas.
C'est faire œuvre malhonnête que de présenter aux Chinois, comme seul salut, le système qui sévit chez nous ! Wu qui prédit l'effondrement de la Chine, si on n'y instaure pas la 5e modernisation, Wei qui milite aux États-Unis dans le même sens, se leurrent sur l'Occident, comme nos maoïstes, il y a 40 ans, se leurraient sur les réalités chinoises. Les rodomontades par dessus le détroit de Formose ? Elles n'empêchent pas les affaires de prospérer d'une rive à l'autre. Je me demande comment les petits-fils de Chiang sont devenus, aux yeux d'anciens adulateurs de Mao, les défenseurs de la liberté, face aux petits-fils du dit Mao. Pour les Américains, sous la rhétorique démocratique, l'affaire est claire : il s'agit du containment de la Chine. Taiwan appartient à l'Empire, depuis les années 1680, comme l'Alsace à la France. Il s'agit d'une province " sœur séparée ", reconnaît l'Asie entière ; elle doit rejoindre, à terme, la mère patrie. Hongkong ? Aucun regret pour l'ex-colonie, usurpée par les Anglais à des fins mercantiles et impériales. Juste retour. Macao ? Il y a un enseignement à tirer de son histoire : si la Chine y a laissé les Portugais s'y administrer seuls, elle n'a jamais renoncé à sa souveraineté , jusqu'à ce qu'elle fût démantelée par les Puissances.
Tout n'est pas rose en Chine, comme le croyaient les maoïstes qui y voyaient un Éden. J'aime la vieille civilisation, la longue histoire chinoises, les retrouve çà et là dans le présent. J'accepte le reproche d'une vision d'intellectuelle, voire d'esthète " conservateur ". Je souhaite que, forte et fière de ce passé, qui pèse sur sa personnalité neuve, la Chine " éveillée " tienne le coup, face à la mondialisation des techniques, des mœurs, des idées, et trouve son dao des temps à venir. La planète a besoin d'une Chine chinoise, non d'une Chine macdonaldisée. Elle fera éclater à la face du monde la fausseté de la légende dénoncée, il y a plus de vingt ans déjà, par Soljenitsyne — le vrai ! –, selon laquelle " tous les pays doivent suivre un développement qui les mènera jusqu'à l'état des systèmes occidentaux, théoriquement les meilleurs ". Kang Youwei parlait " d'actes conformes aux Classiques, mais sans précédent ", d'évolution donc, non de substitution. " Après s'être débarrassés du colonialisme, certains pays ont adopté le socialisme ; d'autre le "néo-autoritarisme" ; d'autres encore, plus ou moins sous la pression internationale, ont opté pour la démocratie parlementaire. De toutes les manières, ces choix marquent un progrès politique, par rapport à la période coloniale ou semi-coloniale ! " Peut-on repousser sans examen ce propos du président Jiang ? " Depuis la mise en œuvre de la politique de réforme, il y a vingt ans, toutes nos activités sont axées sur la construction économique et l'édification de la civilisation matérielle. Cependant nous avons attaché, en même temps, une grande importance au développement de la civilisation spirituelle socialiste et à la promotion du développement harmonieux de l'économie, de la politique et de la culture. " Il serait honnête d'attendre, à la chinoise, cent ou deux cent ans avant d'en juger. Zhou Enlai avait dit un jour à un émissaire de De Gaulle : " Vous autres, Occidentaux, ne savez plus compter avec le temps, c'est pourquoi nous finirons par l'emporter. "
x. w.
Bibliographie
Outre les ouvrages cités en note :
Serge Bésanger, le Défi chinois, Alban, 1996 - Daniel Haber et Jean Mandelbaum, la Revanche du monde chinois, Economica, 1996 - Odon Vallet, la Victoire des dragons, Armand Colin, 1996 - André Wilmots, la Chine économique en l'An 2000, L'Harmattan, 1997 - Danielle Éliseeff, Histoire de la Chine (bref et excellent ouvrage), Éditions du Rocher, 1997.
. Éditions You-Feng, 1996, p. 128.
. 1895, sanctionnait la défaite de la Chine devant le Japon.
. Lettres de voyage, 13/4/1929, Grasset.
. Louis Rousset, À travers la Chine, 1878, p. 424. Témoignage méconnu de grande qualité, ethnographique et politique. Dénonce, p. 291, la guerre de l'Opium, 1840-1842, comme " un crime contre l'humanité ".
. Henry Watthé, la Chine qui s'éveille, 1931, p. 242.
. Jacques Guillermaz, Une vie pour la Chine, Hachette, p. 404-406.
. Guillermaz , in Claude Larre, les Chinois, 1981, p. 7.
. Mme Bastid, directeur de recherche au CNRS, a été présidente de l'Association européenne d'études chinoises, a enseigné à Pékin. Cf. le Figaro, 30/11/1999.
. Peyrefitte, la Tragédie chinoise, 1990, Poche, p. 12-13.
. Actes du colloque Singer-Polignac, 2/5/1997: la Chine d'aujourd'hui et de demain, Mazarine, p. 29-30.
. Guillermaz, op. cit. p. 393.
. Guomindang : " Parti de la Nation. "
. Teilhard de Chardin, op. cit., 17/12/1937.
. Précis d'histoire de Chine, 1919-1949, Éditions en langues étrangères, Pékin, p. 275 et p. 285.
. Guillermaz, op. cit., p. 202.
. Ibid., p. 263.
. Ibid., p. 263-264.
. Peyrefitte, Quand la Chine s'éveillera, rééd. 1990, p. 498.
. Cité in la Tragédie chinoise, 1990, p. 73 et p. 138.
. Mac Orlan chanta " Billancourt et ses Chinois aussi " ; qui pouvait compter à leur nombre des hommes comme Zhou Enlai et Deng Xiaoping, fils de mandarins, imaginer la puissance révolutionnaire individuelle qu'ils représentaient ?
. " Depuis son passage dans l'armée, lors de la guerre contre le Japon et après, il s'employa toujours avec la plus grande attention à cultiver des liens avec les nouveaux adhérents du Parti et les jeunes officiers de l'Armée. Il misait sur la génération suivante, se créant une large clientèle, dans l'Armée, dans quelques sections des services de sécurité, dans les principaux ministères. S'il a pu être maltraité, ses réseaux n'en ont jamais sérieusement souffert, même pendant la Révolution culturelle. " A. Mazlov, in Besanger et Schulders, les Relations internationales en Asie-Pacifique, Alban, 1998, p. 168.
. Nobuo Matsunaga, directeur de l'Institut japonais de relations internationales, au Forum du XXIe siècle, Pékin, septembre 1996.
. Peyrefitte a analysé les témoignages relatifs à la nuit du 4 juin des attachés militaires occidentaux à Pékin, les rapports d'Amnesty International (1989 et 1990). Il n'y a pas eu de massacre d'étudiants sur Tiananmen. Peyrefitte conclut : " Amnesty a dépassé de beaucoup les "deux centaines" de morts civils annoncées par les autorités (qui insistent sur la proportion élevée de soldats tués ou blessés) ; mais ne retient pas les chiffres donnés par les correspondants de presse, qu'elle ramène à un millier. Peu importe, dira-t-on, qu'ils soient morts sur la place, ou dans les avenues qui y conduisent. Cela importe beaucoup. Une chose eût été d'assassiner des étudiants paisibles et sans armes, manifestant pour réclamer plus de liberté et moins de corruption — et enfermés dans le périmètre sacré comme dans une nasse. Autre chose, d'ouvrir le feu sur des manifestants qui dressent des barricades, essaient avec acharnement d'interdire à l'armée qui en a reçu mission de dégager le centre de la capitale, résistent par la force à l'autorité légale. Dans le premier cas, il s'agirait d'un massacre d'innocents. Dans le second cas, le pouvoir a beau jeu de dénoncer une insurrection : victorieuse, elle se serait étendue à tout le pays " (la Tragédie chinoise, p. 271-272). Peyrefitte dénonce la télévision : nous avons, en Occident, été victimes d'une intoxication médiatique.
. Wang Meng, ancien ministre de la Culture, au Forum du XXIe siècle.
. Principalement d'après mes notes rassemblées, pour alimenter les réflexions d'Alain Peyrefitte. Deng est mort le 19 février 1997
. Un passif de quelque 500 milliards de $, fin 1998.
. Cf. Figaro, 24/12/1999.
. Passant par un maximum de 43 Md de $, en 1998, les investissements étrangers auront accusé une baisse de 25%, en 1999.
. Il est vrai qu'elle avait dévalué, en 1993 et 1994, pour fouetter ses exportations, or ces mesures conjoncturelles n'ont pas été sans précipiter la crise qui s'est développée en 1997 !
. Pr. Stuart Harris, de l'université nationale d'Australie, au Forum du XXIe siècle.
. Radio Classique, 23/1/1999. Le gouvernement chinois n'a rien fait pour venir en aide au Gitic, fonds privé d'investissement du Guangdong, liquidé avec un passif de 2 milliards de USD, au motif que ses gestionnaires, à l'instar de ce qui s'est souvent produit dans les autres pays émergeants, ont joué surtout la spéculation. L'État chinois entend tenir un rôle stabilisateur et moralisateur, dans la région : son développement fera de la Chine un très gros client de ses voisins, elle veut pouvoir compter sur un environnement confiant. Tant pis pour les banques occidentales qui laissent des plumes...
. Cf. le Figaro, 30/12/1999.
. Radio Classique,15/1/2000. François David, président de la COFACE, ne croit pas à cette dévaluation qui rapporterait peu de bénéfice à la Chine et lui coûterait politiquement. La COFACE conserve sa confiance à la Chine en particulier et à l'Asie du Sud-Est en général (sauf Indonésie), dont le redressement, après la crise de 1997-1998, est évident : " Les indicateurs globaux sont bons, la capacité des entreprises à honorer leurs créances est meilleure que la moyenne mondiale. La COFACE n'a jamais connu d'impayés en Chine. "
. Le Monde et l'Occident, 1964, p. 68.
. Guillermaz, op. cit., p. 393.
. Cf. René Laurentin, Chine, Christianisme. Après les occasions manquées, 1978, p. 83.
. 1 yuan = 0,60 FF.
. Cf. le Figaro, 6/10/1999.
. Ne cherchez pas ailleurs la cause de la répression qui frappe Falungong (cf. infra note 53) .
. Il eut son heure de renom en Occident dans les années 1930. Son excellent ouvrage, Londres 1938, My Country & My People, a été réédité en français chez Payot, en 1996.
. Entretiens de Confucius, III, 15.
. Cf. Id., XIII, 18 : " Le père protège son fils, le fils protège son père - voilà notre façon d'être droits. "
. Pouvoirs, n° 81, p. 36 et p. 39.
. Far Eastern Review, 15/12/1995.
. Le mode de gouvernement chinois me paraît bien cerné par cette note relevée dans Églises d'Asie, supplément n° 301, janvier 2000 : " Le système légal en Chine est unique. La politique du Parti prend la place de la loi de l'État et les "discours" des dirigeants sont supposés avoir un impact majeur sur la vie du pays. Des documents privés et des règlements traduisent en lois les discours de la direction du Parti. Les documents sont là pour expliquer la politique et comment elle doit être obéie... Les règlements interprètent la politique et, produits à un niveau national, provincial ou local, sont publiés, le plus souvent dans les journaux... Les documents sont plus importants, ils font l'objet en général de communications internes et confidentielles, les parties concernées en sont informées a posteriori. La circulation de ces documents suit une filière spécifique, les cadres avant la masse, le parti avant ceux qui n'en sont pas. " Cela rappelle la procédure des édits impériaux qui avaient force de loi et pouvaient demeurer secrets...
. Ce qui sous ma plume ne signifie pas " stalinienne "...
. Le Figaro, 1/10/1999
. Notamment Pierre Ryckmans et Simon Leys, Essais sur la Chine (par ailleurs excellents), Robert Laffont, 1998, p. 385, 431, 529, 619, 801-802, 809-810. Alain Peyrefitte me disait : " Rykmans affirmait en 1989 que la realpolitik était aveugle quand elle soutenait Deng et Li Peng. C'est lui qui était aveugle : neuf ans après, Deng, mort empereur derrière le paravent, et Li, président de l'Assemblée nationale populaire, ne sont pas passés aux oubliettes. Dans sa logique, il était inéluctable que les responsables de la répression de juin 1989, quittent la scène politique, et peut-être de façon ignominieuse. Rien de tel ne s'est produit. La realpolitik, avec les Chinois, c'est de parler avec eux, encore et encore. Un voyageur de commerce le sait, il est, c'est vrai, moins intelligent qu'un sinologue ! "
. Liu E, Les Pérégrinations d'un clochard, Folio, p. 281.
. Wang Meng, ancien ministre de la Culture, Au Forum du XXIe siècle.
. Cf. Jean-Luc Domenach, la Chine d'aujourd'hui et de demain, Mazarine, 1998, p. 102.
. Mise à jour de l'ère Qianlong, 1750, section CLXII.
. Cf. Églises d'Asie, 1/1/2000. Anthony Lam, du Centre d'études du Saint-Esprit, Hongkong : un changement d'attitude du gouvernement chinois à l'égard de l'Église catholique existe depuis la fin des années 70, et paraît se traduire dans la réalité, " à partir de la tournée de Deng dans le sud en 1992 " : le gouvernement a compris qu'il " ne devait pas se mêler trop étroitement des questions religieuses ". Ce qui n'exclut pas pour l'heure arrestations et destructions de sanctuaires " non autorisés " ; il y a aussi son attitude à l'endroit de Falungong : elle serait liée à l'adhésion de nombreux cadres du Parti à cette " secte ", or pour de nombreux hiérarques conservateurs pour qui Églises et sectes sont de même essence, cette double appartenance est inacceptable. On ne peut servir deux maîtres... Même lente évolution culturelle à attendre en ce qui concerne Internet : ce qu'entendent contrôler les dirigeants de pékin, c'est bien moins l'information qui entrent que celle qui sort... Traditionnellement, toute information relative à ce qui se passe dans l'empire ne doit pas être diffusé à l'extérieur. Il faut rappeler qu'il y a deux siècles et plus, les missionnaires qui fournissaient de l'information sur l'empire chinois le faisaient à leurs risques et périls : lèse majesté et haute trahison !
. Macartney à Dundas, 4/01/92, CUWCMC n° 28.
. Les empereurs Qing considéraient les Portugais d'Aomen comme de fidèles sujets, sur lesquels ils n'hésitaient pas à exercer de " paternelles remontrances ".
. Discours de Harvard, le Déclin du courage, 1978. Cf. le Monde, 30/11/1999 : " L'invention du sous-développement. " On y lit : " Le 20 janvier 1948, le président américain Harry Truman fait appel à une notion inédite : le sous-développement. Elle permet notamment d'imposer le modèle de la société industrielle occidentale comme référence universelle. "
. Kang Youwei, op. cit, p. 126.
. Shen Qurong, président de l'Institut chinois des relations internationales contemporaines, au Forum du XXIe siècle.