Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
PENDANT 79 JOURS, du 24 mars au 10 juin 1999, l'OTAN a livré une guerre aérienne à la Serbie. Pour la première fois en cinquante ans d'existence, l'Alliance Atlantique est entrée en belligérance, et ceci sans autorisation de l'ONU, contre un État souverain qui ne la menaçait pas et qui n'avait envahi aucun de ses voisins.
Il s'agit d'un événement exceptionnellement grave dans l'histoire européenne. L'OTAN le justifie par des motifs humanitaires : après l'échec des négociations de Rambouillet, elle entendait mettre un terme par la force à la purification ethnique pratiquée par les Serbes au Kosovo. Jacques Chirac déclarait ainsi le 3 mai dernier : " ... Le combat d'aujourd'hui [...] n'est pas fondé sur des arrières pensées économiques ou stratégiques, mais sur une conception de la morale et de l'honneur des nations. Accepter les horreurs dont nous sommes les témoins, [...] ce serait laisser la gangrène de l'innommable s'installer à nouveau sur notre continent. " La lutte contre des massacres avérés rend-elle une guerre et cette guerre légitime ? Au regard de la doctrine de l'Église, était-elle justifiée ?
(1) Le 16 janvier 1999, 45 cadavres de civils albanais sont découverts près du village de Raçak, bastion de l'UCK. L'origine de cette tuerie, d'abord attribuée aux Serbes, demeure très controversée, notamment chez les experts internationaux. Une équipe de médecins légistes finlandais envoyée sur place a confirmé l'hypothèse d'un crime contre l'humanité, mais sans vouloir désigner nommément les auteurs du massacre ni éclaircir les circonstances du drame (Ndlr).
La position du Saint-Siège
Pour répondre à cette question, il convient d'abord de rappeler les très nombreuses prises de position du Saint-Siège tout au long de la crise balkanique. Les exactions commises à l'encontre des populations civiles lui ont hélas fourni de multiples occasions de réclamer, parfois avec véhémence, des interventions internationales humanitaires et d'évoquer tout à la fois les formes que celles-ci pourraient prendre et les conditions de leur légitimité .
Il ressort en premier lieu de cette intense activité diplomatique que le Saint-Siège condamne fermement l'indifférence des États devant les violations graves et répétées des droits de la personne : la communauté internationale ne peut se prévaloir du principe de la souveraineté nationale pour prétendre les ignorer. Le 6 août 1992, après les révélations sur l'existence de camps de détention en Bosnie, le cardinal Sodano, secrétaire d'État du Vatican, allait plus loin : " Les États européens et les Nations unies ont le devoir et le droit d'ingérence pour désarmer ceux qui veulent tuer. Il ne s'agit pas de favoriser la guerre mais d'empêcher la guerre [...] C'est un devoir d'arrêter la main de l'agresseur. Je crois qu'autrement on est un peu complice . "
Le Saint-Siège fait d'abord confiance à l'action préventive afin d'agir sur les mentalités et d'éduquer les consciences dans le sens de la construction de la paix. Pour désarmer l'agresseur, une gamme de moyens peuvent être ensuite successivement employés : appel au dialogue, interposition, dissuasion, pressions économiques et éventuellement " embargo filtrant ". Quant au recours à la force, le pape, évoquant devant des aumôniers militaires le devoir de créer une culture de paix, déclarait le 19 octobre 1995 : " Cette culture de paix [...] dans certaines situations ne peut exclure le recours à la force si elle était requise pour la défense des justes droits d'un peuple, et par la nécessité de maintenir la paix entre différents rivaux afin d'éviter le massacre de populations innocentes : en pareil cas, il s'agirait d'une ingérence humanitaire légitime et obligatoire, visant à sauver des vies humaines et à protéger des personnes faibles et sans défense, et en dernier ressort, à apporter la solidarité et la paix sous les auspices de la communauté internationale . "
La licéité du recours à la force, et même son caractère obligatoire, sont donc reconnus mais ils sont étroitement subordonnés au respect de certaines conditions : d'une part, ce recours ne doit pas être considéré comme un acte de guerre contre l'une des parties en conflit ni être à aucun moment dissocié du dialogue et de la négociation . Il ne peut, d'autre part, intervenir que pour la défense d'une cause juste, en dernier ressort, en conformité avec le droit international et en respectant le principe de la proportionnalité entre les moyens employés et les buts à atteindre . Se trouvent ainsi réaffirmées, s'agissant d'une intervention humanitaire internationale, les conditions cumulatives traditionnelles d'une guerre juste. Esquissée par saint Augustin, cette doctrine de la guerre juste, que l'on appellerait plutôt aujourd'hui " guerre permise " pour bien marquer qu'il n'y a pas de bonne guerre aux yeux de l'Église, a été reprise et systématisée par saint Thomas d'Aquin et complétée depuis lors à plusieurs reprises .
Le Catéchisme de l'Église catholique (n° 2309) formule de la façon suivante les quatre conditions à réunir pour que l'on puisse parler de guerre juste : " 1/ Que le dommage infligé à la nation ou à la communauté de nations soit durable, grave et certain. 2/ Que tous les autres moyens d'y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces. 3/ Que soient réunies les conditions sérieuses du succès. 4/ Que l'emploi des armes n'entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le désordre à éliminer. " On peut y ajouter deux critères définis par saint Thomas : l'autorité légitime et l'intention droite. C'est donc à l'examen de ces critères que l'on peut juger de la légitimité de la guerre conduite par l'OTAN au Kosovo.
1/ Que le dommage infligé à la nation ou à la communauté de nations soit durable, grave et certain.
Cette première condition semble d'emblée remplie. Les violations graves et répétées des droits de l'homme en mars 1999 dans cette province méridionale de la Serbie appelaient certainement une action internationale humanitaire, d'ailleurs demandée par le Vatican .
La radicalisation des deux nationalismes serbe et albanais, qui se sont nourris l'un de l'autre, faisait entrer le Kosovo dans une spirale de la violence. Slobodan Milosevic a mis en œuvre à l'encontre des Albanais une brutale politique de discrimination et d'exclusion faite d'arrestations arbitraires, de mauvais traitements, d'avalanches de procès et de licenciements massifs afin de les inciter à quitter cette province, berceau de la Serbie, où ils représentaient 90 % de la population. Les revendications séparatistes de l'UCK (Ushtria Clirimtare ë Kosovës c'est-à-dire Armée de libération du Kosovo), la politique de nettoyage ethnique qu'elle pratiquait dans les parties du territoire qu'elle contrôlait n'ont fait qu'encourager les autorités Serbes à lancer de sanglantes opérations de répression tout au long de 1998.
Au total, la plupart des observateurs estiment qu'entre février 1998 et mars 1999, ce conflit a coûté la vie à environ 2000, voire 2500 personnes. Si ni l'UCK, ni l'armée Yougoslave, ni la police serbe ne se sont abstenus de crimes gratuits, comme l'exécution sommaire de civils, ces violations des droits de l'homme ont principalement été le fait des éléments aux ordres de Belgrade . Certes, il ne s'agissait que d'un conflit " de basse intensité ", comme l'année 1998 en a connu une vingtaine, qui n'ont donné lieu à aucune intervention humanitaire internationale. Il n'en était pas moins nécessaire d'agir d'autant qu'il existait un risque important d'extension des hostilités à l'Albanie et à la Macédoine, et finalement d'embrasement d'une région très sensible de l'Europe.
2/ Que tous les autres moyens d'y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces.
Les négociations internationales en vue du règlement politique de la crise du Kosovo ont débuté en mars 1998 sous l'égide du groupe de contact sur l'ex-Yougoslavie (États-Unis, Grande Bretagne, Allemagne, France, Italie, Russie). Elles se traduiront en particulier par un accord entre MM. Milosevic et Holbrooke, médiateur américain, le 13 octobre 1998 sur le retrait des forces serbes, et le déploiement de 2000 " vérificateurs " de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) au Kosovo, accord qui sera rejeté par l'UCK trois jours plus tard.
Les troubles persistant, les protagonistes se retrouveront aux sommets de Rambouillet et de Paris (du 6 au 23 février puis du 15 au 19 mars 1999). Dès le 30 janvier 1999, le Conseil de l'OTAN avait indiqué qu'il se réservait le droit de recourir à la force militaire en cas d'échec de cette rencontre. Finalement les représentants de la communauté albanaise du Kosovo accepteront de signer un plan dit " de Rambouillet " que refuseront les autorités serbes et yougoslaves, à cause de son volet militaire. C'est ce refus, considéré comme la preuve de l'intransigeance de Belgrade, qui entraînera le début des bombardements alliés.
Or, à l'examen de son contenu , le plan de Rambouillet, présenté comme à prendre ou à laisser, était difficilement acceptable, notamment dans ses dispositions militaires, pour les autorités Yougoslaves ou d'ailleurs pour quelque État que ce soit soucieux de ne pas abdiquer sa souveraineté. Le volet politique du document avait fait l'objet d'un accord de principe de la part des deux délégations. Il revenait à octroyer une véritable indépendance de fait au Kosovo. Cette province aurait disposé à l'égard de la République Fédérale Yougoslave de davantage de pouvoirs que n'en ont les républiques fédérées du Monténégro ou de la Serbie. Mais surtout, la Yougoslavie n'aurait plus disposé d'aucune forme d'autorité sur les institutions Kosovares, tant sur les plans exécutif que législatif ou judiciaire.
Quant au volet militaire à l'origine de la rupture, il prévoyait que la Yougoslavie s'engage à accepter la présence de troupes de l'OTAN, d'une importance non déterminée, pour une durée non limitée, sur l'intégralité de son territoire. L'annexe B du volet militaire conférait un régime d'immunité extrêmement étendu aux forces de l'Alliance Atlantique (impossibilité de poursuite en matière civile ou pénale). L'acceptation d'une telle " occupation " aurait constitué un engagement sans précédent de la part d'un État souverain. Enfin, le volet transitoire indiquait que le dispositif serait révisé 3 ans plus tard (art. 1, § 3 du chapitre 8) en tenant compte notamment de la volonté de la population, expression qui invite à l'organisation d'un référendum et laisse présager la possibilité d'une partition.
Les ressources de la diplomatie étaient donc loin d'être épuisées quand a été décidé l'engagement de l'offensive militaire. " Rambouillet n'a pas été une négociation mais un ultimatum " a estimé Henri Kissinger . Une réelle négociation aurait sans doute permis de dégager des solutions de compromis qui d'ailleurs ont été explorées après le début des frappes.
Bernard Adam, directeur du GRIP , relève ainsi : " Primo, le texte présenté aurait pu être amendé quelque peu sur le volet politique sans changer les objectifs principaux. Secondo, la rigidité des Occidentaux sur le volet militaire qui impliquait, sous la pression américaine, un déploiement de forces de l'OTAN, aurait pu être tempérée par une proposition de mise en place d'une force sous l'égide de l'ONU ou de l'OSCE, dans laquelle l'OTAN aurait pu jouer un rôle majeur. Tertio, tant sur le volet politique que militaire, la médiation de la Russie aurait pu être davantage sollicitée par les Occidentaux. La pertinence de ces remarques est confirmée par l'évolution ultérieure de la crise puisque après 56 jours de bombardement, le texte de Rambouillet n'était plus considéré que comme "une base" des négociations avec Belgrade ".
Il faut enfin remarquer que les conditions de la paix finalement retenues après la guerre sont sur bien des points plus favorables aux Serbes que le plan de Rambouillet (déploiement des troupes de l'OTAN dans le seul Kosovo, abandon de la possibilité pour les Kosovars de décider de leur avenir au bout de trois ans, par exemple). L'offensive militaire de l'OTAN a donc été lancée avec précipitation et la deuxième condition d'une guerre juste est loin d'être remplie.
3/ Que soient réunies les conditions sérieuses du succès.
À en juger à la mi-septembre 1999, il est évident que " les conditions sérieuses de succès " de cette guerre n'étaient pas réunies. Si cette dernière visait bien la protection des populations civiles et le rétablissement des droits de l'homme au Kosovo, alors l'échec est cuisant. C'est même d'une " catastrophe humanitaire " redoublée qu'il faut parler.
Le lancement de l'opération " Force alliée ", le 24 mars 1999, a en effet immédiatement entraîné une accélération spectaculaire de l'escalade de la violence de la part des forces Serbes au Kosovo. Le départ des réfugiés Albanais a pris tout à coup des allures d'exode, leur nombre passant de 200 000 par an à 500 000 en cinq semaines. En un peu plus de deux mois, 988 000 personnes , soit plus de la moitié de la population albanaise de souche, ont fui leur pays, qu'ils aient été chassés par les forces militaires et paramilitaires Serbes dans un but de purification ethnique ou dans le cadre de la tactique de la terre brûlée employée contre l'UCK, ou qu'ils aient simplement fui les bombardements
Le 27 mai 1999 Louise Arbour, procureur général du Tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY) de La Haye annonçait l'inculpation de Slobodan Milosevic pour crimes contre l'humanité et évoquait " une campagne de terreur et de violence dirigée contre les civils kosovars albanais ". À la suite des bombardements, l'OTAN identifiera 400 charniers au Kosovo et l'UCK estimera de 8000 à 12000 le nombre des victimes des massacres.
Après l'accord de Kumanovo organisant le retrait des forces serbes du Kosovo, la plupart des réfugiés albanais regagneront leur pays dans le sillage des troupes de la KFOR. Un deuxième nettoyage ethnique apparaît alors, non moins féroce que le précédent et que l'OTAN ne sera pas davantage en mesure d'empêcher. Les Albanais du Kosovo multiplient les représailles à l'égard des Serbes et des Tsiganes, dont l'exode commence. De nouvelles victimes s'ajoutent aux précédentes. Le directeur du principal quotidien de Pristina, Veton Surroi, déclare même fin août : " La violence qui s'exprime aujourd'hui, plus de deux mois après l'arrivée des forces de l'OTAN, est plus qu'une simple réaction émotionnelle. Il s'agit de l'intimidation organisée et systématique de tous les Serbes, simplement parce qu'ils sont Serbes et donc tenus collectivement pour responsables de ce qui s'est passé au Kosovo. [...] Après avoir été les victimes des pires persécutions [...] nous sommes en train de devenir nous-mêmes des persécuteurs, et nous avons permis au spectre du fascisme de réapparaître . "
Dans un Kosovo progressivement vidé de ses habitants Serbes, l'UCK peut désormais faire progresser la logique, désormais irrésistible, de la partition, qui débouchera sur l'indépendance de la province ou sur son rattachement à l'Albanie. Le rêve d'une " grande Albanie " prend ainsi corps, supplantant le rêve d'une " grande Serbie ", mais non moins dangereux que lui à moyen terme pour la stabilité de la région. Ainsi, les frappes aériennes de l'OTAN, dont l'objectif proclamé était de promouvoir un Kosovo multiethnique et pacifique, ne conduisent finalement, après une succession de massacres, qu'à offrir la victoire à l'une des factions au conflit, l'UCK. Par quelle fatalité en est-on arrivé à cet échec ?
La première condition d'une action efficace en faveur de la paix est de poser un diagnostic juste de la situation politique dans laquelle on souhaite interférer. Comme le souligne Marc Fumaroli, les Occidentaux se sont complus dans une lecture exagérément manichéenne du conflit : la mauvaise volonté féroce des Serbes était responsable du massacre des innocents albanais ; il convenait donc d'écraser la mauvaise volonté pour que revienne la paix entre les innocents des deux camps. Or, c'est d'abord d'une guerre civile qu'il s'agit au Kosovo, d'ailleurs très ancienne. De telles guerres ne connaissent pas d'innocents armés. Même si les Serbes ont commis davantage de crimes, ce conflit n'est pas autre chose qu'une lutte à mort entre deux nationalismes, aux méthodes peu recommandables, pour le contrôle d'une province. C'est pourquoi encourager l'UCK comme l'ont fait les Occidentaux dès avant la guerre n'était pas venir en aide à la victime, mais bien attiser la violence.
La coalition euro-américaine a choisi de " diaboliser " les Serbes , qui au Kosovo, contrairement à la Bosnie par exemple, avaient pourtant de solides arguments historiques et juridiques à plaider. Elle n'a pas cessé de soutenir l'UCK, laquelle lui a même servi d'infanterie pendant les bombardements. Ce faisant, elle apparaissait inévitablement dans cette guerre civile comme l'alliée objective de la faction albanaise, dont elle finirait, comme on l'a vu, par assurer de facto le succès.
Une vision plus impartiale du conflit aurait conduit au contraire à privilégier une logique d'interposition au sol plutôt que de s'engager dans le pilonnage aérien du camp présenté comme l'unique fauteur de troubles. Cette logique était d'ailleurs déjà inscrite dans l'accord prévoyant le déploiement de 2000 observateurs de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) entre la fin octobre 1998 et le 20 mars 1999. Bien que modeste, cette intervention internationale a obtenu d'excellents résultats sur le terrain mais à souffert d'un net manque de conviction de la part des autorités américaines et européennes, ainsi qu'en témoigne un membre de la mission d'observation. (voir encadré en fin d'article). Seule cette démarche aurait réellement répondu à l'urgence humanitaire en permettant à un contingent international de prévenir efficacement les exactions au sol sans pour autant paraître épouser la querelle d'une faction.
L'état des discussions à Rambouillet, on l'a vu, permet de supposer que de vraies négociations auraient pu déboucher sur un accord avec les Serbes sur le principe du déploiement d'une force militaire non composée uniquement de troupes de l'OTAN. Même si cette voie ne s'était pas avérée praticable, elle devait être explorée avant le recours à la force, ce qui n'a pas été le cas.
4/ Que l'emploi des armes n'entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le désordre à éliminer.
Sur le plan humanitaire, au Kosovo, l'emploi des armes s'est soldé, on l'a vu, par " des maux et des désordres " notablement plus graves que ceux qui existaient avant la guerre. Il a de plus provoqué de graves dommages sur l'ensemble du territoire Yougoslave. Constatant que leur stratégie de frappes aériennes sans envoi de troupes au sol échouait à faire plier Slobodan Milosevic en quelques jours, comme ils l'espéraient, les responsables de l'Alliance Atlantique se sont lancés dans une véritable fuite en avant militaire. Des frappes initiales contre les défenses antiaériennes de la Yougoslavie, puis directement contre ses forces militaires, on est rapidement passé à une destruction méthodique de l'ensemble de l'infrastructure économique du pays et à sa condamnation à mort lente par le pilonnage de ses usines, ponts, routes, centrales électriques ou raffineries.
En onze semaines de bombardements, 35000 sorties aériennes auront été effectuées et 18000 munitions larguées sur environ 2000 objectifs. L'OTAN reconnaîtra une quinzaine de " méprises " qui lui ont fait prendre des cibles civiles pour des " objectifs classés militaires " . L'une des plus meurtrières sera le bombardement du village de Korisa dans le sud du Kosovo qui fera 87 tués, selon les Serbes. N'en déplaise à Javier Solana, qui déclarait le 23 mars que " l'OTAN ne fait pas la guerre contre le peuple Serbe mais contre son gouvernement ", cette guerre aura fait perdre 55 milliards d'euros à l'économie de la République fédérale yougoslave, dont les habitants sont désormais les plus pauvres d'Europe, selon une étude de l'Economic Intelligence Unit (EIU). Le PIB de la Yougoslavie devrait se contracter de quelques 40% en 1999 . Ces destructions sont d'autant plus condamnables que l'OTAN a refusé de les interrompre malgré les offres de négociations du président Milosevic. L'acceptation par ce dernier, le 23 mars, par exemple, d'une présence internationale sur son sol sous l'égide de l'ONU afin de préparer le retour des réfugiés, aurait pu servir de base de discussion.
Enfin, malgré les mythes de la guerre " propre ", des frappes " chirurgicales " et des dommages " collatéraux ", les bombardements de sites industriels, tels que Pancevo, ont provoqué une pollution atmosphérique et une contamination des sols et des nappes phréatiques qui affectent toute la région, au delà de la Yougoslavie. L'emploi de bombes à uranium appauvri , occasionnera aussi des dommages à long terme encore difficiles à évaluer sur la santé de la population et l'environnement. On reconnaît là, point par point, l'exact opposé de ce que devrait être une véritable intervention humanitaire selon le Saint-Siège, économe dans l'usage de la force et attentive à saisir toutes les offres de négociations.
5/ Une autorité légitime.
Saint Thomas d'Aquin considère qu'une guerre juste ne peut qu'être le fait d'une autorité légitime. Le Saint-Siège réaffirme et actualise ce principe en soulignant régulièrement l'importance du respect du droit international notamment dans le cadre d'une intervention humanitaire. Rappelons que le principe de base du système juridique contemporain, (art. 2, § 4 de la Charte des Nations unies) est l'interdiction du recours à la force, qui ne connaît que deux exceptions. La première vise la situation traditionnelle de légitime défense (art. 51 de la Charte), dont la République fédérale yougoslave aurait d'ailleurs pu se prévaloir pour recourir à la force contre les États de l'OTAN. La deuxième exception est la possibilité pour le Conseil de sécurité de constater une menace pour la paix et la sécurité internationale et d'autoriser des États à recourir à la force (chapitre 7 de la Charte). La République Fédérale Yougoslave n'ayant porté atteinte à la souveraineté et à l'intégrité territoriale d'aucun État et en l'absence d'autorisation expresse du Conseil de sécurité, les frappes de l'OTAN constituent une violation flagrante du droit international.
De plus, les bombardements à haute altitude, l'emploi de bombes à fragmentation et le choix de certaines cibles (siège de la télévision, ponts, centrales électriques, etc.) ont amené la Croix rouge internationale à s'interroger sur le respect par l'OTAN des conventions de Genève relatives à la protection des victimes de la guerre, notamment de l'article 57 du premier protocole qui stipule : " Les opérations militaires doivent être conduites en veillant constamment à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens à caractère civil . "
Loin de ne chagriner que les personnes éprises d'un juridisme étroit, ces manquements au droit ont entraîné un regain de tension dans le monde, en particulier en Asie. Dans un entretien accordé au Los Angeles Times, le professeur de science politique américain Paul Bracken, auteur d'un livre sur la technologie militaire dans cette partie du monde, avance que " la victoire des forces de la coalition derrière les États-Unis au Kosovo renforcera la diffusion des missiles et des armes de destruction massive en Asie. Pour la simple raison que les pays de la région ne veulent pas devenir un Kosovo, c'est-à-dire la cible d'une éventuelle attaque de l'Occident sans avoir les moyens de riposter ".
Ces arguments ont été présentés par les Coréens du Nord pour justifier le lancement d'un nouveau missile de longue portée Quant au quotidien japonais Asahi Shimbun, il concluait un colloque qu'il organisait récemment sur la sécurité en soulignant la nécessité de ne pas importer en Asie les nouvelles " méthodes " de l'Alliance Atlantique . Enfin, dans une Russie traversée par de puissants courants nationaux-communistes, l'intervention de l'OTAN a suscité une exaspération antiaméricaine qui peut s'avérer à terme lourdes de conséquences. Le 16 décembre 1998 déjà, c'est sans l'aval du Conseil de sécurité que Britanniques et Américains avaient bombardé l'Irak dans le cadre de l'opération " Renard du désert ". Ainsi, les États-Unis, devenus hyperpuissance incontestée, n'hésitent plus à s'affranchir des règles élémentaires du droit international. Paul-Marie Coûteaux dénonce l'entrée dans une inquiétante nouvelle ère où " ce que nous nommons guerre s'apparente désormais, plus qu'au traditionnel conflit international, à une opération de police menée au sein d'un empire unique, [...] qui depuis Washington, fait régner son ordre ".
6/ Une intention droite.
Au-delà des préoccupations humanitaires affichées, relevons que les buts de guerre de l'Alliance Atlantique sont apparus de plus en plus confus au fur et à mesure de la prolongation des bombardements : s'agissait-il d'imposer Rambouillet aux Serbes, de les amener à la table des négociations, de détruire leur potentiel militaro-industriel, ou de renverser le régime de Belgrade ? Force est en tout cas de constater que cette guerre a augmenté les souffrances des populations qu'elle prétendait protéger. L'inadéquation des moyens mis en œuvre est si patente qu'elle peut légitimement faire douter de la nature des fins poursuivies.
Il paraît également évident aujourd'hui que les considérations humanitaires n'étaient ni l'unique, ni peut-être le principal mobile des Occidentaux dans cette guerre . S'y joignait à coup sûr le souci de Washington, de trouver une raison d'être à l'OTAN, qui assure la présence militaire américaine en Europe mais dont les missions premières sont obsolètes depuis la fin de la guerre froide. De strictement défensive qu'elle était, l'organisation Atlantique devient un nouveau gendarme du monde et étend son influence dans une région stratégique capitale. Tel est d'ailleurs, il faut le souligner, l'un des seuls résultats effectifs de cette guerre. Il n'est pas moins clair que les États-Unis souhaitaient, dès avant Rambouillet, provoquer la chute de Slobodan Milosevic. La Serbie figurait, au même titre que l'Irak, sur la liste des " États parias " désignés par leur soin à la vindicte internationale. Le contraste est saisissant entre la brutalité des Occidentaux à l'égard du régime Serbe et les ménagements dont ils usent à l'endroit de l'Indonésie dans la crise du Timor-Oriental .
Cette guerre est donc loin de procéder seulement de l'idéalisme et de l'altruisme. On peut même se demander si les droits de l'homme, devenus uniques référents des sociétés occidentales, n'ont pas été purement et simplement instrumentalisés au service d'objectifs stratégiques. Si tel était le cas, que penser de gouvernements qui s'autorisent de la compassion de leurs peuples pour massivement faire la guerre à un autre ? Sans vouloir retenir cette hypothèse, soulignons du moins l'ambiguïté des intentions des États qui ont décidé d'engager ces frappes aériennes.
Au terme de cet examen, la guerre livrée par l'OTAN à la Serbie apparaît profondément injuste. Certes, la situation du Kosovo appelait une action humanitaire. Mais le recours précipité à la force, l'intempérance d'une violence désordonnée et des arrières pensées trop nombreuses composent un tableau où se lit bien davantage la volonté de puissance de l'Occident que l'esprit de justice et d'humanité qu'appelait de ses vœux le Saint-Siège. Ce dernier n'a d'ailleurs cessé de demander l'arrêt du recours à la force et le retour du dialogue : on ne construit pas de paix durable et juste sur la violence.
De plus, la coalition Atlantique n'a pas compris, ou n'a pas voulu comprendre, la tragique complexité du puzzle balkanique. Elle lui a préféré la simplicité binaire d'une opposition entre les méchants Serbes et les bons Albanais, qui, pour médiatiquement séduisante qu'elle soit, n'en risque pas moins d'être grosse de nouvelles convulsions. Marc Fumaroli souligne : " Si elle veut la paix dans les Balkans et non pas une blessure de plus en plus gangréneuse sur son flanc oriental, l'Europe doit tout faire pour rompre le dessein d'une Grande Albanie, aussi nuisible et haïssable, pour le moins, que le dessein contraire de Grande Serbie . "
Comme souvent dans les affaires publiques, idéalistes et cyniques se sont rejoints pour soutenir une entreprise aussi éloignée de la morale que du réalisme. La cardinal Jean-Marie Lustiger leur répondait par avance le 23 novembre 1991, en ouvrant un colloque des juristes catholiques consacré à " la Morale et la Guerre " : " Je livre ici une conviction fondée sur la foi et vérifiée par les faits : ultimement, le réalisme véritable, [...] la source de l'efficacité la plus grande, [...] c'est de respecter la moralité et la vérité, et donc le fondement du droit . "
M. B.
BIBLIOGRAPHIE
CHRISTINE DE MONTCLOS, Le Vatican et l'Éclatement de la Yougoslavie, Puf, juin 1999 - JOËL-BENOIT D'ONORIO (dir.), La Morale et la Guerre, actes du 11e colloque national des juristes catholiques, Paris, 23 et 24 novembre 1991, Pierre Téqui, 1992 - GROUPE DE RECHERCHE ET D'INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SECURITE (GRIP) - BRUXELLES, La Guerre du Kosovo. Éclairage et commentaires, éditions Complexe, Paris, juin 1999 - PAUL GARDE, Vie et mort de la Yougoslavie, Fayard, 2e éd., 1994.
Encadré :
Surtitre : EXCLUSIF
Titre : LA PAIX AU KOSOVO : UNE OCCASION MANQUEE
Témoignage d'un observateur de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Kosovo, novembre 1998 - mars 1999
Les espoirs placés initialement dans la capacité de la mission de vérification de l'OSCE à rétablir la paix au Kosovo se sont évanouis le 20 mars dernier lorsque ses 1300 observateurs ont été évacués à la veille des premiers bombardements.
Cette mission avait obtenu de bons résultats sur le terrain. Les efforts déployés par les observateurs avaient permis d'éviter un drame humanitaire pendant l'hiver et suscité des espoirs dans les deux camps. Les membres de la mission ont été profondément frustrés par cette évacuation inattendue et déshonorante et les drames qui l'ont suivie ont renforcé chez la grande majorité d'entre eux le sentiment d'une occasion manquée et la conviction que les dés étaient pipés dès le départ afin de précipiter la région dans la guerre au nom de la morale universelle et des intérêts de nos voisins d'outre-Atlantique.
Cette mission est un échec de la diplomatie européenne car les ferments d'un processus d'autoadministration étaient à l'œuvre au Kosovo. Or personne n'a voulu reconnaître l'efficacité des mesures engagées et l'opinion publique, grand arbitre des choix de nos décideurs, a été largement désinformée par une presse complaisante et partiale.
Un minimum de discernement politique aurait permis d'éviter les prises de position abusivement manichéennes condamnant les uns pour leurs choix nationalistes et encensant les autres pour leur tentations irrédentistes. " Les bons et les méchants " étaient en fait équitablement répartis dans les deux camps. Les atteintes aux droits de la personne et les crimes commis par les uns et les autres, étaient aussi odieux et aussi condamnables, qu'ils soient le fait de milices ou de réseaux mafieux.
Double jeu
Pendant plusieurs semaines, de novembre à mars, nous avons vécu au milieu des deux peuples, dans les villages et les forêts. Nous avons parlé longuement avec les représentants des autorités locales et ceux des partis kosovars : ils aspiraient à la paix et à un retour à la vie normale. Le principe d'une autonomie substantielle sans atteinte à la souveraineté Yougoslave, leur semblait raisonnable et acceptable. L'Europe, pour eux, était porteuse d'espoir.
Malheureusement, nous avons le sentiment que les résultats obtenus sur le terrain et les informations adressées à Vienne ont été délibérément ignorées. Les accords qui légitimaient la présence de l'OSCE ont été systématiquement violés et curieusement, aucune réaction politique déterminante ne s'est manifestée à Vienne, au siège de l'OSCE. Ainsi par exemple, dès que les forces Serbes quittaient une position, celle-ci était immédiatement conquise par l'UCK. Naissaient alors progressivement des zones de non-droit où la police et l'armée serbes ne pouvaient circuler librement.
Il nous semblait que les ambassadeurs des États membres de l'OSCE étaient anesthésiés par les pressions de la diplomatie américaine. Le chef de la mission au Kosovo était d'ailleurs l'ambassadeur William Walker, dont les instructions venaient directement de Washington ! La mission de l'OSCE a souffert aussi du manque d'impartialité de ceux qui en avait la charge : l'Armée de libération du Kosovo (UCK) continuait à être approvisionnée en armes par les Américains et soutenue " moralement " par les membres de la mission diplomatique américaine au Kosovo qui était la seule à perdurer, alors que l'ensemble des autres missions diplomatiques nationales avaient été dissoutes et intégrés dans l'OSCE.
Par ailleurs la centralisation des liaisons avec l'UCK était sous la responsabilité d'une équipe britannique travaillant exclusivement au profit de l'ambassadeur Walker et de l'OTAN, les autres conseillers politiques, russe, suisse, norvégien et français étaient systématiquement écartés ou marginalisés.
Enfin, les rapports remontant à Vienne, au siège de l'OSCE, relatant la réalité des faits observés sur le terrain étaient repris et souvent orientés par la cellule chargée de réaliser les synthèses dans un sens qui ne pouvait que convaincre nos ambassadeurs de l'urgence d'une évacuation et de la mise en œuvre de frappes. Ainsi par exemple," un échange de tirs de mortier entre forces serbes et de l'UCK " devenait " un pilonnage nourri des Serbes sur les villages kosovars ".
Floués
Le constat de ces manipulations, qui pourrait être confirmé par d'autres observateurs, montre que la mission de l'OSCE a vraisemblablement servi d'écran aux partisans de la force qui souhaitaient obtenir des délais pour renforcer l'UCK et pousser M. Milosevic à la faute.
Nous, observateurs de l'OSCE, avons le sentiment amer d'avoir été floués de manière délibérée, ce qui explique en partie les raisons pour lesquelles la mission a fini par s'enliser progressivement, notamment après le massacre de Raçak (1).
Il convient cependant de saluer le travail quotidien des observateurs qui par leur présence sur le terrain, nuit et jour, ont pu avec succès résoudre de nombreux cas de prises d'otages, créer des zones tampon afin de permettre aux populations déplacées de retrouver leurs villages et aux organisations non gouvernementales d'effectuer leur mission humanitaire.
A. L.