Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
Depuis que l'adulation des régimes marxistes n'est plus à l'ordre du jour, l'anti-américanisme français se porte bien . Il faut dire que l'actualité fournit chaque semaine de quoi nourrir une indignation parfois légitime, lorsque qu'il s'agit des bombardement sur l'Irak ou la Yougoslavie, mais souvent très simpliste, par exemple en ce qui concerne l'affaire Lewinsky.
Ainsi, a-t-on parlé d'une nouvelle inquisition menée au nom d'un puritanisme religieux prétendu fanatique incarné par Kenneth Starr. Mais, n'avons nous pas trop tendance à donner une image caricaturale de l'Amérique à coups de poncifs et de mythologies ? Faut-il refaire sans cesse le procès de l'Amérique pour se sentir fier d'être français ?
Lorsqu'il visite les États-Unis, le Pape n'oublie pas de reprocher aux Américains leur longue tradition de violence mais il ne manque jamais non plus de dire, ce que l'on refuse souvent de voir en France, que l'Amérique est une nation-phare par l'exceptionnelle valeur des principes sur laquelle elle s'est construite. En 1995, il rappelait qu'" au cœur de la vision morale des textes fondateurs [américains] se trouve la reconnaissance des droits de la personne humaine ". Et lors de son dernier voyage, en 1999 : " L'Amérique a d'abord proclamé son indépendance sur la base de vérités morales claires. Elle ne restera un phare de liberté pour le monde que si elle est fidèle à ces valeurs morales, qui sont au centre de son expérience historique . " Cet appel du Pape traduit donc à la fois une admiration et une inquiétude qui mérite quelques éclaircissements.
En fait, deux réalités américaines échappent à la plupart des observateurs en France : d'une part, derrière l'insolente santé économique des États-Unis, se cache une crise intérieure profonde liée aux " minorités " et à l'explosion des particularismes culturels. À l'extérieur, la diplomatie américaine apparaît crispée sur une politique de domination dangereuse. Mais d'autre part, il existe aux États-Unis une grande mobilisation des forces intellectuelles, morales et spirituelles, pour tenter de sortir le pays de son malaise. S'intéresser à ces débats, c'est peut-être déjà se départir d'une vision trop simpliste des États-Unis. Au-delà, il s'agit aussi de s'interroger sur l'avenir d'un monde qui, en dépit de la mondialisation économique, est de plus en plus divisé par des identités culturelles fortement réaffirmées.
Au-delà de l'affaire Monica Lewinsky, le multiculturalisme et la crise de la nation américaine
Le Monicagate n'est que le symptôme d'une crise de civilisation qui affecte profondément les États-Unis depuis les sixties. Derrière l'écran de fumée des médias, il s'agit en fait d'une " guerre culturelle " qui oppose deux Amérique : l'Amérique conservatrice, fidèle aux racines culturelles de la nation et l'Amérique de Clinton, une Amérique libérale et multiculturelle, composée de minorités et de nouveaux immigrants : Noirs, Hispaniques, Amérindiens, Italo-américains, Asiatiques, Juifs, féministes, homosexuels .
En effet, Bill Clinton a été élu par deux fois grâce aux minorités, qui, par addition, sont devenues majoritaires dans les grandes villes comme New-York. Les récentes élections du 3 novembre 1998 ont encore montré que la force politique des démocrates repose essentiellement sur la mobilisation des minorités et du vote des femmes. De plus, l'argument de la prospérité économique joue considérablement en faveur de Clinton. Enfin la rhétorique antigouvernementale et les méthodes employées pour attaquer le Président, finissent par lasser l'opinion publique et se retournent contre leurs auteurs.
Pourtant, depuis 1993, Clinton n'a jamais cessé d'appliquer une politique identitaire fortement idéologique, contraire à toute la tradition des Pères fondateurs : le multiculturalisme. Il est accusé par les conservateurs d'avoir purement et simplement trahi les principes constitutionnels qui ont façonné l'Amérique, en favorisant systématiquement le droit à la différence, quelle soit raciale ou sexuelle, et en dénigrant ainsi les racines culturelles historiques de la nation. Ainsi, selon Nicolas Kessler, " le centre de gravité du programme politique de la nouvelle présidence est plus que jamais culturel ; enseignants et intellectuels progressistes, représentants plus ou moins qualifiés des minorités "sexuelles" et ethniques en constituent les plus sûrs soutiens, et la poursuite du projet multiculturaliste l'une des lignes directrices les plus claires. Autant dire que la Culture War se confond dans l'esprit de beaucoup de conservateurs avec une guérilla sans merci contre le couple Clinton ".
Cependant, au-delà de " l'affaire Lewinsky ", il existe aux États-Unis une réflexion de fond sur les questions fondamentales de la société démocratique. Aux États-Unis, la vie politique se vit sur deux registres bien différents : un premier registre, électoral ou politicien, qui occupe le devant de la scène médiatique. C'est dans ce registre qu'il faut situer " l'affaire Lewinsky " ; un deuxième registre, beaucoup plus sérieux et totalement ignoré en Europe, celui du débat intellectuel. Quiconque prend la peine de s'informer sérieusement ne peut qu'être frappé de la rare qualité de la réflexion philosophique concernant les problèmes de société, l'éducation, la religion, la démocratie et la culture. Ainsi, le conservatisme est une composante de la droite américaine qui est faussement assimilée en France au populisme ou au fondamentalisme. Le mot conservateur, péjoratif chez nous, ne l'est pas en Amérique. L'American Conservative Movement est un courant intellectuel puissant, né dans les années 50 autour de quelques revues célèbres et de penseurs d'envergure . École de pensée plus que force politique, le conservatisme se réclame de Burke et de Tocqueville et se propose de défendre l'ordre social et politique américain traditionnel contre la double influence de la Révolution française et de la révolution industrielle . Notons que le mouvement comprend en son sein une forte présence de catholiques attachés à la pensée de Thomas d'Aquin . Aujourd'hui, le mouvement a perdu l'unité qu'il avait connu au temps de Reagan et de l'anticommunisme ; on parle désormais de néo-conservatisme. Cependant, il a regagné depuis une dizaine d'années une certaine vigueur dans le domaine de la culture. " Attachés à la culture classique et la pédagogie traditionnelle, soucieux de maintenir une hiérarchie et un ordre de priorité au sein des sciences de la connaissance, traditionalistes et néo-conservateurs s'accordent sans mal à dénoncer l'obscurantisme qui règne selon eux sur ces campus gagnés au multiculturalisme, où il est de bon ton de ne voir en Platon et Shakespeare que des "mecs blancs morts" , de célébrer les origines africaines de la civilisation gréco-romaine, et de donner la priorité aux black studies et aux women studies . "
Du melting-pot au tribalisme
Depuis les années soixante, les États-Unis traversent probablement la crise d'identité la plus grave de leur histoire après la guerre de Sécession. On ne peut comprendre la tournure des événements actuels si l'on oublie que Bill Clinton est issu, avec son épouse, du mouvement contestataire des sixties. Il n'a jamais caché son intention de diffuser à l'école et dans l'administration une contre-culture d'extrême gauche . Il s'agit principalement de libéraliser les mœurs et de substituer au modèle unitaire du melting-pot, le modèle tribal du multiculturalisme au nom du droit de chaque communauté à suivre ses propres convictions et inclinations.
Le mot melting-pot désigne à l'origine le chaudron utilisé pour fondre des métaux ou créer des alliages. La politique du melting-pot consiste à favoriser au maximum l'assimilation des populations immigrantes, comme l'invite la devise nationale choisie par une commission du Congrès composée de Benjamin Franklin, de Thomas Jefferson et John Adams : E pluribus unum " (de plusieurs, un seul). Il s'agit de réaliser l'idéal washingtonien d'un " peuple unique ", tout en respectant, conformément au principe de tolérance, l'identité religieuse de chacun, la diversité des coutumes et des traditions. Ainsi l'assimilation n'exige pas, contrairement au modèle jacobin très centralisateur et volontariste, de renoncer à tout particularisme culturel.
Denis Lacorne, dans la Crise de l'identité américaine montre que le principe de tolérance, issu des philosophies de Locke et de Montesquieu, qui ont beaucoup marqué les Pères fondateurs, autorise la double allégeance : on est d'abord Américain mais on est toujours aussi Italien ou Irlandais ou Juif. On peut être citoyen et participer aux affaires de la cité tout en conservant son identité d'origine, l'un n'excluant jamais l'autre. La seule exigence étant l'adhésion sans réserve aux principes de la Constitution et à la lettre comme à l'esprit de la Déclaration d'indépendance.
Selon Allan Bloom , qui a écrit un livre décisif sur le déclin américain , " l'immigrant devait oublier les prétentions de l'ancien monde au profit d'une éducation nouvelle et facile à acquérir. Cela ne signifiait pas nécessairement qu'il lui fallait abandonner ses anciennes habitudes quotidiennes ou sa religion, mais cela voulait dire qu'il devait les subordonner aux nouveaux principes et renoncer à ce qui n'était pas conforme à ces principes ". Ainsi, le fait d'accorder des droits spéciaux à des minorités qui se définissent en termes d'ethnie ou de préférence sexuelle est tout à fait contraire à la tradition nationale qui ne reconnaît que des droits naturels et individuels. " Ce renversement de l'intention des Fondateurs à l'égard des minorités, remarque Bloom, est extrêmement frappant. Pour les Fondateurs, les minorités étaient en général des éléments fâcheux, pour la plupart identiques aux factions, des groupes égoïstes dépourvus de tout préoccupation du bien commun. Contrairement à d'autres penseurs politiques, les "Pères fondateurs" ne nourrissaient pas l'espoir de supprimer les factions et de créer par l'éducation un corps électoral uni et homogène. Bien au contraire, ils ont édifié un mécanisme très élaboré pour contenir les factions, de telle manière qu'elles se contrebalancent les unes les autres et permettent ainsi la poursuite du bien commun. En effet, c'est toujours le bien qui reste dans leur pensée la considération directrice, bien qu'ils y soient parvenus moins directement que dans la pensée politique classique et en passant par une certaine tolérance à l'égard des factions . " Le melting-pot est donc, à l'égard des minorités, un modèle subtile qui tente de concilier pluralisme et unité, tolérance et souci du bien commun. En revanche, le multiculturalisme est la promotion d'un modèle radicalement pluraliste, c'est-à-dire séparatiste. L'identité culturelle se transforme en culte identitaire.
L'apparition du multiculturalisme est liée au mouvement Noir des " droits civiques " des années soixante, ainsi qu'à l'arrivée massive dans le même temps d'immigrants venus du Sud. Allan Bloom a bien résumé l'évolution qui s'est produite jusqu'à nos jours dans les revendications des minorités : " À l'origine, presque tous les promoteurs importants de ce mouvement, en dépit de différences de tactique et de tempérament, se fondaient sur la Déclaration d'indépendance et sur la Constitution dans leurs efforts pour lutter contre les injustices commises à l'égard des Noirs. On pouvait accuser les Blancs des plus monstrueuses injustices et leur reprocher d'être en contradiction avec leurs principes les plus sacrés. Les Noirs étaient les vrais Américains en exigeant une égalité qui leur revient en tant qu'êtres humains, en raison du droit naturel et politique. Cette position impliquait une ferme conviction de la vérité des principes du droit naturel et de leur efficacité fondamentale dans la tradition constitutionnelle. [...] Le "black power", lui, repose essentiellement sur l'idée que la tradition constitutionnelle a toujours été corrompue et qu'elle a été élaborée en vue de défendre l'esclavage. Ce qu'exige le "black power", c'est l'identité noire, et non les droits universels. Il insiste sur le respect pour les Noirs en tant que Noirs et non simplement en tant qu'êtres humains. Ainsi il a accepté le corollaire de cette proposition : ce ne sont pas les droits qui comptent, mais le pouvoir . " Le mouvement des droits civiques réclamait une application intégrale de l'universalisme démocratique, c'est-à-dire la non-discrimination. En dépit de réels succès, une partie des Noirs a estimé que l'intégration n'avait jamais été qu'une tromperie et que la prise de pouvoir restait la seule issue.
Le multiculturalisme est donc apparu, dans le sillage de la question Noire, comme une radicalisation du discours des minorités. S'appliquant désormais à l'ensemble des minorités, il revendique le culte de la particularité pour elle-même et la dissolution pure et simple de l'universel. En 1963, Martin Luther King disait : " Je rêve d'un jour où mes quatre enfants vivront dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau mais sur la valeur de leur caractère. " Aujourd'hui, c'est la couleur de la peau qui s'impose à nouveau comme critère de reconnaissance. Le culte de la race est revenu en force. L'idée de base du multiculturalisme, c'est que toutes les cultures et tous les comportements se valent et ont des droits égaux. C'est pourquoi dans les universités, l'enseignement de la philosophie et de la littérature européenne est systématiquement dénoncé comme eurocentriste. L'histoire est falsifiée au profit d'une célébration des ethnies et d'un relativisme culturel absolu. Les afrocentristes enseignent par exemple qu'Aristote est un imposteur qui a pillé la bibliothèque d'Alexandrie pour écrire ses livres ; en fait la bibliothèque n'a été construite qu'après la mort d'Aristote et contenait 95% de manuscrits en grec ! Ils enseignent aussi que le premier soldat américain qui a libéré les camps de concentration était un Noir. Cette contrevérité provoque bien sûr la fureur de certains qui estiment qu'il s'agissait en fait d'un Indien ! Finalement, le principe d'égalité des cultures a pour effet de provoquer non le dialogue mais la rivalité, l'intimidation et la mauvaise foi .
Aujourd'hui, Clinton est devenu l'otage des groupes d'intérêts particuliers. Cependant depuis son accession à la Présidence, il a tout fait pour leur donner une légitimité.
La responsabilité de Clinton dans la crise d'identité américaine
Dans son discours inaugural, lors de sa première élection en janvier1993, Clinton a mis d'emblée l'accent sur la " diversité " du peuple américain, terme plus acceptable politiquement que celui de multiculturalisme, et sur la nécessité d'une prise en compte plus radicale de cette nouvelle réalité. " Le président Clinton a été l'un des premiers à parler de la diversité. Est-il conscient de ce qu'il a en partie déclenché ? Et à quel point les Clinton sont-ils responsables des ravages causés par les dogmes multiculturalistes et féministes durs ? ", s'interroge Edward Behr , directeur du Newsweek pour l'Europe. Pour Samuel Huntigton, professeur à Harvard et auteur du fameux Clash of Civilisations , la réponse ne fait aucun doute : " La tendance multiculturelle [...] s'est manifestée dans les années quatre-vingt-dix, sous l'administration Clinton qui a fait de la défense de la diversité un de ses objectifs. Le contraste avec le passé est frappant . " En effet, les Pères fondateurs étaient conscients de cette diversité et de sa richesse mais ils savaient aussi qu'elle représentait une menace. C'est pourquoi ils ont fait de l'unité nationale leur principal objectif. Huntigton cite ainsi Théodore Roosevelt : " Le moyen le plus sûr pour conduire cette nation à la ruine, serait de la laisser devenir un assemblage confus de nationalités rivales . " Et Huntington de conclure : " Les responsables politiques américains, dans les années quatre-vingt-dix, ont non seulement favorisé cette tendance, mais ils ont systématiquement défendu la diversité plutôt que l'unité du peuple qu'ils gouvernent . "Et de fait, depuis 1993, les politiques publiques, les décisions judiciaires, les pratiques de recrutement des entreprises, les pédagogies dans les écoles publiques sont devenues multiculturelles.
Ainsi Clinton a composé son administration entièrement sur la base du " traitement préférentiel ". Selon Edward Behr, " les collaborateurs des Clinton et les hauts cadres du nouvel establishment politique ont été choisis moins pour leur compétences que pour leurs spécificités ethniques ou même sexuelles. En voulant mettre sur pied "un gouvernement qui soit plus à l'image du peuple américain" – et cela, même ses plus ardents supporters le reconnaissent –, Clinton a sacrifié la qualité à l'ethnicité – le numerus clausus fonctionnant à peu près exclusivement à l'avantage des Noirs, des Latino-Américains et des Américains d'origine indienne ". C'est ce qu'on appelle aux États-Unis l'Affirmative Action, la politique de discrimination positive . Cette politique fort controversée disqualifie le principe classique de méritocratie mais elle a été cependant fortement réaffirmée par Clinton.
Primary Colors , le livre qui a été porté récemment à l'écran, et dont l'auteur a voulu rester anonyme, décrit la première campagne présidentielle du couple Stanton, alias Clinton. On y découvre un candidat à la Maison blanche attachant. C'est un véritable homme du peuple mais doué d'une personnalité hors du commun et d'un grand pouvoir de fascination, un peu à l'image de ces prédicateurs, célèbres aux États-Unis. On ne peut s'empêcher non plus d'admirer le courage de son épouse et sa réelle intelligence stratégique. Son influence est déterminante dans le couple. Pourtant, le livre dévoile sans pitié le cynisme et l'absence totale de scrupule qui anime le couple. Ils sont prêts à tous les coups les plus bas pour gagner, y compris à l'égard de leurs alliés politiques lorsqu'ils deviennent gênants. Dans sa préface, Edward Behr souligne ce point : " La façon dont, malgré des catastrophes en série qui auraient mis un terme à la carrière de tout autre candidat, cette équipe réagit, organise sa défense, manipule les médias et arrive même à tirer profit de l'adversité, transforme Primary Colors en manuel politique digne de Machiavel . " Faut-il néanmoins en conclure avec Edward Behr qu' " en dépit de ses préoccupations sociales et de son zèle réformateur, nous comprenons à quel point le couple Stanton est motivé par l'ambition et la soif de pouvoir " ? Certes, la passion du pouvoir est indéniable, mais elle n'explique pas tout. Il serait foncièrement réducteur d'en rester à une analyse purement psychologique. Ce que montre aussi le livre, c'est le rayonnement des convictions personnelles qui anime le couple et qui crée autour de lui une ferveur très grande. Bill Clinton, rappelons-le, est un homme du Sud, profondément croyant et attaché à sa foi baptiste (celle du pasteur Martin Luther King). De son côté, Hillary a été marquée par son éducation dans l'Église méthodiste. Lors d'un discours prononcé à l'église méthodiste de Little Rock, alors que Bill était gouverneur de l'Arkansas, Hillary s'est expliqué sur son engagement : " Je suis venue aujourd'hui pour vous raconter pourquoi je suis méthodiste et ce que la foi signifie pour moi. Notre père fondateur, John Wesley, a dit : "Aime ton voisin comme toi-même." Et en disant cela, il n'a pas seulement pensé à ceux avec lesquels nous sommes amis, mais avant tout aux pauvres âmes qui sont défavorisées, désespérées. [...] Je suis méthodiste parce que ma foi m'enseigne que la justice sociale doit s'appliquer à tout le monde, même aux minorités. [...] John Wesley nous a demandé de nous engager politiquement parce que cela élargit le cadre des possibilités de pouvoir provoquer encore davantage de changements. La politique doit être un instrument afin d'aider les gens. L'Église est seulement le point de départ . "
Pour le couple Clinton, ce qui compte dès lors plus que tout, c'est l'action politique qui est le moyen le plus puissant de changer le monde. Or le mouvement contestataire des années soixante les a convaincus que le monde était injuste, que les Blancs étaient des racistes, des sexistes et qu'il fallait libérer les minorités raciales et sexuelles. Depuis cette époque, l'apostolat religieux s'est toujours confondu, chez les Clinton, avec un militantisme d'extrême gauche, multiculturel et féministe. N'y a-t-il pas dès lors le risque d'une confusion du politique et du religieux ? La mission du politique est-elle de rendre les hommes heureux, de les délivrer du mal ou d'assurer leur salut terrestre ?
À propos de l'église méthodiste, Jean-Sébastien Stehli, du Point, remarque que " de toutes les Églises protestantes, c'est la plus engagée. Pour les méthodistes, l'action sociale est l'expression même de la foi. "Pour être un bon chrétien, il faut travailler à l'amélioration de l'humanité, alors que les autres Églises mettent l'accent sur la foi qui permet d'atteindre à la vie éternelle", explique le révérend Donald Jones, le pasteur de Hillary à la First Methodist Church de Park Ridge, la banlieue chic de Chicago où elle a grandi. John Wesley, le fondateur de l'Église méthodiste, est un héros pour Hillary. Elle a lu absolument tous ses écrits ". Le puritanisme resurgit ainsi peut-être là où on l'attendait le moins. Cela dit, après l'analyse historique et l'analyse sociologique, quelle analyse philosophique peut-on faire du multiculturalisme ?
Individualisme, libéralisme et communautarisme
Posons la question de manière plus précise : la surenchère ethnique provoquée par le multiculturalisme n'est-elle pas une figure nouvelle de la surenchère égalitaire qui menace toute démocratie ? C'est l'hypothèse que proposait François Furet dans un article du Débat . Selon l'historien disparu récemment, le multiculturalisme " manifeste l'ambition d'élargir jusqu'aux identités culturelles le mouvement de l'égalité démocratique, de façon à rendre celui-ci, conformément à sa dynamique, chaque jour plus "réel", c'est-à-dire plus conforme au vécu des opprimés. [...] Les États-Unis d'aujourd'hui sont, sur le plan intellectuel, ce pays étrange où le nihilisme "post-moderne" est célébré comme une philosophie de l'émancipation et de l'égalité démocratique ". Furet propose ici une interprétation tocquevilienne du multiculturalisme. Le multiculturalisme ne serait que l'aboutissement de la logique démocratique poussée à son paroxysme. C'est le refus de toute inégalité qui conduit au multiculturalisme. En effet, le propre des peuples démocratiques, selon l'analyse toujours pertinente de Tocqueville, c'est la passion de l'égalité, c'est-à-dire la revendication de l'indépendance vis-à-vis des hiérarchies et des traditions. Mais l'excès d'égalité qui conteste toutes les formes de dépendances, conduit toujours à terme, selon Tocqueville, vers la dissolution des liens communs qui unissent les hommes, c'est-à-dire vers l'individualisme. Tocqueville notait que dans la logique démocratique, " chacun entreprend alors de se suffire et met sa gloire à se faire sur toutes choses des croyances qui lui soient propres. Les hommes ne sont plus liés que par des intérêts et non par des idées [...]. Or il est facile de voir qu'il n'y a pas de sociétés qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il n'y en a point qui subsiste ainsi ; car, sans idées communes, il n'y a pas d'action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social ". Il ne s'agit pas pour Tocqueville de condamner la démocratie mais bien plutôt de la protéger contre ses propres excès destructeurs.
Or dans l'individualisme, ce qui est le plus à craindre, selon Tocqueville, ce n'est pas l'anarchie, c'est un despotisme doux, qui ne ressemble à rien de ce qui a existé auparavant . Il n'utilise pas la contrainte brutale mais l'anesthésie des volontés et les libertés.L'individualisme qui procède de l'égalitarisme rend donc les hommes indifférents à tout bien commun, à toute responsabilité et les dispose ainsi à devenir les assistés d'un État tout-puissant qui les prend en charge. Or le multiculturalisme, souligne encore Furet, " est la version américaine de la marche à l'égalité "réelle" par opposition à l'égalité "formelle". Elle est dans son fond plus individualiste que communautaire et traduit de ce fait, malgré les apparences, la tendance à l'uniformité de la démocratie. Everybody is different veut en réalité dire everybody is the same ". Selon cette hypothèse, le multiculturalisme ne résulterait pas seulement de la pression externe de l'immigration mais d'une véritable crise interne, fruit de l'individualisme et de la perte des valeurs collectives.
Aux États-Unis, la question de l'individualisme fait l'objet, depuis quelques années, d'un débat philosophique animé entre les " libéraux " et les " communautariens ". Contrairement aux apparences, le communautarisme se situe en fait à l'opposé du multiculturalisme qui conduit à la juxtaposition de communautés antagonistes et repliées sur elles-mêmes. Le multiculturalisme est un pur produit de l'individualisme libéral des années soixante. En revanche, les communautariens, rejoignant sur ce point les conservateurs, pensent que la société est malade de l'affaiblissement du lien social, de la perte du sens des devoirs civiques et du bien commun.
L'origine du débat remonte à la publication en 1971 de la thèse maîtresse de John Rawls : Théorie de la justice . Rawls est un penseur libéral dans la tradition des Lumières. Le postulat de toute pensée politique moderne est que l'individu est à la fois antérieur et supérieur à la société. Ainsi pour Rawls, comme pour Rousseau, la défense des droits des individus et de leur liberté face à la société est donc une priorité absolue. Au centre de sa théorie, il y a aussi cette idée, d'origine kantienne, qu'un acte ne vaut que par la décision libre et autonome qui le motive, ce qui implique la nécessité d'un État " neutre ". C'est pourquoi, sur le plan politique, Rawls estime que la détermination du juste ne peut être fondée sur une conception métaphysique du bien qui s'imposerait de l'extérieur. Le pluralisme des opinions, qui caractérise à la fois le libéralisme et la modernité, exige donc que l'on dérive le juste de procédures rationnelles. Le juste ne peut pas être découvert dans un ordre préalable mais il peut être construit équitablement par un consensus. Se fondant sur la philosophie aristotélicienne, les penseurs communautariens, Alasdaire MacIntyre ou Michael Sandel , considèrent que cette priorité accordée aux droits individuels est exagérée car elle s'exerce aux dépens du bien commun. La promotion libérale de l'individu conduit ce dernier à ne rechercher que son intérêt propre et à rejeter toute obligation qui pourrait entraver sa liberté. De plus, l'individu n'est pas un " soi " vide et indéterminé, une pure liberté. Il est incarné dans un certain nombre de structures biologiques, sociales et morales, il a une nature qui se manifeste par des dispositions spécifiques. Il est donc nécessaire de réactiver la conception aristotélicienne de l'homme comme animal politique, qui ne peut réaliser sa nature humaine qu'au sein de la société. Par ailleurs, les communautariens rappellent, contre Rawls, que la société ne peut reposer uniquement sur des principes juridiques et contractuels mais qu'elle a besoin, pour vivre, de valeurs morales partagées et de traditions culturelles communes .
La présentation rapide de ce débat nous ramène au cœur de la question du multiculturalisme. Car l'enjeu est de savoir si une société peut survivre au rejet de ses racines historiques et culturelles. Si le pluralisme est une réalité incontestable de notre époque, jusqu'à quel point peut-on le tolérer ?
Désoccidentalisation de l'Amérique et anti-américanisme de l'Europe
L'idéologie multiculturaliste, rappelle Huntington, consiste à renier l'héritage culturel d'un pays pour " créer un pays aux civilisations multiples, c'est-à-dire un pays n'appartenant à aucune civilisation et dépourvu d'unité culturelle ". Or l'identité nationale américaine a pour fondement culturel historique l'héritage de la civilisation occidentale. C'est pourquoi l'Amérique de Clinton, qui ne voit dans cet héritage qu'un passé honteux est engagée aujourd'hui dans un processus de désoccidentalisation à outrance qui pourrait bien signifier la fin des États-Unis d'Amérique. Comment un État, ainsi divisé, pourrait-il perdurer ? L'histoire nous montre précisément que toutes les grandes formations politiques meurent de l'incapacité à défendre leurs propres principes structurants. Selon Huntington, " L'avenir des États-Unis et celui de l'Occident dépendent de la foi renouvelée des Américains en faveur de la civilisation occidentale. [...] Les Américains font partie de la famille culturelle occidentale ; les partisans du multiculturalisme peuvent entamer, voire détruire cette relation, ils ne peuvent lui en substituer une autre. Quand les Américains cherchent leurs racines culturelles, ils les trouvent en Europe ".
Si les ennemis de Clinton s'acharnent par tous les moyens à mettre un terme à sa carrière, c'est pour échapper à la schizophrénie qui s'est emparée du pays et dans l'espoir d'inverser la tendance, avant qu'il ne soit trop tard. L'enjeu d'une telle affaire est pour nous, qui vivons en Europe, d'une grande importance : 1/ d'une part, nous sommes confrontés à une menace de plus en plus grande d'islamisation, favorisée par une politique française d'inspiration multiculturaliste. À cela s'ajoute la pression des lobbies féministes et gays qui tentent de détourner la loi au profit d'intérêts particuliers contraires à l'équilibre social ; 2/ d'autre part, le destin de l'Europe est, qu'on le veuille ou non, lié au destin des États-Unis qui partagent avec elle, jusqu'à aujourd'hui, un héritage culturel commun. C'est pourquoi l'anti-américanisme qui sévit dans la classe politico-médiatique en France est souvent teinté de confusion . On peut ne pas apprécier l'esprit mercantile qui anime trop souvent certains américains, leur goût immodéré du pouvoir et leur impérialisme mais on ne saurait oublier que par delà les intentions des gouvernants, de nombreux GI's ont donné leur vie sur le sol européen à deux reprises au cours de ce siècle . Enfin, constatant la menace que fait peser sur l'Amérique l'idéologie multiculturaliste, Huntington écrit cette phrase terrible pour l'Europe, et cependant réaliste : " Si les États-Unis se désoccidentalisent, l'Ouest se réduira à l'Europe et à quelques zones d'implantation européenne, faiblement peuplées. Sans les États-Unis, l'Occident ne représente plus qu'une fraction minuscule et déclinante de la population mondiale, abandonnée sur une petite péninsule, à l'extrémité de la masse eurasienne . "
Plus que jamais il est temps que l'Occident s'unisse au lieu de se diviser. Il est aussi urgent que l'Europe renoue avec ses racines culturelles. La démocratie libérale n'a aucune chance de survie si elle se prive du contenu anthropologique et moral qui lui vient naturellement de la philosophie grecque et du christianisme. Seul un renouveau de la culture occidentale serait capable de raviver l'identité et l'unité de la nation, américaine ou française, et d'ouvrir un dialogue constructif avec les autres civilisations. C'est la leçon que nous donne une fois encore Huntington : " Le multiculturalisme menace de l'intérieur les États-Unis et l'Occident ; l'universalisme menace l'Occident et le monde. Ces deux tendances nient le caractère unique de la culture occidentale. Les monoculturalistes veulent que le monde soit comme l'Amérique. Les multiculturalistes veulent que l'Amérique soit comme le monde. Une Amérique multiculturelle est impossible parce qu'une Amérique non occidentale ne peut être américaine. Un monde multiculturel est inévitable parce qu'un empire mondial est impossible. La sauvegarde des États-Unis et de l'Occident doit passer par le renouveau de l'identité occidentale. La sécurité du monde ne se conçoit pas sans l'acceptation de la pluralité des cultures . "
Un universalisme à deux vitesses
La civilisation occidentale et particulièrement l'Amérique, sa plus belle réussite selon Tocqueville, traverse donc une crise majeure qui n'est pas d'abord économique mais culturelle. Paradoxalement, l'universalisme démocratique est à la fois contesté à l'intérieur des frontières nationales et promu à l'extérieur. Le rêve d'une société mondialiste uniformisée s'exprime parallèlement au rêve d'une société éclatée, multiculturelle. La contradiction n'est qu'apparente, car il s'agit au fond de deux facettes d'une même maladie que Tocqueville avait parfaitement diagnostiqué en son temps : l'égalitarisme. Car n'est-ce pas aussi au nom d'une certaine idée de l'égalité que l'Occident affirme l'universalité de sa civilisation et tente de l'imposer aux autres ?
Aujourd'hui les États-Unis semblent acculés dans une impasse. De nombreux Américains continuent à apprécier le clintonisme, savant dosage de libéralisme moral et de libre-échange économique. Il conjugue avec talent la révolution culturelle des sixties et la révolution économique des années Reagan, et c'est une des raisons de son succès, malgré ses déboires conjugaux. Dans ce contexte euphorique, il y a peu de chances que les choses évoluent.
Néanmoins, au cœur de la crise, il ne serait pas inutile de rappeler à l'Amérique sa véritable identité. Jacques Maritain lui a rendu hommage dans ses Réflexions sur l'Amérique :
" J'ai parlé de mes premières impressions en arrivant en Amérique. Depuis lors, j'ai compris de mieux en mieux l'immensité de l'effort humain qui a été mis en oeuvre pour créer en deux siècles un monde nouveau, donner à la moitié d'un continent un équipement matériel et moral à la mesure d'hommes libres, et édifier une civilisation réellement et authentiquement originale, capable d'étonner, de captiver, de séduire le cœur des hommes. Et mon admiration n'a fait que grandir pour le travail créateur ainsi accompli et pour le processus d'auto-création par lequel il ne cesse de continuer.(...] Je voudrais mentionner maintenant d'autres caractéristiques de la vie américaine, à savoir l'extraordinaire pouvoir de rebondissement et d'adaptation avec lequel le peuple américain fait face à de nouveaux problèmes et s'ajuste à de nouvelles situations. [...] Disons, et cela me paraît typique, que dans l'immense population des États-Unis, il n'y a pas de stagnation. Je ne me représente pas l'Amérique comme une terre ferme, mais comme un grand océan. De temps à autre une tempête s'élève, un formidable courant se manifeste, qui paraît vouloir tout emporter. Attendons un moment, un autre courant va faire son apparition et réduire à néant le premier . "
Du génie de l'Amérique peut surgir le pire comme le meilleur.
d. th.