Article rédigé par , le 11 septembre 2008
C'est par principe d'humanité que je purge la terre de la liberté de ces monstres. Cette phrase de Carrier est-elle l'aveu terrible d'un monstre sanguinaire ? La légende noire de ce conventionnel célèbre pourrait le laisser croire : envoyé en mission à Nantes, il y laissa le souvenir de l'horreur et de la désolation.
Ou bien est-ce l'expression naïve d'un " pur " de la quintessence du système révolutionnaire moderne, tourné vers la fabrication de l'homme nouveau ? Carrier était-il un fanatique dangereux, mais isolé, ou bien le rouage parfait d'un processus méthodique échappant plus ou moins à ses acteurs ? Quelles différences y a-t-il entre la destruction de Lyon et l'action de Carrier à Nantes ? entre l'action du représentant en mission Carrier et celle du général Turreau, metteur en scène des " colonnes infernales " (un terme revendiqué par les révolutionnaires eux-mêmes) qui ravagèrent la Vendée après son écrasement militaire à Savenay, c'est-à-dire alors que la Vendée n'était plus une menace réelle pour la Révolution ? Pourquoi la Terreur et la Vendée sont-elles bien plus indissociablement liées qu'on ne le croit, au-delà de la mémoire des héritiers familiaux ou politiques des deux camps qui s'apparente souvent, pour des raisons différentes certes, à l'oubli ?L'horreur rend muetVoilà quelques-unes des questions auxquelles répond Alain Gérard. Auteur d'une thèse et de plusieurs essais qui font autorité sur l'histoire de la Vendée, ce disciple de François Furet devenu directeur du Centre vendéen de recherches historiques, nous fait pénétrer certains mystères de la Terreur. À tort, on croit que tout a été dit sur ces massacres révolutionnaires. Le fait est — l'histoire l'a prouvé dans d'autres circonstances — que l'horreur, quand elle atteint un paroxysme, laisse peu d'empreintes. Pas de traces écrites des auteurs, sinon des traces indirectes, ambiguës, voire falsifiées (on rendra hommage à ce propos à l'auteur pour ses pertinentes critiques de textes). Le terroriste révolutionnaire truque le réel et la mémoire des faits en tronquant les mots : la noyade devient " baignade ", " pêche au corail " ou encore " déportation verticale ". Peu de témoignages des victimes : l'horreur rend muet, survivre c'est aussi oublier. Ainsi peut-on s'étonner qu'un an après les faits, témoins et survivants ne parlent pas ou peu ; il faut attendre 1870 pour que le souvenir du massacre des Lucs (569 personnes, dont 127 enfants de moins de dix ans) revienne à la surface de la mémoire locale.Comme dans toutes les révolutions contemporaines (française, russe, chinoise, cambodgienne et bien d'autres, copies plus ou moins fidèles), un mystère subsiste au-delà de toutes les analyses et les modèles explicatifs, dont les signes extérieurs sont, selon Alain Besançon, " une sorte de rage qui anime les acteurs et les détache du bon sens, de l'humanité et même du souci de leur conservation " et " la métamorphose que subit le langage ". S'il est un point avéré, c'est en tout cas la volonté d'anéantir, d'exterminer (ces termes sont fréquents chez l'ensemble des acteurs révolutionnaires, qu'ils soient politiques ou militaires, et dans les textes officiels). La Terreur est d'abord une pratique avant d'être une théorie : elle ne sera jamais vraiment pensée, ni par les acteurs, ni par les historiens pro-révolutionnaires ou contre-révolutionnaires. Elle creuse elle-même son lit au fur et à mesure des événements politiques. C'est là l'un des apports majeurs des recherches d'Alain Gérard. En gros, si la Vendée n'avait pas existé, la Terreur l'aurait inventée. L'enchaînement des événements est révélateur : 4 mars 1793, premières révoltes locales en Vendée. 10 mars 1793 : création du tribunal révolutionnaire. 19 mars 1793 : à la suite d'un faux (une lettre écrite par un député prétendument assassiné — et datée et signée du lendemain de son assassinat ! —, qui évoque globalement les résistances locales, les freins révolutionnaires parisiens et les pays étrangers hostiles unis dans un vaste complot) et de la surenchère entre factions révolutionnaires (Girondins et Montagnards, et plus tard Indulgents et hébertistes), la Convention décrète que tout révolté pris sera mis à mort dans les vingt-quatre heures ! La mythologie du complot et la pratique de la surenchère sont deux moteurs politiques essentiels de la Terreur. Ainsi, ce qui n'est au départ qu'une série d'émeutes plus ou moins bien localisées dans une région approximativement dénommée Vendée se trouve désignée en quelques jours par les Conventionnels comme le chancre — le cancer — de la Révolution. C'est donc la Révolution dans son expression terroriste qui va créer la Vendée : avant de prendre conscience de lui-même, le peuple vendéen sera d'abord défini par l'État qui intentera son extermination.Le point commun essentiel des totalitarismes " est que le mal y est commis au nom du bien ", rappelle Alain Besançon dans sa préface : " L'idéologie donne une interprétation du monde telle que le mal y est défini et expliqué de part en part à partir d'un élément de la réalité, considéré comme central et susceptible d'être arraché. Le bien, alors, consiste à opérer chirurgicalement le monde afin d'en extraire le principe malin. " L'interprétation précède l'événementParallèlement, la Vendée devient l'un des éléments clés de la dialectique révolutionnaire et du combat entre les factions républicaines. Mais s'agit-il encore de la Vendée ? La dichotomie entre le réel et l'idéal révolutionnaire provoque chez les " purs " une sorte de schizophrénie, notamment en raison de leur incapacité radicale de comprendre que le peuple — déifié — soit divisible, qu'une partie du peuple — importante ou non, peu importe ici — puisse être hostile à la Révolution, ou tout au moins se mettre en travers de son cours. Où l'on voit les ambiguïtés d'un Jean-Jacques Rousseau et l'implacable mécanique mentale des sociétés de pensée si bien analysée par Augustin Cochin déboucher sur une pratique révolutionnaire terroriste où les hommes n'existent plus individuellement (qu'ils soient des citoyens révolutionnaires, ou des contre-révolutionnaires exclus du champ politique), mais comme atomes d'un grand tout, " l'humanité ". La réalité n'est plus qu'objet d'interprétation, et l'interprétation révolutionnaire se révèle manipulation, " qui n'est rendue possible que parce que tous se reconnaissent dans un mode de raisonnement en lequel l'interprétation précède l'événement ". Et si les Vendéens — réels — se révèlent être une négation de l'idéal révolutionnaire, ils vont être supprimés : il faut que le réel se conforme à l'idéal. Les apôtres de la rééducation politique seront accusés d'indulgence coupable, la logique négatrice de la Révolution leur échappe ; c'est bien la race (" une race mauvaise ") qu'il faut exterminer, elle est non rééducable. Que la Vendée militaire ait servi de laboratoire initial au système terroriste, et que celui-ci soit inscrit dans une logique totalitaire ne fait aucun doute pour Alain Gérard. Son examen minutieux et critique des sources, ses recoupements effectués entre de nombreux documents, sa parfaite connaissance de l'histoire révolutionnaire parisienne comme de l'histoire vendéenne, la richesse de ses analyses, font de son livre un ouvrage désormais incontournable. Nul n'aura traqué à ce point la réalité du processus de la Terreur en action pour penser et comprendre la nature du phénomène à travers ses expressions plus ou moins paroxystiques. Et pourtant, il faut le reconnaître, on reste un peu sur sa faim : l'insistance finale sur l'apparition du prototype du révolutionnaire professionnel (en l'occurrence Carrier), outre qu'elle ne convainc pas complètement (ce que dit d'ailleurs Alain Besançon dans sa préface), nous fait un peu l'effet d'une œuvre inachevée. Peut-être l'auteur a-t-il craint de s'affranchir de la rigueur historique en s'aventurant trop loin sur les chemins de l'analyse ? L'historien ne peut-il attaquer de front le processus révolutionnaire au-delà de sa manifestation terroriste ? Certains schématismes dans sa vision de la politique de Louis XVI, la façon dont il effleure le problème de la datation de la Terreur, son souci de ne jamais heurter de front la logique révolutionnaire peuvent le laisser penser. Il n'en reste pas moins que ce livre est un outil indispensable à la compréhension de la Révolution et ce qu'Alain Gérard nomme " l'énigme du massacre humanitaire ", dont la logique, hélas, n'a guère vieilli.GILLES LATOURNERIEArticle paru dans "Liberté Politique" N°2
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