Article rédigé par Jean d'Alançon, le 11 octobre 2018
L’ordo caritatis de saint Thomas d’Aquin, si lumineux, offre à l’homme la part essentielle de sa destinée. Il peut et doit, tout à la fois, être la question et la réponse aux enjeux de l’homme et du monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Rappel
Au cours des siècles passés, l’Église catholique n’a cessé de louer celui qui en est l’auteur : Thomas d’Aquin, saint et docteur commun. Des Conciles et des Papes successifs l’ont ainsi désigné tant par sa doctrine théologique par sa réflexion philosophique puisée chez Aristote. Il est donc nécessaire de citer quelques extraits du Magistère à ce sujet :
« Les problèmes nouveaux et les recherches suscitées par le progrès du monde moderne seront étudiés très soigneusement. On saisira plus profondément comment la foi et la raison s’unissent pour atteindre l’unique vérité. Ce faisant, on ne fera que suivre la voie ouverte par les docteurs de l’Église et spécialement par Saint Thomas. » (Gravissimum educationis, Déclaration sur l’éducation chrétienne, Concile Vatican II)
« Entre tous les docteurs scolastiques, brille, d'un éclat sans pareil leur prince et maître à tous, Thomas d'Aquin, lequel, ainsi que le remarque Cajetan [dominicain, cardinal], pour avoir profondément vénéré les Saints Docteurs qui l'ont précédé, a hérité en quelque sorte de l'intelligence de tous. Thomas recueillit leurs doctrines, comme les membres dispersés d'un même corps ; il les réunit, les classa dans un ordre admirable, et les enrichit tellement, qu'on le considère lui-même, à juste titre, comme le défenseur spécial et l'honneur de l'Église… De plus, en même temps qu'il distingue parfaitement, ainsi qu'il convient, la raison d'avec la foi, il les unit toutes deux par les liens d'une mutuelle amitié : il conserve ainsi à chacune ses droits, il sauvegarde sa dignité, de telle sorte que la raison, portée sur les ailes de saint Thomas, jusqu'au faîte de l'intelligence humaine, ne peut guère monter plus haut, et que la foi peut à peine espérer de la raison des secours plus nombreux ou plus puissants que ceux que saint Thomas lui a fournis… Dans les conciles de Lyon, de Vienne, de Florence, du Vatican, on eût cru voir saint Thomas prendre part, présider même, en quelque sorte, aux décrets des Pères, et combattre, avec une vigueur indomptable et avec le plus heureux succès, les erreurs des Grecs, des hérétiques et des rationalistes. Mais le plus grand honneur rendu à saint Thomas, réservé à lui seul, et qu'il ne partagea avec aucun des docteurs catholiques, lui vint des Pères du concile de Trente : ils voulurent qu'au milieu de la sainte assemblée, avec le livre des divines Écritures et des décrets des Pontifes suprêmes, sur l'autel même, la Somme de Thomas d'Aquin fût déposée ouverte, pour qu'on pût y puiser des conseils, des raisons, des oracles. » (Æterni patris, Léon XIII)
« Á la suite de ces réflexions, on comprend facilement pourquoi le Magistère a loué maintes fois les mérites de la pensée de saint Thomas et en a fait le guide et le modèle des études théologiques. Ce à quoi on attachait de l'importance n'était pas de prendre position sur des questions proprement philosophiques, ni d'imposer l'adhésion à des thèses particulières. L'intention du Magistère était, et est encore, de montrer que saint Thomas est un authentique modèle pour ceux qui recherchent la vérité. En effet, l'exigence de la raison et la force de la foi ont trouvé la synthèse la plus haute que la pensée ait jamais réalisée, dans la réflexion de saint Thomas, par le fait qu'il a su défendre la radicale nouveauté apportée par la Révélation sans jamais rabaisser la voie propre à la raison. » (Fides et ratio, Jean-Paul II, n. 78)
« La recherche et l’enseignement de la philosophie dans une Faculté ecclésiastique de Philosophie doivent être enracinés ’dans le patrimoine philosophique toujours valide’, qui s’est développé tout au long de l’histoire, tenant particulièrement compte de l’œuvre de saint Thomas d’Aquin... Il faudra souligner la dimension sapientielle et métaphysique de la philosophie. (Veritatis gaudium, François)
« Je ne peux pas m’empêcher de rappeler cette question que se posait saint Thomas d’Aquin quand il examinait quelles sont nos actions les plus grandes, quelles sont les œuvres extérieures qui manifestent le mieux notre amour de Dieu. Il a répondu sans hésiter que ce sont les œuvres de miséricorde envers le prochain plus que les actes de culte : ‘Les sacrifices et les offrandes qui font partie du culte divin ne sont pas pour Dieu lui-même, mais pour nous et nos proches. Lui-même n’en a nul besoin, et s’il les veut, c’est pour exercer notre dévotion et pour aider le prochain. C’est pourquoi la miséricorde qui subvient aux besoins des autres, lui agrée davantage, étant plus immédiatement utile au prochain’. (Somme Théologique, II-II, 30) » (Gaudete et exsultate, n. 106, François)
Appel
Saint Thomas enseigne que l’ordo caritatis, l’ordre de charité met en évidence trois niveaux dans l’amour, qui est l’amour spirituel, et par conséquent dans la vie de tout homme, quel que soit son milieu et son niveau social, quel que soit son âge et sa condition physique. Il s’agit d’un ordre entre trois relations interdépendantes : soi-même, l’autre et l’Autre premier, Dieu. Cependant, évoquer la charité fait remettre en mémoire la fameuse citation de saint Augustin, docteur et Père de l’Église, prédécesseur de saint Thomas : « Aime et fais ce que tu veux », qui veut dire : si tu aimes ton prochain comme Dieu t’aime, alors fais ce que tu veux, fais ce que l’amour t’ordonne et donne-toi totalement aux autres comme Dieu se donne à toi. Cela signifie : « Sois saint comme je suis Saint. »
Dans l’Ancien Testament, il est écrit : « Soyez saints ! car moi, Yahvé votre Dieu, je suis Saint » (Lévitique 11, 44) ; puis : « Je sanctifierai mon grand nom qui a été profané parmi les nations au milieu desquelles vous l'avez profané.Et les nations sauront que je suis Yahvé - oracle du Seigneur Yahvé - quand je ferai éclater ma sainteté, à votre sujet, sous leurs yeux. » (Ézéchiel 36, 23). De même, « Dieu dit à Josué : ‘Israël a péché, et même ils ont transgressé mon alliance… Debout ! sanctifie le peuple. Tu diras : Sanctifiez-vous pour demain, car ainsi parle Yahvé, Dieu d’Israël’. » (Josué 7, 8-13)
Dans le Nouveau Testament, au chapitre 6 de saint Jean, après le discours sur le Pain de vie, un grand nombre de disciples s’en allèrent : « Jésus dit donc aux Douze : ‘Est-ce que, vous aussi, vous voudriez partir ?’ Simon-Pierre lui répondit : ‘Seigneur, vers qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Pour nous, nous avons cru et nous avons connu que c’est toi, le Saint de Dieu.’ » (Jean 6, 67-69) Cette expression « le Saint de Dieu », citée par Marc 1, 24 et Luc 4, 34, doit être comparée à cette autre : « ‘Pour vous, qui suis-je ?’ Pierre, répondant, dit : ‘Le Christ de Dieu !’ » (Luc 9, 20). Chef des Apôtres, choisi par Jésus, il exhorte les Églises d’Asie Mineure « par la sanctification de l’Esprit » (1 Pierre 1, 2) et « de même que Celui qui vous a appelés est saint, montrez-vous saints, vous aussi, dans toute votre conduite, parce qu’il est écrit : Vous serez saints, car moi je suis Saint. »(1 Pierre 1, 15-16) C’est cet ordre dans la charité, charité qui est l’amour vécu à la lumière de l’amour divin, qui vient de l’amour divin pour le transmettre, comme le Christ est venu pour témoigner du Père jusqu’à offrir sa vie à la Croix.
Saint Thomas y met l’ordre suivant : en premier, aime-toi toi-même ; en second, aime Dieu ; en troisième, aime ton prochain. Il s’agit d’un ordre sans lequel l’amour ne peut se réaliser vraiment et pleinement, car il implique l’intelligence dans sa finalité : la recherche de la vérité, car l’amour est reçu dans l’intelligence. Ne pas évoquer l’intelligence à propos de l’amour, c’est réduire l’amour à un sentiment, et la vérité à la sincérité. Cet ordre entre ces trois moments successifs de la charité signifie que l’on ne peut aimer Dieu que si l’on s’aime soi-même, et que l’on peut aimer son prochain que si l’on s’aime soi-même et que l’on aime Dieu préalablement. Mais le ‘aime-toi toi-même’ réclame le ‘connais-toi toi-même’, tel que Socrate l’a enseigné. S’aimer soi-même, ce n’est pas de l’ordre d’un repli sur soi, d’une sincérité tournée vers les autres, qui d’ailleurs peut être une fuite de soi-même, mais c’est découvrir la signification profonde de sa personne humaine qui est, au point de départ, un ‘je suis’, ‘j’existe’.
Devenir une personne, c’est prendre conscience de cette autonomie existentielle, qui n’est pas l’indépendance d’esprit de l’adolescent ; puis c’est ordonner son intelligence à la recherche de la vérité, son cœur au don d’amour d’une personne ; c’est respecter l’univers auquel l’homme appartient et travailler pour le perfectionner en servant l’humanité ; c’est acquérir les vertus dont la prudence, comprendre que le corps permet l’incarnation de l’âme ; enfin au sommet, c’est découvrir, dans une alliance de l’intelligence et de l’amour, l’existence de Dieu, Créateur et souverain Bien. Ainsi le sens de l’homme en tant que personne est la réponse à la connaissance de soi en vue de la finalité qu’Aristote, suivi de Thomas d’Aquin, découvre dans cette recherche profonde existentielle impliquant une métaphysique, la science de l’être, et une éthique en vue du bonheur.
Cette découverte de la personne humaine, que tout homme, sain d’esprit, a la capacité de comprendre, mène nécessairement à Dieu, Cause première et Créateur, Principe au-delà de tout devenir, Personne première, pure Intelligence et pur Amour. Dieu, source de tout ce qui est, est le créateur de l’âme spirituelle, donc coopérateur de l’homme dans la procréation, laissant par amour l’homme libre d’en prendre l’initiative. Dieu, cause première et fin ultime, est le bien le plus profond de l’âme humaine : « ‘Je suis l'Alpha et l'Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin. Heureux ceux qui lavent leurs robes ; ils pourront disposer de l'arbre de Vie, et pénétrer dans la Cité, par les portes. Dehors les chiens, les sorciers, les impurs, les assassins, les idolâtres et tous ceux qui se plaisent à faire le mal !’ Moi, Jésus, j'ai envoyé mon Ange publier chez vous ces révélations concernant les Églises. Je suis le rejeton de la race de David, l'Étoile radieuse du matin. L'Esprit et l'Épouse disent : ‘Viens !’ Que celui qui entend dise : ‘Viens !’ Et que l'homme assoiffé s'approche, que l'homme de désir reçoive l'eau de la vie, gratuitement. » (Apocalypse 22, 13-17)
Enfin, l’amour du prochain, la charité envers les autres, porte en elle-même deux dimensions : l’une tournée vers les besoins matériels et corporels, l’autre vers les besoins spirituels. Ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est l’esprit, spiritus : l’homme est un être spirituel. Cependant, dans l’ordre naturel, l’homme est incarné, corps et esprit, ce qui implique les besoins vitaux du corps liés à la vie matérielle et à la santé physique. Au plan chrétien, il est nécessaire de distinguer charité et dévouement : le dévouement est tourné vers les besoins matériels et psychoaffectifs de l’homme, tandis que la charité les assume en les dépassant et les finalisant du point de vue spirituel, par amour du Christ. L’homme charitable sert l’homme dans sa personne créée à l’image de Dieu, dans ses besoins vitaux matériels, mais aussi et surtout spirituels dans cette recherche de la vérité qui fonde sa personne.
L’amour spirituel, l’amitié spirituelle est une charité que l’homme peut et doit exercer pour servir l’homme, son frère, sa sœur. Les Anciens affirmaient que l’amitié est ce qu’il y a de plus précieux dans la vie. De même, le don gratuit de la personne dans la recherche inlassable de la vérité, par amour, est ce qu’il y a de plus précieux, source de l’amitié et de la solidarité humaines, à l’image de Dieu et à la suite de son message évangélique.
Jean d’Alançon