Article rédigé par , le 31 août 2016
[Source : le Point]
Les enseignants s'arrachent les cheveux face aux nouvelles directives. Même les formateurs et les inspecteurs semblent n'y rien comprendre.
C'était il y a quelques mois. Comme dans les 7 100 collèges de toute la France, Marie Lamfroy a suivi une des journées de formation destinées à expliquer aux professeurs la réforme du collège : chaque prof doit obligatoirement suivre huit journées de formation, dont trois réservées au numérique. Cette jeune mère d'un petit garçon de deux ans, qui a toujours voulu enseigner, n'est pas une novice. Professeur de lettres modernes dans la banlieue de Lyon, à Feyzin, cela fait sept ans qu'elle applique les directives du ministère. Elle a toujours fait avec. La réforme du collège, elle n'y était pas opposée par principe. Mais après ces journées de formation, elle a compris que son métier ne serait plus comme avant… et qu'elle allait s'arracher les cheveux. Elle ne s'en est toujours pas remise.
Ce jour-là, pour présenter la réforme, trois inspecteurs, une chef d'établissement et un envoyé du rectorat étaient sur l'estrade. C'est ce dernier qui a pris la parole. Et a commencé par flatter l'auditoire avec cette phrase : « Vous êtes des ingénieurs, des bac + 5. » « Il a ensuite tenté de démontrer que cette réforme n'avait absolument pas pour but de faire des économies. Tout en nous expliquant que les mesures idéales ne pouvaient être prises, faute d'argent », se souvient Marie. Une des inspectrices a pris le relais : « Elle était extrêmement agressive, elle nous réprimandait dès qu'on posait des questions, en répondant à coups de virevoltes rhétoriques. » Jusqu'à l'absurde : « Ce n'est pas à nous de vous armer pour appliquer la réforme, nous ne sommes là que pour vous donner des clés ! »
« Gargantua, Emma Bovary... mangent-ils équilibré ? »
Le plus surprenant restait à venir, avec l'explication des EPI, ces enseignements pratiques interdisciplinaires destinés à croiser des cours qui n'ont a priori rien en commun. Et les formateurs de suggérer que deux enseignants, l'un de sciences de la vie et de la terre (SVT) et l'autre de lettres modernes par exemple, pourront l'an prochain se retrouver à travailler ensemble autour d'un sujet commun : « Gargantua, Emma Bovary… mangent-ils équilibré ? » (sic). À l'énoncé de cet exemple érigé en modèle, Marie et tous ses voisins ont été stupéfaits. L'une des inspectrices a poursuivi la présentation du PowerPoint : « Vous pourriez mettre en place un exercice de réécriture de menu mangé par Gargantua, façon bio… » À la lecture du document rétroprojeté, il apparaissait clairement que les deux enseignantes de français et de SVT qui avaient rédigé ce sujet n'avaient pas réussi à se mettre d'accord, puisqu'une autre problématique sur « les enjeux de l'alimentation » était également notée. Deux titres étaient même suggérés : « Je me nourris, tu te nourris, il se nourrit » ou « Faut-il manger végétarien à la cantine ou pas ? ».
Marie était consternée : « Je n'ai pas su comment réagir : au-delà de la syntaxe douteuse, c'était tellement creux sur un plan littéraire… » Puis le débat a repris, le PowerPoint ne déterminant pas s'il fallait proposer cet EPI « SVT-français » en quatrième ou en troisième. Marie a alors osé une question : « Comment trouver un lien entre les thèmes d'EPI et le programme des deux disciplines ? » Pour une fois, les intervenants du jour étaient d'accord : « Vous êtes censés prendre vos distances avec les programmes. Avec la réforme, vous n'êtes plus leurs esclaves ! »
« Vous n'avez qu'à changer de métier ! »
Dans la salle, certains étaient bouche bée, d'autres atterrés, la plupart n'écoutaient plus du tout. Quelques professeurs vociféraient. Les formateurs ont continué leur exposé, en parlant du cadre horaire : « Sur deux périodes de deux heures par semaine, dont certaines en co-animation… » Le chef d'établissement juché sur l'estrade a interrompu ses collègues : « Cette co-animation prendrait beaucoup trop d'heures sur la répartition globale, c'est inenvisageable ! » À la fin des trois jours de formation, Marie s'est étonnée de ne toujours pas avoir de précisions sur la mise en place de la réforme. Réponse de la formatrice : « Si cela ne vous plaît pas, vous n'avez qu'à changer de métier ! »
Didier Jodin, 50 ans, est prof de lettres classiques dans l'académie de Strasbourg. Il en a vu passer, des réformes. Mais il est aujourd'hui excédé. « Il y a un côté sectaire dans ces formations. On est tenu d'y croire, comme à une divinité. Ceux qui mordent à l'hameçon et y croient ont une rhétorique simple : il y a des choses qui ne marchent pas actuellement, donc la réforme est bonne. Quel sophisme ! »
Agnès, professeur d'anglais à Paris dans le 18e arrondissement, se souvient de sa – pénible – première journée de formation : « On nous a parlé comme à des abrutis. On n'a pas attendu qu'on nous dise de bosser avec les collègues pour le faire ! Mais dans le cadre défini par la réforme, c'est infaisable. Lorsque j'ai demandé à l'inspectrice quand nous étions censés nous organiser, elle m'a répondu : Pendant la récré, en salle des profs, vous n'avez qu'à marcher avec vos collègues vers la machine à café pour discuter de l'EPI ! C'était totalement infantilisant. » Sans compter les intimidations. À la pause, l'inspectrice en avait assez des interrogations de la consciencieuse Agnès et lui a lancé : « Je peux vous demander votre nom et celui de votre collège ? » Réponse d'Agnès : « Mais, oui, allez dire à mon inspectrice que je pose des questions, j'assume pleinement ! »
« Hashtag Désillusion »
Certains profs ont imaginé des stratagèmes pour attirer l'attention sur leur désarroi : l'un a conçu un calendrier avec des profs déguisés en divinités grecques, un autre s'est mis en vente sur Le Bon Coin. Ils ont été convoqués par leur rectorat. Quant à ceux qui refusent d'aller en formation pour aller faire cours à leurs élèves, ils sont considérés comme grévistes.
La journée de formation de Stéphanie, une professeur de latin, à Paris, dans le 18e arrondissement, n'a rien eu à envier à celles de ses collègues. À l'entrée de la salle, un syndicat d'inspecteurs tractait contre la réforme. Le bavardage du public ne couvrait pas totalement la voix des formatrices qui scandaient des sentences édifiantes – « Il faut faire lire les élèves » –, tout en tentant de projeter un PowerPoint… qu'elles n'ont jamais réussi à ouvrir. L'après-midi, la salle s'était vidée de moitié. La deuxième journée de formation a été reportée sine die la veille… et n'a toujours pas à ce jour été reconduite, plus d'un mois et demi plus tard. Mais ce qui inquiète surtout cette professeur de lettres classiques, c'est moins ces cours communs avec des collègues que le contenu des programmes. « Nous étions censés recevoir les nouveaux programmes il y a quatre mois. Mais nous n'avons toujours aucune nouvelle. » Et Stéphanie de résumer la situation dans le langage de ses élèves : « Hashtag Déprime. Hashtag Désillusion. »
« Et si #college2016 était un vaste complot ? » signe LeChat, le pseudo d'un professeur sur Twitter. Depuis des mois, les profs de collège se lâchent, hurlent leur désarroi et jettent leurs dernières billes. Ils ont eu beau lutter contre cette réforme du collège qu'ils renient, qu'ils honnissent, l'heure est à sa mise en place. Fini les débats sur son contenu : le ministère l'a imposée, il va falloir l'appliquer. Pourtant, malgré les formations destinées à la mettre en place, les critiques continuent.
Une « aide personnalisée » en... classe entière
Il y a d'abord ces nouveaux programmes. On parlera désormais de « notions » à étudier par cycle de trois ans d'étude et d'« axes » par niveau… Pour Didier Jodin, la mise à l'écart de la culture est actée : « On a des indications de corpus qui donnent des repères, qui s'accrochent de manière artificielle à des thèmes qui n'ont aucun sens. Comme en cinquième : Se chercher, se construire ou encore Le voyage et l'aventure : pourquoi aller vers l'inconnu ? » Les manuels vont devoir être modifiés et préparés dans l'urgence. Nombreux sont les enseignants qui voient dans la synchronisation de la refonte des programmes et de la réforme un moyen pour « alléger les programmes » et « niveler par le bas ». Une crainte qui prend corps en langues, des disciplines dans lesquelles les inspecteurs recommandent désormais de « passer par le français », alors que jusqu'à présent il était interdit de prononcer un mot dans la langue de Molière en classe, pour favoriser le « bain de langue ».
Et que dire de l'« accompagnement personnalisé » ou AP, une autre innovation de la réforme. Fini les petits groupes : désormais, l'aide personnalisée se fera… en classe entière. Dans les formations, cette nouveauté est justifiée de la manière suivante : « Peu importe le nombre d'élèves, si on passe d'une posture de face-à-face à une posture de côte-à-côte »… « Dans mon collège, raconte Marie Lamfroy, on avait réussi à faire de l'AP en demi-classe, voire par groupe de huit ou neuf pour ceux qui étaient le plus en difficulté. Maintenant, la réforme l'impose en classe entière, et on doit l'intégrer aux heures de discipline, alors qu'elle était dissociée de l'enseignement de la matière jusque-là. En somme, il faudra choisir entre un cours de français et un cours de méthodologie ! »
Le désarroi des profs de collège est profond. « Plus ça va, et plus je me dis que ce n'était pas cela, le métier que je voulais faire », se désespère Sophie, enseignante d'histoire en réseau d'éducation prioritaire. J'imaginais qu'il y avait une forme d'exigence intellectuelle dans la transmission. Lorsqu'on voit l'exemple de Gargantua et de Madame Bovary, on se rend compte qu'il n'est jamais question de littérature. En première et en terminale, très peu d'élèves ont lu les œuvres au programme. Mais ils s'en fichent, ils ont lu les noms des personnages sur Internet ! » Il n'y a plus qu'à espérer que Gargantua et Emma Bovary ne soient pas sur Facebook.
Louise CUNEO.