L’An 330 de la République
Article rédigé par , le 11 décembre 2015 L’An 330 de la République

Si L’An 330 de la République avait été écrit au tournant des années 2014 et 2015, leur auteur aurait été taxé de décliniste islamophobe, et rangé aux côtés d’Éric Zemmour et de Michel Houellbecq. Mais le livre, exhumé par Jean-Cyrille Godefroy, a été écrit en 1894. Il en est d’autant plus frappant.

En 2192 (an 330 de la République), le monde occidental a éradiqué tout ce qui peut être contrariant. Les États n’existent plus, les communes se gèrent elles-mêmes. Elles sont dirigées par des « compagnons suprêmes ». Les Occidentaux n’ont pas d’autres occupations que d’étudier. Ils deviennent obèses, puisque le progrès leur permet de se déplacer sans efforts. Les hommes illustres sont nombreux, tellement qu’on ne sait que faire des statues qui leurs sont dressées, et qu’organiser des cérémonies pour leur inauguration devient un casse-tête. « À moins d’une extrême ingéniosité, en effet, il devient presque impossible de distraire des gens dont la vie est une perpétuelle distraction. »

« Le règne de l’humanité commençait »

Le citoyen de 2192 s’emmerde ferme. Mais seuls « quelques hypocondriaques » prétendent s’ennuyer et « se livrer aux pronostics les plus sombres sur l’avenir des races européennes ». Le suicide devient « un genre de mort normal […], simple manifestation de la liberté individuelle ». On procrée de moins en moins, mais, si l’on s’émeut de ce problème, le bien commun ne saurait supplanter le bien-être individuel. Même l’émigration ne permet pas d’augmenter la population. La médecine permet un usage relativement sain des drogues : on cite le cas d’une femme qui « buvait chaque jour un litre de laudanum en y trempant des biscuits […] sans autre infirmité sérieuse qu’une paralysie complète des bras et des jambes ». Et la société « progresse ». « S’il lui restait encore quelques réformes à accomplir, la science étendait chaque jour ses conquêtes et lui offrait l’espoir d’un développement illimité dans la voie victorieuse où désormais [l’homme] marchait d’un pas sûr. »

Cette félicité perdure donc grâce au progrès, qui a relégué le catholicisme au Moyen-Âge, et qui a permis d’abolir les contraintes, comme les frontières, par exemple, rendues obsolètes par le développement d’engins volants. La dernière guerre date de l’an 192 (1904), provoquée par un congrès pacifiste. Après elle, « les peuples purent se consacrer au développement de la civilisation, de la science et du bien-être général. Le règne de l’humanité commençait ». Comme l’Occident après 1945 – en vrai...

Le retour des sarrazins

Les colonies ont été abandonnées. « L’humanité et la justice sont des mots qu’on invoque jamais en vain devant les honnêtes gens, quand on s’en sert pour flatter les rancunes ou les désirs de l’égoïsme personnel. » La guerre n’existant plus, on n’entretint plus d’armées, à part quelques groupes de mercenaires musulmans. D’ailleurs, envoyer des soldats se battre eût été contraire à leur liberté individuelle. Mais le monde musulman, lui, n’avait pas suivi la même évolution.

Et lorsqu’il lui vint l’idée d’envahir l’Europe, on ne sut que faire. On croyait que l’intelligence suffirait pour repousser les barbares. Or « le prestige intellectuel se révéla […] notoirement inégal au prestige de plusieurs millions de baïonnettes ». Lorsque la première escarmouche eût lieu, les Européens « s’obligèrent à ne rien voir et à ne rien dire pour ne pas s’épouvanter eux-mêmes ; puis passant brusquement de leur sécurité feinte à un affolement très sincère, ils se résolurent à ne pas prolonger plus longtemps un si intolérable état des choses ».

La Modernité contre elle-même

Le chapitre expliquant comment les municipalités se penchèrent sur le problème fait tristement écho à notre quotidien d’aujourd’hui : face à une invasion, une commission est crée, et le débat le plus marquant fut celui autour du mode de scrutin pour décider de la marche à suivre. L’Espagne ayant été envahie, un statu quo s’installa, simple répit avant la fin.

Lorsque le sultan lança ses troupes en Europe, l’on constitua une armée, dirigée par un conseil, dont le membre le plus éminent était… un biographe de Charlemagne et de Napoléon. L’armée mobilisée se disloqua, à cause des privations et de la multitude des désertions individuelle. Quatre-vingt deux soldats moururent au combat, face à quelques éclaireurs maures. Le monde tomba à la merci des Arabes, qui ne demandaient pas tant.

Le narrateur termine sur une longue tirade, regrettant le monde désormais ancien aux mains de ceux qui «  heureux et fiers de leur force […] inaptes à l’esprit moderne qu’ils dédaignent faute de le comprendre, […] se vantent d’avoir anéanti l’Europe, ils s’y installent s’y organisent et s’y multiplient avec la fécondité des races inférieures. Et le plus intelligent d’entre eux serait incapable de citer les minéraux dont se compose Sirius. » Le réel a pris le dessus.

La défaite de la Modernité serait-elle condensée dans ce petit livre ? Mourir d’elle-même et laisser le monde aux mains des barbares... Une belle réussite.

François de Lens

 

 

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