Article rédigé par Pierre Manent, le 01 décembre 2015
Dans Situation de la France, Pierre Manent pose un constat sans concession : l’islam est chez nous une religion forte, dans une nation faible. Tout espoir n’est pas perdu, dit-il, mais la question de l’islam ne sera pas résolue dans une société fondée sur des droits de l’homme illimités, autrement dit dans une société qui n’assume pas sa « marque chrétienne ».
Liberté politique. — Au vu des attentats du 13 novembre, votre avertissement sur la menace de l’islam n’est-il pas arrivé trop tard ?
Pierre Manent. — Nous avons pris beaucoup de retard, et le problème ne fait que s’aggraver. Il ne nous reste pas beaucoup de temps pour le résoudre raisonnablement. Cependant, il ne faut pas céder à l’indignation ni au désespoir. Nous devons nous obliger à reprendre notre réflexion, et répondre à l’urgence politique par des mesures audacieuses.
Nous sommes paralysés par des postulats erronés, en particulier le postulat naïf et complaisant selon lequel la laïcité va absorber tranquillement l’islam, le « dissoudre ». Nous ne savons plus considérer la religion comme un fait collectif, mais seulement individuel. Or l’islam comme fait collectif n’est pas soluble dans la laïcité. C’est elle qui s’ébrèche sur lui.
Vous parlez de notre nation « de marque chrétienne ». Quelle est-elle ?
La marque chrétienne est une réalité. Nous devons naviguer entre deux idées fausses. La première, c’est l’opinion dominante, qui voudrait que le christianisme appartienne au passé. La seconde, prégnante dans un milieu étroit mais passionné, est celle qui voudrait revenir à la France catholique d’antan, telle qu’elle fut ou telle qu’on l’imagine.
La nation est une forme politique qui est propre à l’Europe chrétienne. Or l’homme européen est marqué par deux ambitions, qui peuvent être contradictoires. D’une part se gouverner lui-même, et d’autre part, répondre à la proposition chrétienne d’une communion spirituelle entièrement nouvelle, proposition qui s’adresse à tout homme. L’histoire politique et spirituelle européenne est l’histoire de ces ambitions et de leur conflit.
La nation chrétienne se cherche entre l’idée du bien commun politique produit par nos propres forces, et la déférence à une source d’autorité transcendante, l’obéissance à la grâce divine. Démarche difficile et qui est toujours à recommencer. Aujourd’hui, nous croyons être au-delà de ces questions, mais c’est bien à tort. Les droits de l’homme, fort précieux au demeurant, ne produisent ni association politique ni communion spirituelle.
Le problème est donc plus celui du christianisme que de l’islam…
Notre société est hantée par le christianisme. On ne sait que faire de cette présence extrêmement puissante pendant des siècles et qui paraît aujourd’hui fantomatique. C’est une question très troublante : que faire de ce fantôme omniprésent, de cette présence essentielle et impalpable, qui a perdu son pouvoir de commander ?
Dire que nous sommes « sortis de la religion » est une interprétation dogmatique et fausse d’une situation très difficile à caractériser. En tout cas, la religion n’est pas aussi « disparaissante » que certains le voudraient.
Il faut donc considérer rationnellement la réalité de la France, en essayant de décrire les faits religieux tels qu’ils se présentent, les communautés religieuses telles qu’elles se présentent, qu’il s’agisse du judaïsme, du catholicisme, de l’islam, etc. Au lieu de postuler que l’histoire a résolu les problèmes pour nous en nous débarrassant des religions, il faut accorder aux religions l’intérêt qu’elles méritent, en tant que fait social et même politique. Je laisse ici de côté la dimension spirituelle.
Nous n’aurons de rapport sain avec l’islam que si nous avons un rapport sain avec le christianisme. La France doit préserver sa physionomie traditionnelle, chrétienne et catholique : par exemple les fêtes chrétiennes qui sont en même temps les fêtes de la nation tout entière. La question de l’islam ne sera pas résolue dans une société fondée uniquement sur les droits de l’homme compris comme des droits individuels illimités.
Pour garder une chance de vivre en bonne entente, il nous faut donc repenser, approfondir notre marque chrétienne. C’est une tâche qui évidemment dépend d’abord des chrétiens de ce pays, et bien sûr des autres pays européens. Si elles ne réactivent pas la référence chrétienne, les nations européennes seront balayées par la mondialisation comme autant de feuilles mortes.
Que répondez-vous aux critiques, notamment à celles qui vous disent « naïf » ?
Ces critiques me reprochent en somme de constater la réalité : une partie de la France est musulmane et elle vit largement séparée.
Il y a une idée répandue, tant dans les milieux identitaires que dans les milieux laïques intransigeants, selon laquelle l’islam est incompatible avec une vie nationale commune. Le parti identitaire et le parti laïque ne cherchent pas vraiment de solution. Ils la déclarent impossible. Je répondrai — c’est ma naïveté — que même si elle est impossible, nous devons la rechercher passionnément. Autrement nous nous résignons à la ruine de notre pays, ce qui est contraire à notre devoir civique comme à notre devoir chrétien.
Dans Situation de la France, j’approche l’islam comme un fait social, c'est-à-dire une communauté de mœurs, et non comme phénomène spécifiquement religieux. Je n’examine pas sa théologie. Je préconise d’accepter certaines mœurs des musulmans, tout en faisant un effort pour les encourager à participer activement à la vie civique.
Il n’y aura pas de solution si nous sommes obnubilés par les mœurs musulmanes, par leurs « signes religieux ». Il nous faut être moins crispés sur certains aspects, comme par exemple les menus sans porc dans les écoles, plus fermes sur d’autres (interdire effectivement le voile intégral et la polygamie), et chercher l’unité en encourageant leur participation civique : ils doivent pouvoir vivre comme musulmans dans la nation française. Ce qui suppose qu’ils prennent leur indépendance par rapport au monde arabo-musulman.
En faisant apparaître un islam français, indépendant de l’étranger, on fera apparaître la diversité des musulmans français. Ils se connaîtront mieux, et nous les connaîtrons mieux. Pour que les musulmans puissent atteindre le bonheur civique en France, ils doivent secouer leur dépendance par rapport à des pays, des organisations, des associations musulmanes dont les maximes et les actions sont contraires à nos idées du juste et du bien. C’est le point le plus important. Et c’est celui sur lequel nos gouvernants ont été les plus irresponsables. Ils ont laissé ou livré les musulmans de France à ces influences corruptrices et destructrices.
Notre ambition doit reposer sur la confiance dans les vertus éclairantes de la participation civique, qui suppose la « conversion à la France » des musulmans français.
Propos recueillis par Théophane Leroux.
Pierre Manent
Situation de la France
Desclée de Brouwer,
octobre 2015
173 p., 15,90 €
Pour en savoir plus :
Un islam fort dans une nation faible (LP, 13 octobre 2015)
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