La machine à broyer les identités : quand la tolérance finit en intolérance (II/VI)
Article rédigé par Henri Hude, le 05 janvier 2015 La machine à broyer les identités : quand la tolérance finit en intolérance (II/VI)

La théorie postmoderne de la justice (celle de John Rawls) postule que la décision juste est celle que prendrait un individu méthodiquement sans identité (la théorie prévoit qu’il fera une loi ne brimant aucune des identités – voir article précédent). La théorie prévoit que cet individu sera neutre, impartial, intéressé à l’équité et à l’égalité entre les identités. Malheureusement, l’expérience contredit la théorie. Voici ce qui se produit en fait : la diversité postiche devient une monoculture libertaire [1].

L’INDIVIDU qui se veut méthodiquement « sans identité » devient un individu systématiquement anti-identité. Plus encore, il se retrouve bientôt doté d’une identité négative.

Il voulait, par méthode, être neutre, impartial, équitable entre tout, pour être juste. Il en vient, par principe, non plus à tolérer n’importe quoi, mais à favoriser LE n’importe quoi.

Il se voulait au-dessus des partis et voilà que nous le découvrons a priori du parti de la négation de tout ce qui est, du côté de l’affirmation de la destruction et du néant.

En un mot, comme il est impossible à l’homme de ne pas avoir d’identité et de ne pas décider par identité, cet individu qui voulait être méthodiquement neutre entre tout se retrouve systématiquement partisan de l’anti-tout. Il se retrouve muni d’une identité dont le contenu est de vouloir différer de toutes les autres et de les nier toutes. Et le seul contenu positif de cette absurdité, c’est le néant.

Le nom d’un tel système, c’est le nihilisme.

L’évacuation des diverses identités (non-nihilistes) a donc juste laissé la place à une unique identité nihiliste. Et l’imposition de la monoculture nihiliste se fait sous couvert d’une méthode impartiale et sous prétexte de respecter la diversité. Mais de diversité, il n’y en a pas. Nous sommes tous unis dans une diversité postiche. Il n’y a qu’une seule pensée, nihiliste ; une seule culture, nihiliste ; un seul ordre moral, nihiliste. Et vous avez le droit de penser absolument n’importe quoi, à condition de penser que ce n’est que n’importe quoi. Par conséquent, vous n’avez pas le droit de croire à quelque chose, mais seulement le droit de croire à N’IMPORTE QUOI, c'est-à-dire en RIEN.

Le vide d’une amnésie méthodique s’est transformé en trop-plein de ressentiment nihiliste. L’individu n’a abandonné ses identités non-nihilistes que pour se structurer autour d’un dogme nihiliste qui devient le noyau de son identité. Il s’agit bien d’une nouvelle identité substantielle (une conception particulière du bien et de l’homme), mais construite à partir d’une règle d’impartialité, vite devenue préjugé de neutralité, transformée pour finir en parti-pris de négativité.

L’individu méthodiquement sans identité devient un individu passionnément sans identité, ou, ce qui revient au même, un individu s’identifiant à une passion de ne pas avoir d’identité, ou encore (comme on ne peut pas ne pas en avoir une), un individu s’identifiant à une sorte de haine des identités (et surtout d’abord de la sienne propre). Le noyau de l’identité, c’est l’amour du néant. 

L’identité nihiliste est celle d’un individu aimant à prendre n’importe quelle identité, à condition que ce soit arbitrairement.

L’identité nihiliste peut être celle d’un individu rêvant d’avoir toutes les identités ensemble, s’il se pouvait – ce qui est plus profond et sur quoi nous reviendrons.

L’identité nihiliste ne tolère pas les identités réelles, ou naturelles, ou historiques, ou rationnelles, et distinctes. Et sa haine intolérante, elle l’appelle tolérance. Tous ceux qui résistent, elle les stigmatise.

Déjouer le stratagème.

Quant à ceux qui n’ont pas compris le stratagème, ils sentent bien qu’ils se font manœuvrer, mais n’ont pas les moyens de réagir autrement qu’en s’énervant, ce qui permet à l’identité libertaire de les stigmatiser davantage encore.  

Maintenant, dans les formules précédentes, nous pouvons remplacer le terme général « identité » par les expressions particulières « identité religieuse », « identité philosophique », « identité nationale », « identité sexuelle », « identité économique », etc. Nous nous rendons compte alors que la méthode de l’« individu sans identité » nous installe dans le système parfaitement défini de l’identité de négation.

Cette prétendue tolérance postmoderne ne résout donc en rien le problème de la tolérance. L’identité nihiliste agresse les autres, et s’impose, sous le voile d’une prétendue méthode visant au respect des identités. Dans le meilleur des cas, la méthode a été trahie et dévoyée. Il est évident que le souci de neutralité entre les identités n’est pas ici authentique, mais prétendu. À partir du refus de toutes les identités a été définie une identité nouvelle, particulière et parfaitement distincte. Et on se sert d’une rhétorique tolérantiste pour imposer une domination culturelle nihiliste.

Cette identité dominante, passionnément nihiliste et transgressive, prend plaisir à humilier et bafouer ce que les autres identités considèrent comme sacré. Et quand les autres protestent, ils sont stigmatisés comme intolérants.

Cette imposture continuera à fonctionner, aussi longtemps qu’il ne sera pas devenu trivial et de sagesse commune, que l’individu méthodiquement sans identité (avec sa soi-disant procédure équitable sous voile d’ignorance, etc.) n’est qu’une mauvaise blague, une ruse, un stratagème pour donner le monopole du pouvoir culturel aux identités nihilistes.

 

Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Ethique des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier livre paru : La Force de la liberté (Economica).

 

Article précédent :
 Comment casser la machine à broyer notre identité (I/VI)

Prochain article : 
Comment le libéralisme éthique finit par l’ordre moral à rebours (III/VI).

 

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[1] Le texte complet dont cette note est extraite se trouve dans La Force de la liberté, Economica, 2012, ch.10.