Article rédigé par , le 23 février 2012
Peut-on demander à un cancérologue d’avoir éprouvé tel cancer pour dire qu’il saura bien le soigner ? A un conseiller prud’homme d’avoir été injustement licencié pour bien juger ? A un secouriste de haute-montagne d’avoir été enseveli sous une avalanche pour mieux sauver ? Avoir été, pour continuer à être le ce qui a été, conserver en soi l’empreinte de ce qui a été vécu, est-ce la condition du savoir, ou du geste, qui sauve ? Bien des sciences, exactes comme humaines, de la neurobiologie à la psychogénéalogie, en passant, naturellement, par la psychanalyse, laissent à penser que si savoir se conjugue avec revoir et qu’il est en effet souhaitable d’avoir connu de l’intérieur – c’est-à-dire d’avoir fait soi-même l’expérience – ce dont on parle, ce que l’on traite, le maintien en soi, intact, non travaillé, pour ainsi dire ‘‘brut de fonderie’’ de ce que nous appellerons l’émotion tragique initiale (ETI), loin d’être un avantage, s’avère au contraire un redoutable handicap pour la suite des événements, pire : une cause de souffrances qui, loin de permettre de vivre normalement, à l’avenir, des faits comparables (ou, pour le moins, parents) avec ceux ayant généré l’ETI, va multiplier pour le sujet les apparentements, lesrattachements de ces événements futurs avec le ressenti émotionnel du trauma initial. Ainsi, pour prétendre enrichir la science (la connaissance) de ce dont on parle, de ce que l’on traite, « l’idéal » serait-il de conjuguer en premier lieu le pratique, c’est-à-dire le physiologique, le corporel – en un mot : «être passé par là» - puis le théorique et le thérapeutique : penser, repenser, repasser, travailler, polir l’ETI selon les règles de l’art. Cet art a peut-être pour nom : art de la résilience.
Cette résilience consistera, par exemple, à pouvoir regarder la photo d’êtres disparus dans des conditions tragiques avec peut-être de la tristesse, sans même qu’on puisse également parler de «détachement». Cependant, détachement il y a. Si nous pouvons regarder cette photo sans la réimpression (dans les deux sens du terme, circuits neuronaux, hormonaux non réactivés) du vécu pour soi des conditions, des circonstances dans lesquelles cette disparition a eu lieu, alors pourra-t-on parler de résilience. Celle-ci n’est ainsi ni apathie (on allait écrire : apostasie, et ce lapsus, comme tout lapsus, est en lien avec le premier terme), ni indifférence, ni détachement sentimental. On ne parlera pas non plus de sérénité, mais, plutôt, de détachement affectif, au sens premier de l’adjectif : les affects éprouvés, ressentis ne sont plus des affects entravant la réalisation de l’être qui regarde la photo. Il n’y a plus, il ne peut plus y avoir, en présence de telle ou telle circonstance, réinitialisation de l’ETI. Il est à relever que le fait, la circonstance ‘‘réactivante’’ peut, vu de l’extérieur, c’est-à-dire de manière objective, être perçu comme une simple pichenette. Madame Michu, veuve, a perdu son chat tant chéri et en a éprouvé une tentation suicidaire. Le jeune élève Werther, souffleté par son professeur, a songé à se pendre. Au milieu d’un lac à la surface pourtant lisse comme une patinoire, ce jeune homme s’est accidentellement noyé par asphyxie. Soit P = pichenette. Celle-ci, dans nos deux premiers exemples, est identifiée. Soit T = le trauma initial générateur (ou ETI). Généralement, celui-ci est suivi dans le cursus du sujet non résilient par un certain nombre d’événements apparentés selon lui de droit à l’ETI, soit t1, t2, t3 (t’es toi ? tais-toi !)… Ainsi P R(relié) tn et tn R T implique P R T . Comme les battements d’ailes d’un papillon d’un côté de l’Atlantique auront déclenché un cataclysme sur l’autre rive, la pichenette est objectivement, réellement devenue un coup de poignard possiblement mortel.
Nous confortant dans la connaissance d’éléments biographiques de Boris Cyrulnik, la lecture des Enfants cachés en France [1] ira de pair avec celle du rapport qu’il a rédigé au sujet de la question du suicide des enfants et des jeunes adolescents. Sa prévention dépend de la conscience de ses causes. Cyrulnik souligne avec raison une fois de plus qu’on a tort de mécaniquement distinguer l’inné de l’acquis. L’attitude maternelle va, ou non, permettre en effet l’installation dans la prime et la petite enfance de circuits, hormonaux et autres, protecteurs, «sécurisateurs» qui diminueront les risques d’idées suicidaires. Ainsi peut-on dire qu’un acquis va nourrir – mieux, constituer - la nature (‘‘l’inné’’) du petit être et lui servir toute sa vie. Cette sécurité affective limitera le surgissement au cours de la vie d’un ETI, ou, le cas échéant, son importance (comme on parle de la grosseur d’une tumeur maligne). Surtout, la lecture de Cyrulnik permet scientifiquement, précisément, croyons-nous [2], de comprendre que le fait générateur du suicide n’est pas l’acte d’auto agression physique mais les faits objectifs ayant engendré les pensées suicidaires. L’acte d’auto agression, a fortiori le suicide effectif doit, au contraire, s’analyser comme une ultime, impérieuse alerte, un signal d’alarme. Celui-ci non entendu, il est de la sorte signifié au sujet que les faits entraînant la pensée du suicide ne sont pas pris en considération, ne sont considérés ni objectivement, ni subjectivement comme un danger pour la vie de celui qui en est l’objet (la victime).
Ainsi, paradoxalement, le suicide est-il un signal d’alarme et aussi, ensemble, le signe que ce signal d’alarme n’a pas été entendu, c’est-à-dire que les faits objectifs initiateurs de pensées, d’envies d’auto agression ne sont pas jugés comme devant être perçus comme un danger par l’entourage. Ainsi, non moins paradoxalement, un suicide réussi (ayant débouché sur la mort) est-il un suicide manqué (l’alerte donnée n’a pas été prise au sérieux, un peu comme ces exercices d’évacuation en cas d’incendie où, conscient du caractère fictif de l’alerte, chacun prend son temps.)
En conséquence, notre neuro-psychiatre (qu’on devrait dire plus exactement psycho-neurologue), et qui est avant tout psychologue [3] et éthologue, met-il à bon escient entre guillemets l’expression ‘‘se donner la mort’’. Ce n’est pas seulement que l’enfant ne sait pas (mais l’homme mûr le sait-il, lui, avec certitude ?) ce que le mot «mort» recouvre, c’est que l’acte de suicide, à la vérité de celui-là même qui se l’inflige, est l’acte de vie suprême, cette suprématie n’impliquant nullement, bien au contraire, un caractère ultime.
Peu ou prou, la plupart des suicides se dessinent selon cette trame. Le Professeur Debray-Ritzen notait que le suicide en apparence romain et stoïcien d’un Montherlant par exemple s’accomplissait toujours sur fond de dépression [4].
Il semble de la sorte guère abusif d’en déduire,
- d’une part, qu’il n’y a pas responsabilité (au sens de responsabilité morale) du sujet suicidaire dans la commission de l’acte pour la bonne raison, si l’on peut dire, qu’il n’y a pas, en lui, dans la logique de son drame intérieur, de séparation entre la pensée de l’acte et le passage à l’acte ;
- d’autre part, que le traitement et la résolution de l’enchaînement des causes du suicide, elles, en revanche, ne peuvent être détachés de la question de la responsabilité (morale et juridique) de leurs agents.
On dira que, sauf cas de perversité, de sadisme, on débouchera la plupart du temps sur des homicides involontaires et des complicités de ce chef. Ce caractère involontaire renverrait au terrain : untel a nourri des pensées suicidaires, voire est passé à l’acte suite à tel(s) événement(s), alors que, face à de semblables événements objectifs, tel autre n’a rien éprouvé de comparable. Mais, le terrain ne peut être analysé comme un facteur exonérant ou, même, minorant la responsabilité, bien au contraire : si vous avez la charge de la manutention d’onéreux verres en fin cristal, vous en prendrez différemment soin que s’il s’agit de grossiers verres Duralex. Dura lex, sed lex.
C’est ici, in fine, que nous en reviendrons à la notion de résilience et, aussi, incidemment, après Madame Michu et le jeune Werther, à notre troisième exemple du noyé du lac. Celui-là ne s’est pas suicidé. Il nageait tranquillement quand le vent s’est levé. Des clapotis se sont formés qui devinrent de petites vaguelettes. Prenant soudain conscience de la profondeur du lac, de la distance qui le séparait du rivage, notre homme ne sut pas empêcher la réminiscence puis l’emprise du souvenir d’une ancienne situation pourtant objectivement beaucoup moins difficultueuse (et, donc, nullement assimilable à celle-ci). La panique donna corps au danger, la panique était le danger. La souffrance mentale (et morale) qu’avant de perdre conscience, éprouve celui qui se noie n’est pas sans parenté avec celle que ressent celui qui est acculé au suicide.
Dans les deux espèces, le remède, la parade, la prévention magistrale auraient été les mêmes. Elles auraient eu pour nom résilience. En Boris Cyrulnik, il semble que le processus se soit enclenché assez tôt. On en veut pour indice qu’il ait été dans sa jeunesse maître-nageur. Celui qui se noie est celui qui ne sait pas, qui ne sait plus respirer. Or, de la qualité de ma respiration va dépendre la qualité, le contenu de mes émotions et de mes idées. Celui qui ne craint pas de se jeter à l’eau pour sauver l’ado qui se débat au creux des flots tumultueux, qui est à l’aise dans toutes les eaux, a assimilé le topo. Il est ami de l’air et de l’eau, ignore l’hypoxie et ses pensées induites. La rapidité avec laquelle Cyrulnik a résilié les tragédies de ses enfance et adolescence [5] laisse toutefois supposer, avant les apports de la nature «construite» par parents et entourage dans l’enfance, l’existence d’une prédisposition à la dite résilience, ce que d’aucuns, pour éviter le mot bonheur, appelleraient prédisposition à la pleine et entière réalisation de soi. Elle laisse aussi pendante la question de la scientificité, au sens de Popper, du processus de résilience, c’est-à-dire de sa reproductibilité.
En lisant ces deux livres [6] comme ils doivent être compris, devons-nous en déduire le caractère capital, et, au fond, à la base moral, de la question de la responsabilité universelle, de la responsabilité non peut-être pas de tous avec tous, mais de chacun (le prochain) avec chacun. Par exemple, il est des professions qui consistent, pour le moins en partie, à émettre des jugements de valeur (le professeur qui note, le magistrat qui juge, l’expert qui évalue dans son domaine de compétence, par exemple). On ne saurait supprimer toute forme d’évaluation, de notation, d’estimation. Et celles-ci font de pair avec le risque de la dévaluation, de la dégradation, de la mésestimation (quand ce ne serait pas de la mésestime). Il convient donc de tout mettre en œuvre pour limiter au maximum la nature faillible des jugements de valeur en formant en vérité ceux qui sont chargés de les émettre. La psychologie, l’éthologie, l’axiologie, Boris Cyrulnik ne s’avèrent-elles pas en définitive les antichambres de la docimologie [7] ?
Hubert de Champris
[1] Nathalie Zajde, Les Enfants cachés en France, Odile Jacob, 256 p., 21,90 €
[2] Mais il est tout à fait possible que cela ne nous soit pas permis !
[3] On aura compris que nous jouons là encore sur les mots, sous-entendant qu’il peut exister des psychiatres très peu psychologue !
[4] Attendu que nous ne pouvons ici traiter en détail de cet aspect là également. A ce point, notons simplement que, comme il y a plusieurs types de suicides, il y a plusieurs types de dépressions pouvant induire plusieurs types de tentations suicidaires.
[5] Au sens évidemment où l’entend le processus de résilience proprement dit.
[6] voir note 1.
[7] Comme nous doutons de la curiosité empressée de nos lecteurs, lesquels ne se précipiteront pas sur le dictionnaire, précisons de ce pas que la docimologie est la science des examens, l’étymologie du mot - qui est son inconscient - nous permettant même de prendre conscience qu’elle est du même coup la science des … épreuves..!
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