Article rédigé par Roland Hureaux*, le 10 juin 2005
Væ victis, "malheur aux vaincus" disaient les Gaulois. En démocratie, le sort est moins brutal. Mais la règle voulait que ceux qui avaient reçu le plus de suffrages aux élections obtinssent sinon le pouvoir, du moins une part significative de celui-ci.
Il semble qu'on fasse aujourd'hui le contraire : Væ victoribus.
Sous les IIIe et IVe République, après chaque élection, les majorités étaient recomposées en fonction des résultats. Les radicaux, toujours partie prenantes à celles-ci car situés au centre de l'échiquier politique, étaient passés maîtres dans l'art de ces dosages où le vent du suffrage universel, certes pris en compte, était subtilement amorti par une redistribution des portefeuilles ministériels aux conséquences politiques limitées.
La Ve République ne renie pas les précédentes. C'est au président de la République que revient, dit le général de Gaulle à Bayeux , " la charge d'accorder l'intérêt général quant au choix des hommes avec l'orientation qui se dégage du Parlement " - et bien sûr du suffrage universel en général.
Le vieil Henri Queuille a du apprendre tout cela à Jacques Chirac. Mais il semble que ce dernier l'ait oublié.
Malgré les résultats du référendum qui consacrent une victoire particulièrement nette des "souverainistes" de gauche mais aussi de droite, le nouveau gouvernement ne leur fait aucune concession. Il est vrai que le choix est devenu limité après quinze ans de chasse aux sorcières qui a purgé impitoyablement la droite modérée de ses souverainistes. De cette impitoyable épuration, qui a touché non seulement le milieu politique mais aussi la haute fonction publique, les centres de recherche en sciences politiques et les médias, voire le monde des affaires, ont été victimes de nombreux talents, tant il est vrai que celui-ci va rarement avec le conformisme ; c'est là , pensons-nous, une des raisons de l'assèchement intellectuel de la droite, pas seulement sur les questions européennes.
Mais tout de même, quelques Mohicans ont survécu. Eut-il été si difficile de proposer les affaires sociales à Nicolas Dupont-Aignan ou la francophonie à Jacques Myard, voire la défense à Philippe de Villiers ? Frère, fils et petit-fils de militaire, ce dernier eut-il pu refuser une telle occasion de servir la France ? Sans doute l'intéressé a-t-il tenu des propos très durs à l'égard du chef de l'État, mais l'étaient-ils vraiment plus que ceux du ministre de l'Intérieur ? Même si les partisans du oui conservaient les postes clefs, les 55 % d'électeurs qui ont voté non eussent apprécié un tel élargissement. Face aux crises, il était habituel d'avoir recours à des gouvernements dits de " concentration républicaine " qui avaient pour caractéristique de ne laisser sur la touche aucune grande figure de la majorité. Bien qu'il ait été partisan du oui, François Bayrou, dans cette perspective, eut pu aussi être également approché.
À gauche, la réaction des partisans de la Constitution européenne est identique. Celui qui apparaît comme le grand vainqueur de ce scrutin, Laurent Fabius, se trouve exclu de la direction du Parti socialiste. " Le parti se renforce quand il est épuré " disaient les vieux du Komintern !
On pourrait s'interroger sur les raisons de ces pratiques de "bunkerisation", si évidemment contraires à ce qu'on appelait autrefois la tradition républicaine. Les rivalités de personnes n'expliquent pas tout, puisque aussi bien certains rivaux notoires du chef de l'État se trouvent inclus dans la majorité. Que l'Europe soit devenue pour beaucoup, non plus un choix politique rationnel, mais une véritable religion séculière, ce que Hannah Arendt et d'autres ont qualifié d'idéologie au sens technique, explique sans doute le sectarisme de certains de ses partisans. Mais autant que ses causes, ce sont les conséquences de cette attitude qui importent.
La tâche du gouvernement va s'en trouver compliquée. Celle de la direction du Parti socialiste aussi. Ce n'est pas là le plus grave.
À long terme de bien plus lourdes menaces pèsent sur notre démocratie. La légitimité des deux grands partis, l'UMP et le PS va , n'en doutons pas, s'en trouver affaiblie. La France a longtemps peiné avant d'atteindre un quasi bipartisme, auquel beaucoup aspiraient. Cette construction est fragile. Marginalisé par le Parti socialiste, Laurent Fabius sera tenté de jouer sa carte personnelle. La droite aussi peut éclater.
La cauchemar évoqué par certains, d'un second tour de présidentielle Le Pen-Besancenot pourrait ne pas être une simple hypothèse d'école. Le populisme tant décrié n'est que la sanction du déni de démocratie par les grands partis. Margaret Thatcher et Helmut Kohl surent respecter suffisamment toutes les composantes de leur majorité pour ne rien laisser subsister de sérieux à leur droite. L'émergence du Front national dans la vie politique française n'est rien d'autre que le symptôme d'une grave crise de la droite modérée. De même le réveil de l'extrême gauche, que l'on croyait disparue avec la chute du communisme, reflète la crise de la social-démocratie.
La mondialisation est pour quelque chose dans ces évolutions. L'Europe aussi. Mais c'est aux dirigeants des grands partis qu'il revient de se plier à la règle démocratique. S'ils ne le font pas, ce n'est pas seulement eux qui en seront les victimes, ce sera aussi la démocratie.
* Roland Hureaux est essayiste, auteur de Les Nouveaux Féodaux (Gallimard, 2004).
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