Article rédigé par Fr. Emmanuel Perrier op*, le 22 décembre 2004
ÇA SENTAIT encore le mouton, et le berger, mais depuis leur départ joyeux on était quand même plus au calme. Au rythme de l'air, parvenait du dehors l'odeur fraîche des collines de Judée.
Et si l'étable était toujours encombrée d'anges, montant et descendant, ils chantaient désormais dans l'invisible, revenus à leur discrétion coutumière : l'ange a un tempérament effacé, c'est bien connu, mais il lui prend parfois de ces inspirations et ça part comme une trompette. Cette nuit par exemple...
Marie avisa Joseph. Il les regardait. Cher Joseph. Que dire ? Un souffle brutal de l'âne leur fit tourner la tête. Deux oreilles bien dressées, comme des bouches de citerne, et qui aspiraient au repos. Pas vraiment au sommeil, mais au repos. Entendre et prier. Le brave bœuf de son côté mâchonnait avec lenteur. Décidément, l'ambiance était à la rumination.
Penchée, elle sourit d'elle-même. Occupée par les visites de famille – parenté si curieuse où pauvres guetteurs d'Israël et archanges se mêlaient – le temps avait passé vite : elle se considéra pour la première fois, mère, et elle pensa à sa cousine. Dieu avait été bon pour Elisabeth. Comme autrefois il avait fait grâce à Anne. Criez de joie, femmes stériles, dit Isaïe. Des femmes stériles ? Allons donc ! elles avaient tant supplié, tant pleuré, leur vie en était devenue si droite, leur cœur si ferme dans le Seigneur : leur enfant était une grâce, mais il avait poussé comme le fruit sur une fleur. Tu vas oublier la honte de ta jeunesse : Isaïe avait prophétisé sur les stériles fécondes. Mais une vierge mère, que devrait-elle crier, que pourrait-elle dire d'elle-même ? Elle n'a pas de honte à oublier.
Elle s'inclina à nouveau. Paix. Paix. Grande paix. Ne rien dire de soi : tout est pour lui désormais. Non, pas "désormais" : à nouveau, sur-le-champ, là. Balancer les bras. Serrer un peu plus. Pas trop. Chantonner, comme si c'était la première fois :
— Mon âme exalte le Seigneur...
Exalte, mon âme, exalte, mais ne crie pas. Il dort.
— Exulte mon esprit en Dieu...
En Dieu. En Dieu, sous mes yeux.
— ...mon sauveur.
Dieu sous mes yeux, mon sauveur
(mère de mon sauveur, il faut bien que ce soit vrai,
mais ça sonne étrange... et vierge mère alors ?).
— Il s'est penché sur son humble servante...
(c'est ton tour, à présent... mère !)
— ...toutes les générations me diront bienheureuses...
Qu'en sauront-elles, les générations ?
le bonheur de cette nuit, qu'il dure, oui, qu'il dure, mais si longtemps ?
(tu as des tendances à la prophétie, ma petite, faudra surveiller ça).
— Le Seigneur fit pour moi des merveilles. Saint est son nom...
son nom est Jésus. Son nom est "Dieu Sauve".
Comme l'ange l'avait demandé, son nom je le lui ai donné :
— Saint est son nom. Saint est Jésus. Dieu seul est Saint...
Aïe ! Ca y est, elle l'a secoué. Il faut bercer, pas secouer. Elle le sait pourtant, les enfants de voisines, à Nazareth, ça ne manquait pas. Mais la première fois avec premier-né, ce n'est pas pareil. Et il se réveille. A-t-il froid ? A-t-il faim ? A-t-il mal ? Que faut-il faire maintenant ? Elisabeth saurait, elle. Non, Elisabeth ne saurait pas. Quelle femme a déjà porté son sauveur ? Comme une femme console son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous prendrai sur mes genoux, je vous porterai dans mes bras. C'est pourtant simple. Il ouvre les yeux. Il ouvre la bouche. Il a faim. C'est ça, il a faim. Dieu a faim. Comme un enfant, comme tout enfant. Il attend sa nourriture. Il mendie sa nourriture. Il quête sa nourriture, en pauvre qui s'expose à la miséricorde de plus riche. Si j'ai faim, je n'irai pas te le dire. Il le dit pourtant, il le babille même. C'est la miséricorde que je veux :
Ma miséricorde pour qu'il fasse miséricorde.
— Sa miséricorde s'étant d'âge en âge...
(tu y es mon petit, doucement. Faut pas t'étouffer. C'est donc simple)
— Déployant la force de son bras...
Patiente un peu, mon enfant.
— il disperse les hommes au cœur superbe, il renverse les puissants de leurs trônes...
Si Hérode m'entendait !
Ce ne sont pas des rois qui viendraient te visiter, hein mon fils ?
la grotte est si petite,
on en mettrait, quoi ? deux, trois ?
(je n'aurais même rien à leur offrir)
— Il élève les humbles...
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" Tu sembles déjà à ton aise.
— N'est-ce pas mystérieux, Joseph, que ce soit nous ?
— Que ce soit toi, ma femme...
— Que ce soit nous, Joseph. Je pensais à l'instant, en le nourrissant : il dépend de nous maintenant. Le nourrir, le vêtir – j'ai une bonne idée de tunique –, lui apprendre à marcher, tout cela paraît simple. Mais, Joseph, être parents de plus grand que soi, comment fait-on ? Si l'ange revenait, je lui demanderais je te l'assure.
— Nous en avons déjà parlé Myriam.
— Oui, mais c'était avant répondit-elle. J'étais emplie de désirs, d'espoirs et... et presque de rêves ? Le Seigneur avait promis, le Seigneur avait donné, il donnerait encore. N'a-t-il pas créé le Ciel et la Terre, n'a-t-il pas fait sortir Israël d'Egypte, fendant la Mer Rouge en son milieu par la force de son souffle ? N'a-t-il pas nourri notre peuple au désert ? Ne l'a-t-il ramené à Jérusalem après l'avoir purifié comme le fer au feu ? Alors, il nous guiderait, marchant au-devant, donnant le nécessaire.
— Ce n'est pas la peur, n'est-ce pas Marie. Ce n'est pas l'effroi des Israélites dans la vallée du Térébinthe en face du géant philistin. Ce n'est pas la foi qui défaille dans le désert quand on manque d'eau, quand on regrette les oignons savoureux de l'esclavage.
— Toute mon assurance est bien là. Comme avant cette nuit. Mais la voici remplie de stupeur.
— Car c'est maintenant...
— C'est maintenant, oui, dit-elle. Tout s'accomplit. Tout s'accomplit maintenant. Comme la reine Esther je voudrais supplier : O Dieu, dont la force l'emporte sur tous, libère-moi de ma peur. Viens à mon secours, car je suis seule et n'ai rien à part toi, Seigneur ! Mes lèvres s'ouvrent, ma langue s'élance, et je m'aperçois que ce n'est pas la peur mais que ma prière, c'est à cet enfant qu'elle va.
— Tu pries celui qui te prie, c'est cela ma reine ? Celui devant qui le grand Moïse se présentait le visage voilé, prosterné à genoux, le voici devant toi. Le voici dans tes bras. La chair de ta chair. Tu connais Celui que les Cieux des cieux ne peuvent contenir... Et il n'y a pas de nuée. Et il n'y a pas d'arche. Et il n'y a pas de Temple pour le contenir. Tu es comme face à face, mais c'est lui qui est humble.
— Et comme Eve s'éveillant au premier matin, laissant courir sa main dans l'herbe verte, rencontre à son côté Adam et essuie la couronne de rosée couvrant son front, voici un jour nouveau.
— Tout commence, n'est-ce pas ma femme ?
— Oui... un commencement. "
A la Vierge de l'Annonciation,
Toulouse,
le 20 décembre
de l'an de grâce 2004.
*Le Fr. Emmanuel Perrier est dominicain de la province de Toulouse.
Illustration : Lorenzo Costa, Nativité, tempera sur bois, 1490.
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