Un an après le 29 mai : à quand l'ouverture vers une Europe démocratique ?
Article rédigé par Georges Berthu*, le 29 mai 2006

Après le reférendum du 29 mai 2005, le débat européen en France s'est, pour un temps au moins, volatilisé. Le camp du "oui" était abasourdi, ou préférait laisser retomber l'agitation avant de reprendre l'offensive.

Le camp du "non" estimait peut-être que l'ampleur du verdict le dispensait de commentaires et de propositions. Il avait tort.

En effet, quelques jours après les référendums français et néerlandais, le Conseil européen s'est donné un délai de réflexion, mais en réaffirmant imperturbablement que le traité constitutionnel fournissait une "réponse adéquate" aux problèmes de l'Europe, et que les "développements récents" ne remettaient pas en cause "la validité de la poursuite du processus de ratification".

Depuis cette date, le camp des partisans de la Constitution a certes enregistré beaucoup de flottements. Mais il entend repartir à l'assaut, probablement vers la fin du premier semestre 2007, en prenant prétexte du cinquantième anniversaire du Traité de Rome. À ses yeux, le moment sera favorable à l'impulsion d'une nouvelle "dynamique institutionnelle", selon les termes de la Commission, car la présidence du Conseil sera tenue alors par l'Allemagne, très favorable, du moins au niveau de sa classe politique, à une Constitution européenne. Par ailleurs, l'élection présidentielle française étant passée, les futurs dirigeants de notre pays devraient avoir les mains plus libres.

Plus libres pour faire quoi ? Au-delà de quelques déclarations générales sur "l'Europe des projets" ou "l'Europe à plusieurs cercles", qui paraissent sans réel contenu (on le verra plus loin), les intentions des responsables actuels, comme de leurs opposants socialistes, affleurent sans grande ambiguïté : l'objectif est avant tout de contourner le verdict du 29 mai en trouvant une voie détournée pour faire adopter la Constitution européenne, sinon dans son intégralité, du moins dans ses principes essentiels. C'est-à-dire, comme d'habitude, de poursuivre l'entreprise de confiscation des souverainetés nationales en expliquant aux peuples qu'ils seront plus forts s'ils abandonnent leurs pouvoirs.

Dans ce sens, les propositions n'ont malheureusement pas manqué ces derniers mois, toutes ou presque inspirées par une même idée directrice : réduire les dimensions du projet, dans tous les cas maintenir l'abandon du "droit de veto national" qui en constitue le cœur, puis soumettre le texte à un simple vote de ratification parlementaire au motif qu'il serait raccourci. On sait d'expérience que ce vote risquerait fort d'être acquis d'avance. Attention donc aux programmes des prochains candidats aux élections présidentielles ! Certains d'entre eux risquent de chercher là un minimum de légitimité pour lancer, aussitôt après, l'opération du contournement parlementaire.

D'ailleurs le processus semble déjà en marche : le 21 avril dernier, Paris a soumis à la présidence autrichienne de l'Union des propositions pour "améliorer le fonctionnement des traités", parmi lesquelles figure justement l'abandon du vote à l'unanimité concernant notamment les affaires de police et justice en matière pénale.

Est-ce bien la voie qui permettra de répondre au malaise des Français devant l'évolution de l'Europe ? Pour répondre à cette question, il aurait fallu faire un vrai bilan du système communautaire (pas un bilan fait par la Commission ou par notre ministère des Affaires européennes !), et il aurait fallu tirer les leçons du 29 mai. Cet exercice aurait permis de comprendre que les Français, comme les Néerlandais, ont demandé avant tout une Europe qui respecte vraiment les démocraties nationales, et des démocraties nationales qui fassent vraiment appel aux peuples. Le choc du 29 mai aurait dû être compris comme l'appel à une ouverture vers une Europe démocratique. Hélas, un an après le référendum, nous en sommes encore loin.

L'enseignement du 29 mai

La campagne référendaire a montré, notamment lors du débat sur le projet de "directive Bolkestein", que les Français refusent le principe même d'une construction fédérale supranationale : la possibilité qu'une décision fondamentale puisse être prise au niveau européen par une majorité de pays, pour être ensuite imposable aux autres. C'était bien en effet le cœur du projet de Constitution européenne dont l'innovation fondamentale, résumée à l'article I-6 (mais répandue dans l'ensemble des quatre parties du projet), proclamait la supériorité du "droit de l'Union", même décidé seulement à la majorité, sur tous les droits des États membres, y compris leurs Constitutions nationales[1].

C'est la clé de la compréhension du référendum, qui montre bien que le 29 mai, les Français ont rompu avec le fédéralisme : ils récusent les formules qui, sous prétexte d'unité ou d'efficacité, dénient à chaque démocratie nationale le droit d'opérer par elle-même les choix importants qui la concernent.

On a pu le vérifier encore à la fin de l'année 2005, où nos compatriotes ont montré leur incompréhension à l'égard d'une procédure européenne de fixation des taux de TVA qui empêche chaque pays de choisir son niveau de prélèvement, alors même qu'il ne nuit pas à ses voisins.

Il est clair en effet que la rhétorique de l'efficacité unitaire, si souvent utilisée à Bruxelles, implique la subordination des démocraties nationales, qui équivaut elle-même à l'effacement du seul contrôle démocratique réel sur les institutions communautaires. Car en l'absence de peuple européen, il ne peut exister de démocratie européenne intégrée, et le seul contrôle démocratique réel possible dans ces conditions est celui exercé par chaque nation, appuyée sur la légitimité principale que lui accorde son peuple.

Et ne jouons pas sur les mots. Il ne s'agit pas de faire croire que l'on va pouvoir instituer une Constitution européenne unitaire s'appuyant sur une "pluralité respectée" des peuples. Car dans la mesure où cette Constitution unitaire veut imposer des décisions aux peuples minoritaires, elle conduit nécessairement à outrepasser leur volonté, et à ne pas respecter la pluralité. On peut faire toutes les pirouettes verbales possibles, on n'en sort pas.

Pis encore : dans le système unitaire où les démocraties nationales s'effacent alors que la démocratie européenne demeure évanescente, la structure bruxelloise tombe aux mains d'une caste mal contrôlée, à la fois désireuse d'accroître continûment son pouvoir et perméable aux influences extérieures, par manque d'assises nationales précisément. Ainsi, en sacrifiant la démocratie nationale au nom de l'efficacité, on perd toute démocratie, et finalement aussi l'efficacité. Voilà résumé le cercle vicieux de l'Europe fédérale, et la cause inavouée de l'impasse actuelle.

C'est tout cela que désigne le raccourci souvent utilisé "d'Europe de Bruxelles" : la volonté de centraliser le pouvoir de décision, la marginalisation des démocraties nationales, l'impossibilité de faire émerger d'autres contrôles équivalents, l'interventionnisme à l'intérieur et la faiblesse à l'extérieur, bref tout ce que le peuple français, et bien d'autres, ne veulent plus.

Or nous le savons, le projet de Constitution, en renforçant le pouvoir européen central, allait renforcer cette marginalisation des démocraties nationales. Les Français ont bien compris que le projet de Constitution européenne ne réparait pas le mal, il l'amplifiait.

L'idée d'une supériorité absolue du droit européen, qu'il soit décidé à la majorité des États ou imposé par la volonté de la Cour de Justice, a suscité au cours de la campagne de nombreuses réactions de rejet, chacun considérant les applications possibles dans les domaines le préoccupant, les négociations commerciales internationales, les affaires étrangères, l'immigration, les questions économiques et sociales ou encore la "Charte des droits fondamentaux de l'Union" (deuxième partie du projet). Cette dernière, qui sous-tend beaucoup d'autres questions, concentrait les plus grandes inquiétudes. Si elle avait été adoptée, en effet, elle aurait enlevé aux démocraties nationales l'essentiel de leurs compétences "droits fondamentaux" ; elle aurait remis l'évolution future de ces droits entre les mains des juges de la Cour de justice européenne[2], sans recours possible autre que la sécession ; elle aurait lancé à l'échelle de l'ensemble des 25 membres (et demain davantage), un formidable processus d'uniformisation détaché des peuples, créateur d'un droit de plus en plus extérieur, dont nul ne pouvait garantir à l'avance qu'il correspondrait à leurs identités, et à leurs volontés.

Le sursaut du 29 mai a montré sans détour le refus de cette dépossession fondamentale. Mais au-delà du refus, celui de la supériorité du droit européen, il a aussi montré a contrario un projet positif que les dirigeants français ont préféré oublier : l'affirmation, au nom de la démocratie, de la supériorité des volontés et des Constitutions nationales sur le droit européen. Ce résultat ouvre une perspective nouvelle sur une Europe qui devra respecter les démocraties nationales, une Europe qui placera ces démocraties au sommet de son ordre juridique.

La nécessité d'une Europe libre

Proclamer la supériorité de notre Constitution nationale (et de toutes les décisions nationales de même niveau) sur le droit européen, c'est conduire tout droit à une Europe des libres associations de nations, une Europe flexible, une Europe différenciée. Voilà l'Europe qui est en germe dans le résultat du 29 mai. Or c'est justement celle que l'évolution récente montre nécessaire, pour trois raisons liées à la démocratie, à l'élargissement, à la mondialisation.

1/ L'étouffement de la démocratie est devenu insupportable. Avec les référendums français et néerlandais, les peuples tirent un signal d'alarme dont les gouvernements doivent tenir compte : l'Europe va devoir négocier d'urgence son aggiornamento démocratique, lequel implique, en l'état présent du sentiment des citoyens, de renouer le lien entre chaque peuple et l'association commune, en respectant désormais la liberté de décision souveraine de chaque démocratie nationale.

2/ Il n'est plus imaginable qu'à l'avenir, on puisse imposer des règles uniformes à vingt-cinq pays membres très différents par la simple volonté majoritaire (ou quelquefois même minoritaire, quand des règles communautaires absurdes le permettent – voir le dossier des OGM). Cette uniformisation forcée devient intenable, et génératrice d'inefficacités flagrantes. C'est encore plus vrai si l'on ajoute la perspective d'arrivée de la Turquie. L'ouverture des négociations d'adhésion avec ce pays a signé l'arrêt de mort définitif de l'Europe fédérale.

3/ Sous la poussée continue de la mondialisation, les institutions sans ancrage populaire profond vont être disloquées. On le sent déjà bien avec l'Europe de Bruxelles. Dans ces conditions, à une Europe bureaucratique et massive, mais sans fondations nationales solides (elle s'acharne d'ailleurs elle-même à les laminer), il faut préférer un réseau flexible de nations associées, où chacune d'elles représente un pôle bien enraciné. Finalement, et contrairement à toute l'argumentation classique du fédéralisme, la nation, parce qu'elle est enracinée, fournit une meilleure réponse à la mondialisation que toutes les superstructures artificielles imaginables.

Pour ces trois raisons conjuguées, nous assistons à la fin du modèle de l'Europe intégrée, dite fédérale, qui se renforçait depuis l'Acte unique : une Europe unitaire et supranationale, mais sans accompagnement d'une démocratie européenne intégrée, laquelle reste impossible en l'absence de peuple intégré à l'échelle européenne. Le point de rupture est atteint.

Nous devons maintenant nous diriger vers un modèle différent, qui restaurera la démocratie, donc accordera la primauté à l'expression des démocraties nationales. On peut le définir ainsi : un réseau où les pôles sont les démocraties nationales ; où celles-ci, demeurant souveraines, s'associent librement dans les diverses politiques proposées, selon des formations à géométries variables, et en fonction de la libre décision de chaque peuple[3].

Les démocraties nationales pourront donc sortir du cadre uniforme pour instaurer des coopérations volontaires dans tous les domaines. Ces coopérations présenteront plusieurs avantages : • elles créeront entre leurs membres une vraie synergie, que le cadre institutionnel unique, trop rigide, ne parvient plus à susciter aujourd'hui ;

• elles obéiront à des règles vraiment consenties par chaque peuple ;

• elles reflèteront donc les valeurs et les attachements de chacun bien mieux que le système unifié (voué au contraire à se détacher des peuples et de leurs identités) ;

• elles pourront s'étendre par cercles concentriques, au fur et à mesure de l'adhésion de nouveaux membres, repoussant ainsi sans cesse les limites de leur zone de paix et de prospérité. Bref, l'Europe de la libre association se révèlera non seulement plus démocratique mais aussi, en prime, plus efficace et plus attractive que le modèle contraint de l'uniformité décidée d'en haut.

On ne reviendra pas ici sur les nombreuses études qui ont montré la supériorité, en termes d'efficacité, du "modèle d'Ariane" sur le "contre-modèle" communautaire trop rigide (que l'on pense encore aux décisions européennes en matière de TVA). Il suffit d'en rappeler la conclusion : la prétendue efficacité d'une Europe unitaire, gouvernée d'en haut sans réelle démocratie, est un mensonge qui nous détruit. C'est précisément ce message que voulaient nous faire entendre les référendums français et néerlandais.

Europe en réseau, Europe des projets

Après le référendum du 29 mai, divers responsables du gouvernement français ont évoqué l'idée d'une "Europe des projets", sans toutefois définir le modèle institutionnel exact auquel ils se référaient. Même, en écoutant le président de la République le soir de ses vœux télévisés pour 2006, on avait l'impression que selon lui, "l'Europe des projets" serait une catégorie particulière, vouée à la réalisation de projets techniques, et susceptible d'être mise en œuvre à côté de "l'Europe politique", laquelle poursuivrait son développement selon les voies fédérales habituelles, prévues par le traité constitutionnel.

Il y a là un profond malentendu. "L'Europe des projets", si l'on veut utiliser cette belle expression, ne peut se résumer à une petite addition au système de Bruxelles tel qu'il existe, limitée à quelques compétences particulières. Elle ne ferait que lui servir de caution pour perpétuer la dérive antidémocratique, et poursuivre l'édification d'un système monolithique de toute façon voué à l'explosion avec l'arrivée de la Turquie.

Non, "l'Europe des projets", si l'on veut en tirer tout le bénéfice, doit correspondre à une autre Europe, alternative au système de Bruxelles. C'est une Europe où les démocraties nationales s'associent librement, dans tous les domaines. En ce sens, elle ressemble beaucoup à l'Europe en réseaux telle que nous l'avons définie. Elle conduit logiquement à un rapprochement de tous les partisans du "oui" qui ont mieux réfléchi à la question de la démocratie en Europe, et de tous les partisans du "non" qui ne souhaitent pas s'enfermer dans une conception purement négative de la construction européenne.

Pour mettre en œuvre cette autre Europe, il faut d'abord (nous serions presque tentés de dire "il suffit") de tirer le véritable enseignement du 29 mai, et de reconnaître sans ambiguïtés, sans demi-mesures, sans limitations, sans dissimulations, la supériorité de notre Constitution nationale sur le droit européen. Avec la supériorité de la Constitution nationale serait reconnue celle de toutes les décisions nationales de nature constitutionnelle, comme les décisions populaires prises par référendum. Ce qui signifie aussi – le contenu d'une Constitution n'étant pas normalisé au niveau international – que toute décision européenne pourrait se voir opposer une décision constitutionnelle française si le peuple français, quoi qu'en pensent les autres, estimait nécessaire de fixer une règle à ce niveau.

La proclamation de la supériorité de la Constitution française devrait être introduite dans cette Constitution elle-même, ce qui ne doit pas poser de problème de forme ou de fond puisque la modification découlerait directement, dans son esprit, du résultat du 29 mai.

D'ailleurs, cette révision a déjà été proposée, au lendemain du référendum, par plusieurs hommes politiques français qui avaient défendu le "non" : Philippe de Villiers, Nicolas Dupont-Aignan, Jacques Myard, pour ne citer que les principaux. Comprise dans toute son ampleur, elle rejoint l'idée de l'Europe des projets, et elle offre la possibilité d'une convergence de nombreux Français sur un avenir européen positif, à la fois efficace et démocratique.

Dès que cette révision constitutionnelle sera obtenue – et elle ne dépend que de nous – l'essentiel sera fait. La logique du nouveau modèle, fondé sur la supériorité des démocraties nationales, se déroulera naturellement par la suite. Elle réformera progressivement le système monolithique pour lui substituer des pôles d'efficacité réunissant librement les pays intéressés à certains projets.

Il serait utile toutefois de présenter le plus tôt possible, au niveau européen, des propositions de réformes des traités qui tireraient explicitement les conséquences de la nouvelle orientation.

Pour un nouveau compromis de Luxembourg

Cette nouvelle Europe, successeur de l'Europe de Bruxelles, reposera sur la souveraineté des nations qui en seront membres. Elle reposera sur l'intuition essentielle du général de Gaulle : le compromis de Luxembourg, admis par nos partenaires en 1966, mais dont les conséquences ont été ensuite étouffées par les institutions communautaires et dont, par conséquent, toutes les potentialités n'ont jamais été exploitées. Il faut le dire maintenant : la proclamation du droit national d'opposition, son application dans chaque politique, son affirmation comme pratique démocratique normale et légitime, constituent la solution pour une gestion démocratique et souple d'une Europe élargie, et destinée à s'élargir encore.

Avec lui, nul effondrement, contrairement à ce que prétendent les fédéralistes. L'Europe continuerait, mais en respectant ses peuples et en marchant à leur pas. C'est toute la philosophie du système qui serait changée.

Dans ses modalités pratiques, le compromis de Luxembourg devrait être élargi pour mieux offrir la base d'un débat démocratique européen. On pourrait imaginer par exemple que si un peuple s'oppose à un projet ou à une règle européenne existante, il puisse déclencher un débat très ouvert, à la fois horizontal (entre les Parlements nationaux) et vertical (entre les Parlements nationaux et l'Union). Si ce débat n'aboutissait pas à un compromis, le pays demandeur pourrait, s'il persiste dans son désaccord, décider par un vote démocratique solennel (parlementaire ou référendaire) de ne pas participer au projet, ou de refuser l'application de la règle sur son territoire.

Par exemple, aujourd'hui la Pologne prépare un projet de loi national visant à interdire totalement sur son territoire la culture et la commercialisation des organismes génétiquement modifiés, au motif on ne peut plus légitime que "85 % des Polonais ne veulent pas d'OGM". La Commission s'y oppose en brandissant les règles européennes (adoptées d'ailleurs par une majorité de pays membres). La Cour de Justice européenne, sans aucun doute, viendra au secours de la Commission en condamnant la Pologne, si ce pays adopte finalement son projet. Dans un cas comme celui-là, on ne voit pas pourquoi, au lieu de laisser la Commission manigancer des mesures punitives contre le peuple polonais, et au lieu de laisser grossir une nouvelle crise, on ne rouvre pas franchement un débat à l'échelle européenne entre le Parlement polonais, les autres Parlements nationaux et le Parlement européen. Et on ne voit pas pourquoi, si au terme de ce débat les Polonais persistent dans leur opposition, et si en sens inverse les autres pays membres veulent absolument maintenir l'autorisation commune, il ne pourrait pas être admis que la possibilité d'autorisation d'OGM au niveau européen ne s'appliquera plus, désormais, en ce qui concerne la Pologne.

La qualité du débat démocratique, mais aussi la qualité des relations entre les pays membres, n'y gagneraient-elles pas à l'avenir ? On enregistrerait ainsi plusieurs innovations essentielles : • le compromis de Luxembourg ne serait plus réservé aux seuls gouvernements : serait enfin suscité un échange public d'arguments à l'échelle européenne, autrement que dans l'obscurité des couloirs du Conseil des ministres ;

• le nouveau compromis de Luxembourg ne correspondrait plus forcément à un droit de veto stricto sensu (droit d'empêcher), mais plus souvent à un simple droit de ne pas participer ; dans ces conditions, il donnerait naturellement naissance à une Europe à géométrie variable ;

• il ne s'appliquerait pas seulement aux décisions nouvelles, mais aussi aux règles existantes, dont l'actualisation pourrait ainsi être forcée par un pays membre, brisant le blocage qui s'impose trop souvent aujourd'hui au niveau européen. Le compromis de Luxembourg, inchangé dans son principe, bénéficierait donc d'une nouvelle dimension démocratique, mieux adaptée à notre temps et à la gestion de l'Europe élargie. Il serait désormais à la disposition des peuples eux-mêmes, décidant par la voie parlementaire ou mieux encore par référendum, à l'issue d'un débat démocratique et ouvert. Le droit national d'opposition pourrait devenir un véritable "droit d'intervention populaire".

Par cette seule mesure — que nous anticiperions en révisant notre Constitution — la nouvelle Europe réhabiliterait les démocraties nationales. Parallèlement, leur rôle dans le processus de décision européen devrait être renforcé par d'autres mesures. Les Parlements nationaux devraient travailler en réseau, prenant directement des décisions de portée européenne. Ils pourraient aussi former entre eux des "comités de suivi" des délibérations des conseils, se réunissant à Bruxelles, et constituant des interlocuteurs réguliers de ces conseils[4]. Devrait aussi être institué un "droit d'appel devant les peuples" contre les décisions de la Cour de justice européenne qui outrepassent les limites fixées par les démocraties nationales[5].

L'Europe des projets, telle qu'elle vient d'être définie, ne se limitera donc pas à quelques projets techniques. C'est une tout autre conception de l'Europe qui se dessine, une Europe plus démocratique, libérée du carcan rigide du système communautaire. Une fois les nouvelles règles en place, le premier projet à soumettre à la libre adhésion des peuples pourrait être le rétablissement d'une préférence commerciale commune entre ceux qui le voudront.

Enfin, lorsque nous aurons tiré toutes les conséquences du 29 mai, et que nous aurons fondé cette nouvelle Europe démocratique, il apparaîtra que nous aurons fait mieux encore : nous aurons fourni au monde un modèle de vie internationale pacifique pour le XXIe siècle, permettant d'allier, dans la diversité des nations, coopération et respect des souverainetés ; un modèle plus flexible, plus démocratique et finalement bien plus extensif que le modèle fédéral. Ainsi, malgré beaucoup d'incompréhensions rencontrées, y compris celles de ses propres dirigeants, c'est le peuple français qui, le 29 mai, aura eu le mérite d'ouvrir cette voie nouvelle.

*Georges Berthu est ancien député européen.

Notes[1] Voir Georges Berthu, L'Europe sans les peuples, Editions François-Xavier de Guibert, 2005, page 60.

[2] Cf. Fondation de service politique, " Refonder l'Europe - à propos du projet de traité établissant une Constitution pour l'Europe ", Liberté politique n° 29, avril-mai 2005.

[3] Voir Georges Berthu, Démocratie ou Super-État, Éd. François-Xavier de Guibert, 2000, et aussi Edouard Husson Le Livre blanc de l'Europe des nations, F.-X. de Guibert, 2005, page 227.

[4] Le 9 mai 2006, le président de la Commission, José Manuel Barroso, vient d'annoncer que désormais les projets de textes européens seraient transmis aux Parlements nationaux pour consultation avant d'être lancés dans la procédure d'adoption. " Depuis trop longtemps, les Parlements nationaux n'ont pas été considérés comme des acteurs à part entière sur la scène européenne, a-t-il déclaré, cela doit changer " (Agence EU Observer, 10 mai 2006). Bravo pour ce renversement de politique ! Mais la proposition concrète qui l'accompagne est beaucoup trop faible. Voir plutôt nos propositions, par exemple dans le rapport de l'intergroupe SOS-démocratie du Parlement européen, Les Parlements nationaux, piliers de la démocratie en Europe (octobre 2001).

[5] L'Europe sans les peuples, op.cit. p. 40.

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