600 sans-papiers occupent la cathédrale Saint-Denis depuis le 17 août dernier. La Coordination 93, à l'origine de l'opération, prétendait hier jeudi 29 août, que 2000 étrangers présents sur les lieux espéraient être régularisés.

Ces clandestins vivent une tragédie, mais ils ne sont qu'un prétexte. Ce n'est pas un hasard si ce sont les mouvements politiques les plus subversifs qui se réclament de ce combat. Les immigrés sont pris en otage pour un combat qui n'est pas le leur. Les malheureux servent de chair à canon.

La situation rappelle furieusement l'indifférence de Lénine pour le sort des ouvriers dont la colère servait magnifiquement ses appétits de prise de pouvoir. On se souvient du sort réservé par Trotski aux prolétaires de Cronstadt qui n'avaient pas compris que se mutiner en 1905 ou de 1917 était un acte héroïque et glorieux mais que recommencer en 1921 était une trahison au prolétariat ! Même si la situation avait empiré, ne pas avoir compris le nouveau rôle d'eux qu'on attendait d'eux les avait impitoyablement condamnés à mort.

Dramatiquement, le clergé local s'est embourbé dans cette affaire. L'évêque de Saint-Denis, Mgr Olivier de Berranger, essaie de sortir du piège, demandant désormais aux sans-papiers de quitter la cathédrale : " Une chose est d'accueillir des sans-papier, autre chose de servir d'alibi indéfiniment. "

Recevant ces pauvres gens sous son toit, l'Église de Saint-Denis aurait pu accueillir les immigrés en exigeant qu'elle soit la seule interface avec les autorités et que tous les mouvements politiques ou politisés de l'opération se retirent immédiatement, sous peine de cesser son aide matérielle et de condamner publiquement l'instrumentalisation des pauvres et de sa propre image. Son message aurait dû être : "Laissez-nous travailler pour le bien des pauvres — et non pas pour le bien de la LCR qui n'a pas la réputation d'être une oeuvre caritative !" On aurait très vite vu les mouvements de gauche révolutionnaire se désintéresser du sort des illégaux !

Or il est étrange que le père Berger, curé de la cathédrale, "l'ancien prisonnier" des khmers rouges, se soit fait le compagnon objectif des fanatiques supporters de ceux qui furent ses redoutables geôliers. Car enfin, c'est bien dans l'Humanité rouge du 20 novembre 1978 que le maoïste Alain Castan revenant du Kampuchéa écrivait : "Le Cambodge de Pol Pot est un paradis communiste." Et pour être plus net encore, Castan précisait dans le Quotidien du peuple édité en Chine du 10 février 1979, sans doute pour soutenir le tyran qui venait d'être attaqué par les Vietnamiens : "En compagnie de Pol Pot... nous venions de parcourir 1.000 kilomètres à travers le Kampuchéa démocratique... Nous avions rencontré une population bien nourrie, en bonne santé... manifestant un enthousiasme certain... c'était déjà la preuve que toutes les calomnies déversées sur le Kampuchéa démocratique depuis trois ans..." Qu'en pense l'ami de geôle du père Berger, l'explosif père Ponchaud, celui qui s'insurgeait contre les médias français qui refusaient de le croire ? A-t-il cédé au syndrome de Stockholm ? On sait que ces hommes habitués au ying et au yang peuvent vivre dans la contradiction permanente...

 

Le gouvernement serait certainement plus sensible à une négociation généreuse et silencieuse. Mais sous l'œil des caméras avec la perspective d'une jurisprudence redoutable, dans un contexte surpolitisé, il sait qu'il peut entraîner et cautionner un phénomène dramatique à l'échelle de l'Europe. Il est obligé de donner une image de cohérence et de respect de ses institutions. Confronté à renier les règles du droit, il ne peut donner à la face du monde le signal d'une entrée dans la logique du non-droit. Ce serait institutionnaliser l'injustice.

 

Si l'Église de Saint-Denis veut plaider, c'est le droit de son pasteur. Mais si ce dernier veut vraiment que son image soit pure il lui fallait parler seul, vierge de tout compagnonnage politiquement mafieux. Cela demande beaucoup de courage, d'intelligence et le souci premier de rendre service en vérité. La charité communautaire est d'ordre politique, elle obéit au droit. La charité personnelle où l'on s'engage soi même est dans l'ordre du témoignage de l'Église. Aujourd'hui, à Saint-Denis la confusion est totale sur les finalités poursuivies, quant aux intentions des différents acteurs, quant aux figurants manipulés comme des petits soldats. Je suis convaincu que le Père Berger en a conscience même s'il affirme contrôler la situation pour ne pas perdre la face (il a vécu longtemps en Asie !).

 

Cela dit, il existe ce que j'appelle dans le milieu humanitaire "le syndrome de Kouchner", le désir conscient ou non de trouver une raison de vivre à travers une cause qui par surcroît vous offre une reconnaissance humaine par médias interposés. Nous sommes alors dans l'irrationnel : l'homme électrisé par une situation dont il n'a plus exactement une vision nette s'obscurcit au dialogue. Il construit sa défense intellectuelle sur la justification d'un rôle pour lequel il "sent" — mais il sent seulement — des fragilités. Aussi les médias sont-ils redoutables quand ils se dévouent aux causes perverties. Ils pervertissent eux-mêmes et jettent après usage ceux qu'ils ont adorés.

 

De tout cela je crains qu'il ne sorte qu'un immense gâchis, une très grande amertume. Après avoir relevé leurs compteurs, les marchands d'illusion laisseront sur le trottoir et le Père Berger, et les malheureux illégaux. Les sunligths éteints et l'euphorie passée, Frère Tück réalisera une fois de plus que le marché des pauvres est sordide et ne se règle plus dans la forêt de Sheerwood !

 

Les vrais demandeurs d'asile politique venant du Soudan, d'Iran ou de Birmanie feront toujours la queue devant les bureaux de l'OFPRA ; coincés par les quotas, les fonctionnaires leur refuseront à 99 % le statut qu'ils attendent, refus sur le lequel la commission de recours alignera sa position à 100 %. Les illégaux régularisés prendront la place des persécutés authentiques.

 

"Le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit."

Yves Meaudre est le directeur général de l'ONG Enfants du Mékong. A notamment publié France, terre d'exil (Fayard), Les Insurgés (Téqui, 2002).