La controverse dans "Le Monde" entre le P. Christian Delorme et Mgr Simon (3 et 16 juin), à propos de la liberté religieuse en Algérie, a mis en évidence deux conceptions du lien entre spirituel et temporel, mais que le Fr.

Emmanuel Perrier a contesté de la même manière. Mgr Simon a voulu réagir à la critique du dominicain, et préciser sa pensée. Nous publions volontiers la réponse de l'archevêque de Clermont, et les explications du Fr. Perrier, pour clore la discussion.

MON PERE, votre texte mériterait une longue réponse. Mais vous me pardonnerez, je n'ai pas beaucoup de temps en ce moment. Je me contente ici de trois remarques pour amorcer la réflexion :

1/ Une tribune dans le Monde c'est en tout 5000 signes. Avec cela, on ne fait pas le tour d'une question comme celle qui nous intéresse ici. J'ai bien conscience d'être resté trop schématique. Vous trouverez davantage d'éléments en lisant mes livres: Vers une France païenne ? (Cana, 1999), et La Liberté ou les Idoles ? (DDB/Cana, 2002).

2/ Vous écrivez : Il y a dans cette formule une faille logique. Qu'y a-t-il de commun entre, mettons, l'Olympique Lyonnais et le Paris Saint-Germain ? N'est-ce pas d'abord le fait qu'elles sont toutes deux des équipes de football ? Leurs différences ne s'apprécient-elles pas d'abord à l'intérieur de cette catégorie footballistique ? De même, si la religion constitue une différence entre des croyants, n'est-ce pas d'abord parce qu'ils ont une religion en commun ? Dit de manière plus technique, une différence spécifique relève toujours du genre le plus proche. De sorte qu'il est faux d'affirmer que les croyants ont d'abord en commun la citoyenneté, de même qu'il serait faux d'affirmer que les joueurs de l'OL et du PSG ont d'abord en commun la citoyenneté ou que mon premier point commun avec ma sœur est ma nationalité française. Si je vous comprends bien, on pourrait aussi bien parler de religions-sœurs entre le christianisme et l'islam, que d'Églises-sœurs entre l'Église catholique et les Églises orthodoxes. Je ne sais pas si ma formule comporte une faille logique, mais les vôtres vont poser un vrai problème théologique.

Y a-t-il un genre religion dont le christianisme, le bouddhisme et l'islam, pour nous en tenir à eux, ne seraient que différentes espèces ? N'y a-t-il pas plus de différences entre ces religions qu'entre deux clubs de football, c'est-à-dire, finalement, la couleur du maillot ? On peut sans doute dire cela d'un jésuite et d'un dominicain, mais entre un prêtre de Jésus-Christ et un imam... ? Vous me rendez perplexe. Catholiques, musulmans, bouddhistes, animistes, etc. ont-ils vraiment, comme vous le dites une religion en commun ? Un philosophe incroyant comme Marcel Gauchet, que j'ai cité longuement dans mon livre Vers une France païenne ? me semble faire preuve de plus de profondeur dans son discernement, quand il dit que la manière de croire et le contenu du croire sont loin d'être homogènes... Ne peut-on pas parler d'une singularité religieuse chrétienne ? Ce serait un vaste débat.

3/ Plus loin, je lis : En premier lieu, il est étonnant de voir un croyant avoir si peu confiance dans sa rationalité de croyant, ainsi que dans les capacités d'ouverture aux autres de sa religion ou de la religion des autres, qu'il en appelle au bras séculier. Les "trilogues" ne s'imposent en matière politique que dans un cas : lorsque le dialogue est devenu impossible. En sommes-nous vraiment là, Monseigneur ? Mais, pourrait-on objecter, ce n'est pas parce que le dialogue est devenu impossible qu'il y a trilogue, c'est parce que l'intervention de l'État de droit dans le dialogue entre croyants doit être la norme. Je me permets de noter ici deux contresens au moins sur mon texte. Tout d'abord, où ai-je demandé l'intervention du bras séculier ? À aucun moment. Bien au contraire, si l'État mérite d'être appelé État de droit, c'est lorsqu'il s'auto-limite pour respecter l'espace de la société civile et l'autonomie légitime (= garantie par le droit) des différentes instances qui s'expriment en celle-ci. L'État de droit, c'est donc l'opposé direct du bras séculier.

Puisque vous êtes dominicain, vous connaissez sûrement sur ce point la doctrine de l'un de vos glorieux prédécesseurs, Jean de Paris. Il a écrit des pages magnifiques sur ces questions, et dès 1302 ! Inversement, quand Louis XIV revient à la conception, gallicane justement, du bras séculier et chasse les huguenots après la révocation de l'édit de Nantes, en 1685, que devient le dialogue interreligieux en France ? Je vous le demande.

Je vais jusqu'à penser, avec Hegel, que c'est justement le christianisme qui a permis l'émergence historique de l'État de droit, après l'épreuve des guerres de religion, du fait de la distinction opérée par le Christ entre César et Dieu. Sur ce point, voyez mon petit livre Les catholiques et l'Europe (Bayard), où vous trouverez le grand discours du pape Jean-Paul II à Strasbourg en 1986, et la conférence du cardinal Ratzinger à Paris en 1992. En ce sens, on peut dire en effet que l'État de droit fait partie de l'héritage du christianisme. C'est pourquoi il faut y veiller attentivement. Bien loin d'enfermer le religieux dans les limites du politique, comme vous me le reprochez, je pense qu'il faut limiter le politique pour laisser les citoyens s'engager librement et de façon responsable dans leur propre expérience spirituelle, et dans le dialogue avec les autres citoyens, croyants ou non croyants, car tous en effet, et vous avez raison de le rappeler, mais je ne l'ai évidemment pas nié non plus, sont des hommes rationnels créés à l'image et ressemblance de Dieu .

Deuxièmement, je crois que vous comprenez mal ce que je mets sous l'expression de trilogue . (Je vois qu'elle peut créer une petite confusion, je suis donc prêt à en chercher une autre.) Je ne parle pas d'intervention de l'État de droit dans le dialogue entre croyants . Je désigne au contraire la non-intervention de l'État dans ce dialogue. À la différence du bras séculier l'État de droit forme un cadre institutionnel qui rend le dialogue possible, mais il n'intervient pas directement dans ce dialogue.

Pour revenir au cas algérien, chacun voit bien que c'est justement parce que l'État (confessionnel) algérien intervient dans la vie interne des communautés croyantes que le dialogue entre elles est impossible. Je ne parle pas ici du dialogue interpersonnel entre croyants de différentes confessions, qui reste toujours possible et même souhaitable, y compris dans la résistance envers une dictature. Je parle du dialogue public, institué, entre Églises et communautés religieuses. J'attends que l'on me donne la contre-épreuve de mon hypothèse : où et quand un dialogue interreligieux durable et fécond a-t-il été possible ailleurs que dans un État de droit, c'est-à-dire sous une dictature ou dans un État explicitement confessionnel ?

Enfin, et en conclusion, je vous demande si, même pour le football, il n'est pas nécessaire de veiller à la présence, comme tiers non-intervenant , de l'État de droit, par forces de l'ordre interposées aux abords du stade. Ces représentants de la force publique n'arbitrent évidemment pas le match et ne descendent pas sur la pelouse mais ils veillent à ce que les joueurs respectent le droit du sport et à ce que tous les coups soient... francs. Et ils sont surtout là pour que les supporteurs n'oublient leur qualité de citoyens. Si vous ne me croyez pas, essayez d'arbitrer le prochain PSG contre l'OM, sans quelques policiers judicieusement placés dans les parages ?

Bien fraternellement.

+ Hippolyte Simon,

archevêque de Clermont.

La réponse du Fr. Emmanuel Perrier, op.

Je sais gré à Mgr Simon d'avoir pris de son temps, alors qu'il doit en manquer, pour me répondre.

S'agissant du deuxième point (la faille logique), je pensais que des exemples permettraient de mieux faire ressortir ce que je considère comme une erreur de logique, mais il semble que le contraire se soit produit. Je ne peux que répéter mon argument central : une différence spécifique relève toujours du genre le plus proche ; ce que deux croyants différents ont d'abord en commun c'est d'être croyants et non pas la citoyenneté. Je ne vois pas en quoi ce principe peut fonder l'une quelconque des affirmations que Mgr Simon essaye de m'attribuer en se rendant lui-même perplexe . Je ne souscrirais d'ailleurs à aucune d'elles, mais pour des raisons qui n'ont rien à voir avec ce principe.

Comprenant très bien que Mgr Simon ait dû s'adapter au genre littéraire de la tribune dans Le Monde (cf. son premier point), je demande à bénéficier de la même indulgence. L'expression bras séculier me permettait de suggérer le rapprochement avec d'anciennes pratiques, mais sans doute suggérait-elle trop. Je souhaitais caractériser le recours à la sphère du politique (le séculier ), qu'il prenne la forme d'un bras , c'est-à-dire de la force publique, ou d'un moyen extérieur plus doux comme la morale commune ou les principes démocratiques. Mon analyse se borne donc à la chose suivante : en affirmant que les principes communs de la citoyenneté sont le cadre premier du dialogue entre croyants, Mgr Simon invite à la table, pour une fonction de régulation, des principes politiques extérieurs à ce dialogue. Et ce que Mgr Simon attend de ces principes, c'est qu'ils jouent un rôle de pression : ils sont donc bien un bras séculier . Ces principes n'ont bien sûr pas la puissance coercitive d'un encadrement policier, mais ils restent un moyen de pression d'ordre politique, moyen dont la pratique des démocraties libérales occidentales a montré qu'il est tout à la fois beaucoup plus puissant, plus doux et plus incontrôlable. D'où vient une bonne partie de mon inquiétude.

Cette question du bras séculier a permis de manifester une source d'incompréhension qui est aussi un point de désaccord d'ordre théorique. Mgr Simon rejette mon accusation d'enfermer le religieux dans les limites du politiques (je n'ai d'ailleurs pas parlé d'enfermement mais d'asservissement, c'est-à-dire d'un processus d'instrumentalisation) de la manière suivante : Je pense [au contraire] qu'il faut limiter le politique pour laisser les citoyens s'engager librement et de façon responsable dans leur propre expérience spirituelle, et dans le dialogue avec les autres citoyens, croyants ou non croyants. Schématiquement, pour Mgr Simon, le politique c'est l'État de droit par opposition aux citoyens libres. En s'appuyant sur les citoyens et pas sur l'État, il ne ferait donc pas entrer le politique dans le dialogue entre croyants. De mon point de vue au contraire, dès lors que l'on parle de quelqu'un comme d'un citoyen, on le considère en tant qu'il est membre d'une société politique. De sorte que demander à un individu d'agir d'abord en citoyen dans un dialogue entre croyants revient à lui demander de placer la sphère politique en arbitre. Mais il n'est pas question d'entrer ici dans les coulisses d'un débat qui implique en premier lieu la philosophie du droit de Hegel.

Les deux derniers points abordés par Mgr Simon s'éloignent un peu du cœur de ma critique et appelleraient donc une réponse nuancée qui déborde le cadre d'une simple réponse à une réponse . Je le rejoins dans l'idée que le politique puisse jouer un rôle – et doive même le jouer – afin de stimuler ou d'organiser un dialogue défaillant et pourtant nécessaire. Cela peut même impliquer d'en maîtriser les débordements par des moyens de police. Mon seul souci est que le politique – État autant que citoyens – n'impose pas ses propres normes de débat qui, comme je l'ai dit, sont dévastatrices à l'égard des réalités religieuses et qu'il ne s'investisse pas lui-même d'un monopole sur toute discussion entre croyants individuels ou en groupes constitués.

Fr. Em. P., op.

Pour en savoir plus :■ La critique de la position de Mgr Simon par le Fr. Perrier : Le retour de la religion dans les limites de la politique , Décryptage, 24 juin 2008

■ Mgr Hippolyte Simon, Le dialogue interreligieux suppose et exige l'État de droit , Le Monde, 16 juin 2008.

■ Père Christian Delorme, Non, l'Algérie n'est pas chrétienne , Le Monde, 3 juin 2008.

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