Il n'est pas utile d'insister sur les insuffisances de l'enseignement primaire. On clame de toutes parts qu'il ne sait apprendre ni à lire, ni à compter. La confusion introduite par le collège unique feint d'ignorer ces lacunes avec les résultats que l'on sait. Dès lors, que dire des bacheliers couronnés à 90% ? Que leur manque-t-il ?

Ce n'est pas l'information. Ils sont au contraire surinformés depuis que l'enseignement du second degré a privilégié les cours au détriment des travaux personnels. Avec la croissance des effectifs, la lourdeur des corrections devenait souvent insupportable. Mais la multiplication des cours ne peut en aucun cas remplacer ces travaux, non plus que la multiplication des matières qui accentue la dispersion.
Fit fabricando faber – C'est en forgeant qu'on devient forgeron disaient les anciens. On n'apprend pas à écrire sans écrire, on n'apprend pas à compter sans compter, on ne cultive pas sa mémoire sans apprendre. Lors des récentes Lyriades, notre ministre de la Culture avait besoin d'un papier pour dire le sonnet le plus connu du premier défenseur de la langue française [1] ! On veut bien que la culture soit ce qui reste quand on a tout oublié ; c'est peut-être un résultat en effet, mais ce n'est pas une méthode.
Dans les dernières années, on s'étonnait des nombreux échecs en premières années d'enseignement supérieur. On s'étonnait, on se scandalisait aussi, du prix à payer en voyant l'inflation du budget qu'on y consacrait. Et tous de chercher des explications et des remèdes. En vain, semble-t-il. On a accusé les facultés de ne tenir aucun compte de l'élargissement de leur clientèle. C'est sans doute vrai, mais leur vocation n'est pas de vulgariser. Car le danger, pour elles, est celui d'une secondarisation de leur enseignement. Elles n'y ont pas échappé tout à fait sans rien changer aux résultats, mais non sans dommages pour elles. L'afflux des étudiants a entraîné la multiplication des enseignants au risque d'une baisse de niveau. L'université s'est meublée avec les élites du secondaire, entraînant une regrettable confusion des méthodes.
Mais laissons l'université à ses problèmes pour revenir à tous ces bacheliers qui aspirent à la rejoindre. Comment leur tige si fragile pourrait-elle accueillir une greffe de qualité ? Impossible de faire l'impasse sur les bases qui n'ont pas été construites.
En tenant compte de l'âge des intéressés, évidemment, ce sont ces bases qu'il faut leur proposer de reprendre, en y consacrant le temps nécessaire, non pas un temps perdu, mais un temps gagné.
On peut esquisser les articulations d'un tel programme : se connaître, se situer, s'exprimer, s'organiser.
Se connaître
D'abord : qu'est-ce que l'homme ? À la lumière d'une anthropologie qui ne néglige aucune de ses dimensions, y compris sa dimension religieuse. Ensuite : quel homme ou quelle femme suis-je ? À la lumière de la psychologie, de la caractérologie, ou pourquoi pas, de l'un de ces bilans de personnalité ou compétences qui font la fortune des consultants...
Se situer
C'est la condition de l'enracinement. Si l'on accepte une autre définition de la culture, celle d'être homme en un temps et en un lieu (Jean Paul II), on comprend l'importance de cet enracinement. Il faut se situer dans l'espace et dans le temps. Se situer dans l'espace, c'est l'affaire de la géographie, et désormais d'une géographie universelle, qui souligne les liens entre les terroirs et les civilisations. Mais l'espace, c'est encore la cosmologie que l'homme des satellites ne saurait ignorer et qui rejoint d'ailleurs le souci de se situer dans le temps, dans une histoire dont les origines ne cessent de reculer. Histoire universelle, elle aussi, dans ce village global que construisent nos techniques les plus avancées.
S'exprimer
Mise à part la politesse qui est délicate expression de soi, c'est sans doute le plus long et le plus difficile. Et aux yeux de beaucoup, le plus rébarbatif. Pourtant, en un temps où tous voudraient se flatter de parler plusieurs langues, comment ne pas essayer d'abord de comprendre le génie de la sienne ? Il y a une technique pour bien écrire et pour bien parler, mais il y a aussi un art d'écrire et de parler qui au-delà de l'intelligence gagne l'adhésion du cœur. Il faut démonter les structures en les analysant, il faut enrichir le vocabulaire en jouant sur toutes ses valeurs, intellectuelles, musicales ou sensibles.
Mais l'écriture n'est qu'un des moyens de l'expression. Dira-t-on qu'elle est une sorte de cadavre de la parole tant il est vrai que le style flatte plus l'oreille que les yeux ? Or aujourd'hui le langage a lui aussi son infirmité. Il perd son pouvoir persuasif du fait de la précipitation dont il souffre. Il faut apprendre à parler comme on apprend à écrire : l'euphonie [2] a besoin de l'orthophonie, du rythme et de l'accentuation.
S'organiser
Enfin, quand paradoxalement, plus on peut faire vite, moins on a de temps. L'efficacité pâtit de la précipitation. On songe à la recommandation du Maréchal Foch : Allons doucement, nous sommes pressés. Prendre son temps, mesurer son temps, se fixer des échéances et juger de tout en fonction de ses priorités, c'est faire place à l'intelligence dans l'action. Ce qu'on nomme la méthode est la meilleure façon de gagner du temps et de la sérénité au lieu de se laisser ronger par le stress.
On a esquissé tout un programme et puisqu'on a parlé de temps, combien en faudrait-il pour venir à bout de ce programme, au moins partiellement ? C'est difficile à dire alors qu'il s'agit de remédier à un mal que dissimule l'euphorie du succès au baccalauréat. Mais on ne voit pas bien comment la durée du traitement pourrait être inférieure à une année. Car il ne s'agit pas de prendre de l'avance mais de combler un déficit. Sans doute une année ne serait pas de trop et l'on ferait retour à la propédeutique [3].
*L'abbé Hyacinthe-Marie Houard est le fondateur de l'Ircom et de l'Institut Albert-le-Grand (Angers).

 

[1] Joachim du Bellay : Heureux qui comme Ulysse...
[2] Euphonie : science de l'harmonie des sons.
[3] Enseignement préparatoire en vue d'études approfondies.